Géopolitique.
Un Grand Récit européen à l'heure de
la mondialisation ?
Jean-Claude Empereur 09/08/2016
Cet article est la réédition,
avec l'accord de l'auteur, notre ami Jean-Claude Empereur,
d'un article de lui intitulé. Le chaos pour tous.
Essai d'interprétation géopolitique du monde
qui vient d'être publié sur le site Breizh.info.
http://www.breizh-info.com/2016/08/08/47780/europe-mondialisation-grands-recits-geopolitiques-j-c-empereur

Longtemps, pour les « Occidentaux
», le concept de mondialisation fut associé
à lidée dune hiérarchie
des puissances.
Il semblait naturel que cette hiérarchie
se maintiennent pour des décennies. En témoigne
cette idée que des Etats-continents tels que lInde
ou la Chine ne pouvaient être que des suiveurs voire
des supplétifs destinés à accompagner
le développement économique et industriel
de lOccident. Leur destin ne pouvait être que
« loutsourcing » ou la « sous-traitance
» leur horizon se transformer, pour les uns en «
bureau du monde » et pour les autres en « atelier
du monde », en aucun cas de laboratoire ou de financier
de la planète, ce quils sont pourtant en train
de devenir.
Ces nouveaux arrivants dans léconomie
mondiale ne pouvaient que se rallier docilement à
cette vision apparemment rationnelle et rassurante de la
mondialisation heureuse ou chacun allait pouvoir prendre
sa place dans une sorte de logique chère aux théoriciens
du management, celle de la chaîne de valeur globalisée
et du « juste à temps ».
Les occidentaux étaient tombés
sans sen rendre compte dans le double piège
de Ricardo et de Colin Clark, la théorie des avantages
comparatifs établirait au plan mondial une sorte
de principe de subsidiarité économique tandis
que celle des trois secteurs, primaire, secondaire et tertiaire
assurerait aux pays les plus développés la
maitrise des domaines technologiquement les plus innovants
, garantissant ainsi au monde une stabilité définitive
et la « fin de lhistoire ».
Lisse comme une boule de billard, la sphère
planétaire mondialisée et globalisée,
sans cesse polie à la double idéologie du
doux commerce et des droits de lhomme, sacheminerait
sans heurts vers la paix et la prospérité.
DE LA MONDIALIATION
HEUREUSE A LA MONDIALISATION RUGUEUSE
Cette vision irénique dune
mondialisation commandée par léconomie,
unifiée et pacifiée par les seules forces
du marché a cédé la place à
celle plus agressive dune compétition multipolaire
exacerbée dans tous les domaines : économiques,
technologiques, culturels et militaires entre Etatscontinents
animés par des visions géopolitiques qui projettent
leurs ambitions bien au-delà de préoccupations
purement économiques ou mercantiles.
Cest ainsi que depuis quelques années,
sous limpulsion des principaux acteurs mondiaux apparaissent,
de « Grands récits géopolitiques »
: Projet pour un Nouveau Siècle Américain
et Grand marché Transatlantique, Route et Ceinture
Maritime de la Soie, Union Eurasiatique, BRICS etc.
Plus que le concept de « fin de lhistoire
», imprudemment forgé par Francis Fukuyama
à la suite de la disparition de lUnion soviétique,
cest le concept géologique de « tectonique
des plaques » continentales et sa vision dentrechoquements
et de chevauchements telluriques quévoque la
nouvelle géopolitique mondiale.
Ces « Grands récits »
mobilisateurs, américains, chinois, russes, indiens,
sont le résultat dune volonté de projection
dans les grands espaces et le temps long, en même
temps que dune maîtrise accélérée
de lensemble des technologies davant-garde,
principal moteur de lhistoire.
Ces espaces géoéconomiques,
innervés et structurés par des réseaux
numériques, logistiques et financiers, sans cesse
plus intégrés et ramifiés, défendus
par des moyens militaires toujours plus puissants, façonnent
un nouveau monde que lon pourrait qualifier d
hyper-westphalien.
LE VISAGE NOUVEAU
DE LA MONDIALISATION : LA CONFRONTATION DE GRANDS RECITS
GEOPOLITIQUES
Le Grand récit géopolitique
se caractérise par une double projection :
- Dans le temps long
- Sur les grands espaces
Il mobilise des masses importantes de population,
parfois très diverses, dans une perspective conquérante
ou défensive, lunité de compte étant
le plus souvent le milliard dindividus : jusquà
40 % de la population mondiale.
Il sappuie sur une organisation multinationale
ou sur un système dalliances entrelacées,
souvent préexistantes, qui intègrent une dimension
stratégique affichée: OTAN, Organisation de
coopération de Shanghai, BRICS.
