Comment mener une vie pacifique
dans une société dense ? Jacques
Sapir 24/07/2016
Cet
article est une reprise, avec l'accord de l'auteur, d'un
article paru dans RT.com le 21/07/2016
https://francais.rt.com/opinions/24157-retour-attentat-nice
ainsi que sur son
blog russeurope http://russeurope.hypotheses.org/5100
JPB pour Automates Intelligents
Lattentat de Nice nous
confronte à une réalité effroyable
: un homme seul, ou du moins bénéficiant de
très peu daide, est à même de
commettre un massacre de masse. Négligeons, pour
linstant, lidéologie assassine, celle
du djihadisme, qui a armé son bras. Non quelle
soit négligeable. Diverses organisations, dont lEI
ou Al-Qaeda, appellent sur divers réseaux sociaux
leurs admirateurs à commettre de tels crimes de masse.
Ils le font à travers divers médias qui touchent
aujourdhui une fraction de la population de plus en
plus grande. Ces appels entrent en résonnance avec
les prêches haineux de certains prédicateurs
qui constituent le contexte idéologique de ce que
lon appelle la «radicalisation».
Cette notion de contexte est
importante (je lutilise pour déconstruire lindividualisme
méthodologique dans Sapir J., Souveraineté,
Démocratie, Laïcité, éditions
Michalon, Paris, 2016, p. 75 et 169-174s). Cest elle
qui permet de comprendre comment des idées individuelles
peuvent être déterminées à linsu
même de lindividu par une production collective.
Cest ce qui fait quun individu notoirement perturbé
se mue en un meurtrier de masse au nom dune idéologie.
Ceci est connu et appelle des réponses fortes contre
la propagation de lidéologie Jihadiste qui
ont été détaillées dans ce carnet.
Mais cela ne sera possible que si nous sommes enfin capables
de désigner clairement lennemi.
Mais ce nest pas sur cet aspect quil
faut aujourdhui sattarder. Que ceci soit possible,
que lon puisse avec des moyens réduits, provoquer
de tels massacres, est un fait sur lequel il convient de
réfléchir. Car, lorganisation nécessaire
à lattentat de Nice ne se compare nullement
à celle des actions du 13 novembre. Alors, nous étions
confrontés à une organisation complexe, impliquant
de multiples cellules, avec des militants aguerris, revenus
de Syrie. Rien de tel dans le cas de Nice. Le seul point
commun est justement lidéologie. Il faut donc
en tenir compte. Il faut lutter contre cette idéologie,
ses vecteurs et ses apologistes. Mais, cela implique aussi
de comprendre comment un homme seul a pu commettre des meurtres
sur une même échelle que ce quont commis
une quinzaines dhommes. Il nous faut donc réfléchir
à ce qui a rendu ceci possible et aux conséquences
quil nous faut tirer de cet état de fait.
Cette fonction de densité peut se
traduire alors par une fonction de vulnérabilité
des sociétés
Densité
sociale et vulnérabilité
Pour comprendre cet état de fait
des sociétés moderne il faut revenir au principe
de densité sociale. Le principe de densité
sociale constitue un principe fondamental. Il a été
mis à jour par Emile Durkheim qui analyse lexistence
et les conséquences de ce quil appelle la densité
matérielle et la densité dynamique des sociétés
(E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique,PUF,
coll. Quadriges, Paris, 1999 (première édition,
Paris, 1937), pp. 112-115). Ce principe a cependant été
redécouvert par les économistes de manière
séparée. Il provient de la constatation que
dans une société où les dacteurs
sont à la fois séparés et interdépendants,
toute action initiée individuellement peut avoir
des effets non intentionnels sur autrui. Il faut souligner
que cette constatation fut tout à la fois celle du
socialiste Otto Neurath (Neurath, O., « Personal life
and class struggle » republié in O. Neurath,
Empiricism and Sociology, Cluwer Publishers, Dordrecht,
1973.) et du libéral F. Hayek (F.A. Hayek, The Constitution
of Liberty, Chicago University Press, Chicago, 1960).
