Technologies et politique. De Safe
Harbour à Privacy Shield
Par
Olivier Iteanu, avocat à la Cour , 08/05/2016
NDLR L'auteur est membre de notre
Comité de rédaction JPB
Le 6
Octobre 2015, la Cour de Justice de lUnion Européenne
(CJUE) a invalidé le programme Safe Harbor, programme
conçu par le gouvernement des États-Unis et
conclu avec la Commission européenne en juillet 2000.
Depuis
lors, un autre vocable a pris place dans le public : Privacy
Shield. De quoi sagit-il ? Quels sont les enjeux ?
Questions auxquelles nous allons ici répondre. Que
chacun se fasse son idée ensuite.
Alice
et Bob ont des données à caractère
personnel, comme chacun dentre nous, cest-à-dire
des données susceptibles de les identifier directement
ou indirectement. Alice a confié certaines de ses
données à un e-marchand auprès duquel
elle a procédé à des achats en ligne
et sest inscrite à son programme de fidélité.
Bob a confié ses données à son employeur,
pour le traitement notamment de sa paie, de sa formation
professionnelle, de sa carrière.
Ce faisant,
Alice et Bob, citoyens européens, ont des droits
vis-à-vis du e-marchand et de lemployeur, qualifiés
de responsables de traitement. Ces responsables doivent
assurer la sécurité et la confidentialité
des données traitées vis-à-vis de tiers
non autorisés. Ils ont dû également
déclarer leur traitement à la CNIL et à
ce titre, ont déclaré une finalité
du traitement, une durée de conservation de données
notamment, quils doivent respecter sous peine de sanctions
pénales prononcées par un Tribunal correctionnel
ou de sanctions pour non-conformité prononcées
par la CNIL.
Enfin,
le e-marchand et lemployeur ont lobligation
de par la Loi de ne pas « procéder ou de faire
procéder à un transfert de données
à caractère personnel faisant lobjet
ou destinées à faire lobjet dun
traitement vers un État nappartenant pas
» à lUnion européenne. À
défaut, ces responsables de traitement sont passibles
de sanctions prévues au Code pénal et à
son article 226-22-1, soit les peines maximales de 5 ans
de prison et 300 000 euros damende, outre la possible
sanction de la CNIL.
Lobjectif
de cette réglementation européenne est dassurer
au citoyen européen un niveau de protection équivalent
à celui dont il bénéfice au sein de
lUnion européenne. Pour adoucir la règle,
la commission européenne a prévu un certain
nombre dexceptions, notamment en qualifiant de pays
adéquats, un certain nombre dÉtats soit
qui disposent dune législation nationale équivalente
à la réglementation européenne en pareille
matière, soit qui ont signé des traités
internationaux qui les engagent à une telle protection.
Une dizaine de pays en dehors de lUnion européenne
ont ainsi été qualifiés de pays adéquats.
Il sagit dAndorre, de lArgentine, du Canada,
dIsraël, de la Nouvelle-Zélande, de la
Suisse et de lUruguay, outre une poignée dîles
à fiscalité avantageuse.
Le problème
est que les États-Unis dAmérique ne
sont pas éligibles au rang de pays adéquat,
pour, notamment, navoir aucune législation
fédérale en matière de protection des
données à caractère personnel. Le problème
aussi, est quil est difficile aujourdhui, à
lheure des réseaux numériques, de la
globalisation et du commerce international sans frontières,
de se passer des États-Unis.
La Commission
européenne a dès lors, par la décision
2000/520 de juillet 2000, conclu avec le Department of commerce
du gouvernement des États-Unis, un programme dautorégulation,
purement déclaratif, par lequel les entreprises et
organisations qui y adhèrent, sengagent à
assurer aux traitements reçus dEurope, une
protection équivalente à celle accordée
au sein de lUnion européenne. Ce programme,
approuvé par la Commission européenne, a pris
pour nom « Safe Harbor »
De cette
manière, les États-Unis et les seules entreprises
qui ont adhéré au Safe Harbor, constituent
une exception à linterdiction de principe dexportation
des données à caractère personnel européennes,
hors de lUnion européenne.
La
décision de la Cour de Justice européenne
Un jeune
étudiant autrichien du nom de Max Schrems ne la
pas entendu de cette oreille.
Membre
de Facebook, dont il avait accepté les conditions
générales dutilisation, qui indiquaient
expressément que ses données personnelles
seraient transférées aux États-Unis
mais que lentreprise américaine était
membre du Safe Harbour, il a dabord saisi la Commission
européenne, contestant laccord passé,
puis, devant le rejet de sa requête, a saisi les juridictions
irlandaises, lieu détablissement de la filiale
européenne de Facebook. Ces juridictions ont posé
une question préjudicielle à la CJUE sur la
légalité du Safe Harbour.
Cest
ainsi quon arrive à la décision de la
CJUE invalidant en octobre 2015, laccord conclu 15
ans plus tôt, en juillet 2000.