Il se dote dinstitutions financières
puissantes à fort potentiel de développement,
parfois destinées à faire pièce aux
institutions existantes. Banque des BRICS, Asian Investment
Infrastructure Bank.
Il projette de structurer son territoire
par la mise en place dinfrastructures de transport
multimodales, ou de communication de dimension planétaire
voire spatiales.
Il fait jouer à plein la multiplicateur
puissance démographique/capacité dinnovation
technologique, ampleur territoriale/accès aux matières
premières, profondeur stratégique/sécurité.
La finalité de ces Grands récits,
est, soit dans le cas des EtatsUnis de maintenir leur
hégémonie, soit pour lensemble des autres
de contester celle-ci, voire, à terme, de la supplanter.
La conception de ces Grands récits
est souvent le fruit dun mélange de volonté
gouvernementale, dinfluence de lobbys ou de forces
politiques organisées mais aussi de think tanks plus
ou moins indépendants et de médias influents.
La construction des Grands récits
se fait par complémentarité économique,
le plus souvent par contiguïté territoriale
ou convergence dintérêts géopolitiques
et non par contrainte et conquête. Elle est beaucoup
plus géoéconomique quidéologique.
Leur volonté mobilisatrice, tant
de lopinion que de la société civile,
des milieux politico-médiatiques, industriels et
bien entendu de défense est manifeste. Les masses
quils animent, les outils de transformation du monde
auxquels ils font appel sont le moteur de cette géopolitique
des « plaques continentales » quils mettent
délibérément en mouvement. (cf. interview
de Maria Zakharova, porte-parole du ministère russe
des affaires étrangères, RT 21/O2/2016).
La confrontation planétaire de ces
Grands récits sinscrit dans un monde hyper-westphalien
qui nest plus tout à fait celui de Metternich
ou de Kissinger mais qui doit néanmoins sinspirer
de leurs méthodes de résolution des conflits.
LA NOUVELLE GÉOPOLITIQUE
DES GRANDS RÉCITS
Etats-Unis, Russie, Chine, Inde, Brésil,
État islamique, etc., forgent leurs Grands récits
à limage de leur vision du monde, de leurs
ambitions, de leurs craintes mais aussi pour certains de
leurs frustrations ou de leurs ressentiments.
Les Européens, dépourvus de
toute vision géopolitique, semblent laisser à
dautres le soin décrire leur Grand récit.
Pour combien de temps encore ?
Etats-Unis.
Du « Project for a New American Century » au
« TAFTA » : lhégémonie sans
partage
Lorsque Madeleine Albright qualifia les
Etats-Unis de « Nation indispensable » elle
se référait explicitement au concept de «
Manifest destiny » apparu dès 1845 sous la
plume du journaliste John OSullivan à loccasion
de lannexion du Texas. Cest dans cette perspective
que les néoconservateurs élaborèrent,
sous la présidence de G. W. Bush, grâce à
de puissants et très influents think tanks, le «
Project for a New American Century » (PNAC), Grand
récit très élaboré visant à
la domination du monde, qui orienta et, de fait, oriente
toujours la diplomatie américaine quelle soit
républicaine ou démocrate.
Ladministration Obama sinspira,
en effet, sans trop le dire, de cette conception dominatrice,
reprenant à son compte le principe intangible et
non négociable de « full spectrum dominance
» emprunté au vocabulaire stratégique
mais parfaitement adapté à la vision géopolitique
américaine du monde telle quelle a été
formulée depuis par John Halford Mackinder et Nicholas
Spykman.
Le projet de Traité de Grand marché
transatlantique (TAFTA) négocié, dans la plus
grande opacité par une Union Européenne en
état de sidération géopolitique, na
dautre objet que détendre cette stratégie
de domination à lEurope en larraisonnant
grâce à un système de normes techniques
et juridiques irréversibles.
Chine. «
La route et la ceinture maritime de la soie » : le
recentrage de lEmpire du milieu
Ce projet lancé en 2014 par le président
Xi Jinping, se concentre sur la connectivité et la
coopération entre des pays principalement situés
en Eurasie et se compose de deux éléments
principaux, lun terrestre, la CeintureEconomique
de la Route de la Soie et lautre maritime, la
Route Maritime dela Soie.Parmi les propositions
phares de cette initiative soutenue par lOrganisation
de Coopération de Shanghai on retrouve des projets
dinfrastructures (dont une ligne de trains à
grande vitesse reliant directement Pékin à
Moscou, voire à Berlin) ainsi quune banque
lAIIB (Asian Infrastructure Investment Bank), qui
sannonce comme un concurrent direct de la Banque Mondiale
sous leadership américain. Par son ampleur, ses multiples
dimensions, le nombre de partenaires engagés, sa
projection temporelle (le XXI ème siècle)
la complémentarité quil affiche entre
développement territorial et stratégie financière,
le projet« One belt one road », qui concerne
près de 40% de la population mondiale,comporte tous
les éléments dun Grand récit
géopolitique planétaire et séculaire.