On appellera donc dense tout système où toute
action dun membre peut avoir au moins un effet non-intentionnel
sur au moins un autre membre. La fonction de densité
dune société traduit donc le degré
de probabilité pour quun nombre croissant de
ses membres puisse être affectés par un effet
non-intentionnel dun autre membre. Ceci est encore
plus vrai dans le cas dactes intentionnels comme ceux
des attentats du 13 novembre 2015 et bien plus encore du
14 juillet 2016 à Nice. Cette fonction de densité
est le produit de la montée en puissance des moyens
techniques, de ce que les marxistes appellent les «forces
productives», mais aussi dans la mobilisation des
moyens de communication de masse qui donnent un écho
demblée global à un acte ou à
leffet de cet acte. Cette fonction de densité
peut se traduire alors par une fonction de vulnérabilité
des sociétés. Elle implique des formes de
réaction qui ne peuvent être les mêmes
que dans des sociétés ou la fonction de densité
est faible. Elle conduit à mettre en avant des principes
politiques particuliers et spécifiques aux sociétés
qui se caractérisent par une fonction de densité
particulièrement élevée.
Quest-ce
que la densité sociale ?
La notion de densité articule une
double lecture, celle de Durkheim et de Hayek. Ce dernier
insiste sur limpact des effets non intentionnels de
nos actes sur autrui comme lun des raisons rendant
nécessaire la présence de règles enserrant
nos actions. La plus ou moins grande probabilité
quune de nos actions peut avoir des effets non intentionnels
sur un ou plus dun autre acteur, constitue une définition
implicite dune densité économique. Hayek
na fait ici que retrouver une idée de Durkheim
qui articule, dans son ouvrage Les règles de la méthode
sociologique la notion de densité dynamique et de
densité matérielle de la société
(E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique,
Presses Universitaires de France, coll. Quadrige, Paris,
1999 (première édition, P.U.F., Paris, 1937).
La densité dynamique correspond
aux nombres de relations qui existent entre les unités
dune société donnée: «La
densité dynamique peut se définir, à
volume égal, en fonction du nombre des individus
qui sont effectivement en relations non pas seulement commerciales
mais morales; cest-à-dire, qui non seulement
échangent des services ou se font concurrence, mais
vivent dune vie commune» (E. Durkheim, Les règles
de la méthode sociologique, Presses Universitaires
de France, coll. Quadrige, Paris, 1999 (première
édition, P.U.F., Paris, 1937, pp. 112-113).
La densité matérielle correspond
quant à elle à la densité démographique,
mais aussi au développement des voies de communication
et de transmission. Pour Durkheim, ces deux densités
sont nécessairement liées: «Quant à
la densité matérielle (
) elle marche
dordinaire du même pas que la densité
dynamique et en général peut servir à
la mesurer» (E. Durkheim, Les règles de la
méthode sociologique, Presses Universitaires de France,
coll. Quadrige, Paris, 1999 (première édition,
P.U.F., Paris, 1937, p. 113).
Cette densité sociale exprime les
relations intentionnelles et non-intentionnelles qui se
mettent en place entre deux acteurs économiques,
dans le cadre de leurs activités économiques
ou sociales
Cependant, Durkheim met son lecteur en garde
contre une assimilation trop directe de la densité
dynamique à la densité matérielle,
tout en indiquant quil est néanmoins légitime
de présenter la densité matérielle
comme expression exacte de la densité dynamique en
ce qui concerne les relations économiques (E. Durkheim,
Les règles de la méthode sociologique, Presses
Universitaires de France, coll. Quadrige, Paris, 1999 (première
édition, P.U.F., Paris, 1937, p. 113). On retrouve
chez Durkheim lidée quil faut à
la fois distinguer et articuler lintensité
des relations entre individus des conditions matérielles
qui les engendrent, quil sagisse de la démographie
ou des moyens matériels permettant à ces relations
de sétablir. Cest par un raisonnement
assez similaire que lon peut analyser la notion de
densité économique avec les implications de
la montée des «forces productives» qui
permettent aujourdhui à un homme seul de mettre
en péril la vie de dizaines de ses semblables.