Pour
arriver à cette décision, les juges européens,
rappelant les révélations dEdward Snowden
sur un autre programme américain appelé Prism,
auquel ont adhéré de grandes entreprises américaines
donnant à la NSA un accès aux données
quelles traitent, constatent que « toutes les
entreprises participant au programme Prism qui permettent
aux autorités US davoir accès à
des données stockées et traitées aux
USA semblent être certifiées dans le cadre
» du Safe Harbour, ce qui est contradictoire. Or,
la CJUE considère que la Commission européenne
navait pas le pouvoir de conclure cet accord Safe
Harbor, qui dépossède les CNIL européennes
de tout pouvoir de contrôle sur les données
des européens ainsi transférés, doù
linvalidation de cet accord à compter de larrêt
de la CJUE, sans rétroactivité.
Les
conséquences pratiques de cette invalidation sont
colossales. À compter du 6 octobre 2015 et jusquà
aujourdhui, tout transfert de données personnelles
vers les États-Unis est illégal, sauf autorisation
exprès dune CNIL Européenne qui peut
être accordée au cas-par-cas sur demande, ou
à lintérieur dun groupe (Binding
corporate rules), ou sur la base de contrats conclus entre
le e-marchand ou lemployeur dAlice et Bob, avec
des prestataires américains qui hébergeront
leurs données, à la condition expresse que
ces contrats reprennent à la virgule prêt,
des clauses types élaborés par la Commission
européenne.
À
la suite de la décision dinvalidation, les
CNIL européennes regroupées au sein dun
groupe de travail informel appelé G29, ont tout dabord
donné trois mois à la Commission européenne
pour trouver un nouvel accord, à défaut de
quoi elles se réservaient la faculté dengager
des contrôles.
Les
choses nen sont dailleurs pas restées
là, puisque le 26 janvier 2016, la CNIL mettait en
demeure publiquement Facebook Inc. et sa filiale en Irlande,
de se conformer à la Loi informatique et libertés
françaises sous trois mois, pointant ce quelle
considérait être un certain nombre de non conformités,
notamment lexport non autorisé des données
personnelles deuropéens aux États-Unis.
Cest
ainsi quentre en jeu, le nouvel accord en cours de
négociation entre la Commission européenne
et le gouvernement des États-Unis, désormais
baptisé Privacy Shield en lieu et place de feu Safe
Harbor.
À
lheure où sont écrites ces lignes, on
connaît le projet daccord, mais rien nassure
quil se trouve dans sa forme finale.
Un
écart de concurrence préjudiciable aux entreprises
européennes ?
Pour
garantir la conformité aux exigences européennes
des traitements des données effectués par
les entreprises américaines, laccord définit
des principes (les « Privacy Shield Principles »)
auxquels ces entreprises doivent adhérer et quelles
doivent respecter. Les entreprises qui violent ces principes
pourront être sanctionnées et devront mettre
fin à lutilisation des données collectées.
Laccord
envisage également de limiter la surveillance massive
des données personnelles des citoyens européens
pratiquée par les services de renseignement américains.
Seul laccès aux données à des
fins de sécurité nationale, dintérêt
public ou de respect de la loi est autorisé, sous
réserve du caractère nécessaire et
proportionné de la surveillance. Cette surveillance
est subordonnée au contrôle dun médiateur
spécialement créé par le futur Privacy
Shield, lOmbudsman.
Laccord
met en place un dispositif de recours ouvert aux citoyens
européens. Tout citoyen pourra saisir lOmbudsman
vçia sa CNIL locale, après sêtre
adressé en vain à lentreprise concernée,
condition préalable de la saisine. Cependant, les
pouvoirs de cet Ombudsman ne seront pas coercitifs. Enfin,
un mécanisme de réexamen annuel vise à
contrôler lefficacité du Privacy Shield.
Le 13
avril 2016, le G29 a rendu public son avis sur le Privacy
Shield. Le G29 des CNIL européennes souligne que
des améliorations significatives ont été
apportées à la protection des données
à caractère personnel.
Cependant,
le groupe de travail relève également un certain
nombre de lacunes de laccord : manque général
de clarté, imprécisions quant au régime
de surveillance massive des données et incertitudes
quant à lefficacité et lindépendance
du médiateur, discordances entre certains principes
américains et leurs équivalents européens,
complexité des voies de recours ouvertes aux citoyens
européens
Les
opposants au Privacy Shield font valoir que derrière
le changement de nom, le changement nest que de façade.
Ils constatent que cet accord est construit sur les mêmes
bases que le Safe Harbor. Il met aux prises les mêmes
acteurs : le département du commerce du gouvernement
américain, la Federal Trade Commission, sauf larrivée
de lOmbudsam, dont lefficacité reste
à démontrer. Surtout, il sagit dun
programme dauto régulation et déclaratif
comme
le Safe Harbor. Enfin, lOmbudsman, la
grande innovation du projet de texte, na aucun pouvoir
coercitif. A lusage seulement, on pourra juger de
son pouvoir réel et de son indépendance. Ils
lui prédisent dès lors une fin certaine, ce
que personne ne peut en réalité prédire
à la date daujourdhui.
Enfin,
ils pointent un autre grand manquement au système
imaginé par la Commission européenne : pendant
quen Europe, les contraintes réglementaires
saccumulent pour les entreprises européennes
dans lattente dun projet de règlement
qui sannonce, la même Commission européenne
semble se satisfaire des promesses de leurs concurrents
américains. Ny a-t-il pas là, un écart
de concurrence particulièrement préjudiciable
aux entreprises européennes ?