Russie. LUnion
économique eurasiatique : la déception européenne
et la tentation asiatique
Créée en 2014 puis élargie
en 2015 cette union, assez proche dans sa conception de
lUnion européenne regroupe autour de la Russie,
la Biélorussie, lArménie, le Kazakhstan
et le Kirghizistan.
A terme son potentiel est important mais
elle souffre actuellement de difficultés économiques
ainsi que des problèmes politiques liés notamment
au conflit en Ukraine. Il lui faut trouver aussi le moyen
de se coordonner avec le projet précédent
initié par la Chine, beaucoup plus ambitieux, qui
pourrait à terme le tenir en lisière.
Ce projet inspiré en partie des doctrines
eurasistes en exprime aussi certaines ambiguïtés
géopolitiques.
« LES
BRICS » : le contre-endiguement
Cet acronyme inventé naguère,
ironie de lhistoire, par un dirigeant de Goldman Sachs
associe les noms de cinq pays : Brésil, Russie Indes,
Chine, Afrique du Sud. Cet ensemble rassemble 40 % de la
population du monde et près de 30% de son PIB.
A la différence des projets précédents
il ne dispose pas de la continuité territoriale mais,
comme eux, il met laccent, néanmoins, sur la
mise en place dinstitutions financières indépendantes
(banque des BRICS) et la création dinfrastructures
de télécommunication notamment (organisation
dune architecture Internet indépendante et
sécurisée).
Destiné à sélargir,
le projet des BRICS constitue un Grand récit atypique
par ses origines, son évolution, ses territoires.
Il est sans doute celui qui suscite la plus grande inquiétude
aux Etats-Unis, notamment du fait de la présence
du Brésil en son sein, ceci en totale opposition
avec la doctrine de Monroe, mais aussi à cause des
perspectives dassociation de lIran qui pourraient,
à terme, être envisagées.
Il suffit de regarder une carte pour sen
convaincre, les BRICS obéissent à une logique
de « contre-endiguement » par rapport aux stratégies
américaines de « containement » du bloc
eurasiatique, « pivot géographique du monde
» selon la formule de Mackinder.
LÉtat
islamique : lextension du domaine de la Charia
Il serait imprudent dun point de vue
géopolitique de ne considérer la stratégie
de lÉtat islamique que du simple point de vue
du terrorisme.
Cette dimension est, bien entendu, essentielle.
Le terrorisme doit être combattu sans relâche
avec tous les moyens dont dispose la communauté internationale,
mais se limiter à cet aspect des choses et se refuser
à voir dans le projet de retour du califat une forme
de Grand récit serait une erreur majeure.
Ce Grand récit repose sur le salafisme
djihadiste, il vise à la création dun
État totalitaire dans une perspective mondiale, utilisant,
pour arriver à ses fins, tout le moyen de la guerre
classique, révolutionnaire ou hybride. À ce
titre, il jouera un rôle essentiel dans les affrontements
géopolitiques du monde à venir.
UN GRAND RÉCIT EUROPÉEN EST-IL ENCORE POSSIBLE
?
Cette nouvelle vision du monde ne semble
pas préoccuper les Européens que laveuglement
géopolitique, langélisme mondialisateur
et le réductionnisme gestionnaire a condamné,
depuis longtemps, à oublier quils sont eux-mêmes
issus dune série de Grands récits, le
dernier en date étant la réconciliation franco-allemande.
Les Européens nont pas encore
pris conscience du fait quaprès avoir été
les instigateurs des rivalités de puissance ils en
sont devenus les enjeux.
Tous ces Grands récits, quon
le veuille ou non, sont tous fondés sur une expression
de la souveraineté et sur une vision géopolitique
du monde. Or sur ces deux plans les Européens ont
abandonné la partie.
Bien plus, animés par une consternante
phobie de la puissance et de la souveraineté, ils
ont, au fil de ces soixante dernières années,
construit une machine à aspirer les souverainetés
nationales, sans créer en contrepartie une souveraineté
européenne originale qui serait seule capable daffronter
les bouleversements géopolitiques actuels. Coup sur
coup, les crises financières, migratoires, et fondamentalistes
ont mis en évidence les faiblesses de ce système
et provoqué un reflux sans précédents
du sentiment européen.
Ce reflux se trouve encouragé par
un discours purement gestionnaire dépourvu de souffle,
coercitif et culpabilisant.