Cette densité sociale exprime les
relations intentionnelles et non-intentionnelles qui se
mettent en place entre deux acteurs économiques,
dans le cadre de leurs activités économiques
ou sociales. Ceci inclut les relations commerciales que
Durkheim mentionne, mais aussi les effets non intentionnels.
Limportance de ces relations se mesure à la
fois dans celle des effets et dans le nombre des acteurs
concernés. Une économie où chaque action
de lacteur (x) aurait un effet brutal sur son voisin
immédiat et seulement sur celui-là, serait
aussi dense quune économie où laction
de ce même (x) se répercuterait sur un nombre
important de ses voisins, mais de manière infime.
La constitution de la densité économique
en réalité économique et sociale provient,
pour partie, de la densité démographique.
Mais ce serait une erreur de réduire la première
à la seconde. Lemploi de moyens matériels
de production de plus en plus puissants, ainsi que des formes
sociales qui accompagnent ces moyens ce quen
langage marxiste on appellerait des forces productives
peut accroître la densité économique
sans que se modifie la densité démographique.
Lune des conséquences ignorées de cette
situation est daccroître la vulnérabilité
de la société soit à des actes non-intentionnels
(que lon pense aux effets des pollutions) soit à
des actes intentionnels comme dans le cas des actes terroristes.
Il faut donc penser les règles des sociétés
« denses » car elles sont vulnérables
tant aux actes non intentionnels quaux actes intentionnels.
La lutte contre les discriminations fondées
sur le sexe, lorigine ethnique, la langue ou tout
autre élément de lêtre dun
individu, est lexpression la plus achevée dune
démarche sociale
Les conditions
pour une vie pacifique dans une société dense
Le fait de vivre dans des sociétés
«denses» implique de prendre conscience des
risques qui découlent de la mise entre toutes les
mains de moyens techniques issus du développement
des forces productives qui peuvent se transformer en outils
de destruction. La vie dans ces sociétés soulève
alors en réalité bien des problèmes
que la tradition libérale ne prend pas en compte
et ne peut donc gérer. Les organisations et la production
de réglementations sont les solutions au problème
du passage du local au général. Cela a des
conséquences politiques dautant plus importantes
que nous vivons dans un espace dominé par le néolibéralisme,
et que les institutions de lEtat sont soumises de
plus en plus à cette logique du néolibéralisme.
Il en est donc ainsi parce que la tradition libérale
ignore superbement le principe de densité que lon
a évoqué antérieurement.
On comprend alors pourquoi lidéologie
devient si importante, et la notion de contexte idéologique
absolument capitale. Voilà pourquoi la suppression
de lidéologie Jihadiste, de ses vecteurs et
de ses propagandistes, est aujourdhui une priorité.
Au-delà, ce sont les sources même de cette
idéologie qui doivent être combattues, et en
particulier le discours prônant linvisibilité
des femmes dans la société, ou des discriminations
particulières, parce que nous pensons quil
y a une radicale distinction entre lêtre et
le faire («Les hommes naissent et demeurent libres
et égaux en droits. Les distinctions sociales ne
peuvent être fondées que sur lutilité
commune« , cité daprès M. Duverger,Constitutions
et Documents Politiques, PUF, coll. Thèmis, Paris,
1971, p. 9). Ce discours doit être combattu et ces
symboles interdits, ou à tout le moins strictement
encadrés par des réglementations et des formes
dorganisation.
Cest la condition
nécessaire à notre vie en société.
Cest parce que notre action doit nécessairement
sinscrire dans le cadre dune collectivité
impliquant des interdépendances de décision,
que doit nous être reconnu un statut dégal.
Voilà pourquoi les sociétés, ou les
groupes, qui ne respectent pas le principe de non-discrimination,
parce quelles prédéterminent la coordination
des actions futures, limiteront toujours lexpression
des pleines potentialités de laction humaine.
Voilà aussi pourquoi la lutte contre les discriminations
fondées sur le sexe, lorigine ethnique, la
langue ou tout autre élément de lêtre
dun individu, nest pas simplement une démarche
morale mais est au contraire lexpression la plus achevée
dune démarche sociale.
Jacques
Sapir