Une société à ce point
inconsciente de lordre de ses fins et de son destin
ne tarde pas à devenir, une société
dindifférence et dautodestruction.
Inverser le mouvement suppose la conception
dun Grand récit européen. Sa mise en
uvre, attendue par des opinions en plein désarroi
est devenue un impératif de survie. Quelles pourraient
en être les grandes lignes ?
Parmi beaucoup
dautres trois priorités se dégagent
:
* Maîtriser la relation euro-africaine
* Eviter la séparation continentale d lEurope
et renouer avec le partenariat euro-russe
* Se désarrimer dun atlantisme de soumission
Maîtriser la relation
euro-africaine
Il sagit dune priorité
absolue, commandée par les évolutions démographiques.
Les derniers chiffres publiés par lONU parlent
deux-mêmes : 2,4 milliards dhabitants
en 2050 et 4,4 en 2100.
On ne pourra saveugler encore longtemps
sur le fait que le face à face Europe/Afrique consiste
à mettre en miroir les populations parmi les plus
démunies du globe avec les plus riches, les plus
fécondes avec les plus stériles, les plus
jeunes avec les plus âgées, celles à
lespérance de vie la plus courte avec celles
possédant lespérance la plus longue.
Fort heureusement lAfrique sengage
dans une croissance très significative de son économie
mais beaucoup reste à faire et le co-développement
Europe Afrique est une impérieuse nécessité.
De ce point de vue, le projet dUnion pour la Méditerranée
magnifique programme, préfiguration dun Grand
récit euro-africain constituait un modèle
malheureusement engagé trop tardivement.
Il reste encore sans doute la clef dune
grande communauté euro-africaine dont les fondements
restent comme pour tous les grands récits : les infrastructures
de transport, lénergie, le développement
durable et bien entendu les financements.
Refuser la séparation
continentale de lEurope.
Les géopolitologues Etats-Uniens
tels que George Friedman ou Zbigniew Brzezinski prônent
le maintien et la consolidation de la séparation
entre ce quils appellent lEurope péninsulaire
cest-à-dire lEurope occidentale augmentée
des anciennes démocraties populaires et lEurope
continentale (Mainland).
La gestion du conflit ukrainien et les avancées
de lOTAN reflètent parfaitement cette tendance
obsessionnelle de la diplomatie doutre atlantique.
Les Européens ne doivent pas tomber
dans ce piège .Il est temps de sortir de cette situation
et de relancer le partenariat euro-russe dans une perspective
déquilibre entre le monde atlantique océanique
et le monde eurasiatique continental et de recherche de
complémentarité et de profondeur stratégique
en sappuyant sur le lien tripartite Paris Berlin Moscou.
Se désarrimer dun
atlantisme de soumission.
La crise économique et financière,
dorigine anglo-saxonne, aux conséquences géopolitiques
de plus en plus évidentes, dans laquelle est plongé
le monde, aurait dû être, pour les Européens,
loccasion dun sursaut dindépendance
et de solidarité et leur permettre de une souveraineté
quaucun des autres acteurs du monde multipolaire na
jamais songé à abandonner.
Cest linverse qui sest
produit, la crise a accru la vassalisation de lUnion
Européenne dans des proportions encore jamais connue
auparavant.
Le développement dune économie
numérique globale, entièrement sous contrôle
américain, la perte de contrôle de fleurons
de certaines industries stratégiques notamment françaises,
la réactivation de lOTAN, et la préparation
dun traité de libre-échange ;antichambre
dune future intégration politique euro-atlantique
annoncent une perte définitive dindépendance
et limpossibilité de définir un Grand
récit européen. Il est temps de se dégager
dun protectorat asservissant pour retrouver ce qui
aurait dû rester un partenariat entre égaux.
En se projetant ainsi sur trois fronts :
au sud, à lest et à louest, le
Grand récit géopolitique européen fondé
sur une quadruple volonté de solidarité, de
puissance, dindépendance et de souveraineté,
mais dépourvu de toute volonté hégémonique
devrait atteindre un double objectif :
Rendre au sentiment européen le
souffle qui lui fait défaut depuis quune approche
purement économique et constructiviste la étouffé.La
logique des « petits pas » chère aux
Pères fondateurs est impuissante face aux grands
défis.
Restituer à lEurope la centralité qui
fut la sienne au cours des siècles, gage déquilibre,
dans un monde soit disant globalisé mais en réalité
redevenu instable et dangereux.
Il faudra pour concevoir, faire accepter
et mettre en uvre ce Grand récit : une opinion
informée et motivée, des élites imaginatives
et visionnaires, des dirigeants courageux et déterminés.
Le système européen aux allures
dempire bureaucratique est-il encore capable dorganiser
cette triple mobilisation ?
Le temps nous est compté.