Article. Le libre arbitre est-il
inséparable de toute démarche scientifique
?
Jean-Paul Baquiast 27/05/2016
Dans
un article du NewScientist, daté du 21 mai 2016,
intitulé Time to decide 1), le physicien quantique
suisse Nicolas Gisin 2), pionnier de la téléportation
des états quantique et de l'une de ses applications,
la cryptographie quantique, explique pourquoi il ne peut
admettre les arguments de la science déterministe
selon lesquels le libre arbitre n'est qu'une illusion.
Sa conviction ne découle pas d'hypothèses
religieuses selon lesquelles le libre-arbitre aurait été
conféré à l'homme du fait que celui-ci
ait été fait à l'image de Dieu, dont
aucune loi ne peut enchainer la totale liberté de
créer ou ne pas créer. Elle peut par contre
les rejoindre. Il raisonne sur le libre-arbitre en termes
strictement scientifiques. Reprenons ici son argumentation,
en la ponctuant de quelques commentaires personnels.
Toute la physique macroscopique moderne, depuis Descartes,
Newton et Einstein, repose sur l'assomption que l'univers
est déterministe. Par extension, dans le cas de sciences
comme la biologie ou la neurologie qui ont souvent peine
à faire apparaître des lois déterministes,
le déterminisme postule que de telles lois existent,
y compris sous la forme d'un chaos déterministe ne
permettant pas à notre esprit de faire apparaître
ces lois, en l'état actuel de nos connaissances 3).
Aussi bien les cosmologistes pensent pouvoir prédire
l'avenir de l'univers avec une certaine dose de certitude,
puisque les lois fondamentales de l'univers seraient déterministes.
Pour les déterministes, l'impression de libre-arbitre
serait une illusion, dont il conviendrait de se débarasser
pour faire de la bonne science.
Il en résulte que pour eux le temps serait une illusion.
Les mêmes causes entraineraient les mêmes effets,
même si le cours de ce que nous appelons le temps
se trouvait inversé. Ainsi prise à l'envers,
l'histoire de l'univers nous ramènerait inévitablement
au point initial du big bang, supposé être
à l'origine de ce même univers.
Pour les déterministes, l'humanité aurait
été programmée pour faire des choix
qui correspondent à un environnement déterministe.
Si cela n'avait pas été, si l'humanité
avait eu la liberté de considérer comme vraie
telle ou telle hypothèse en fonction de son humeur
du moment, elle aurait depuis longtemps disparu, incapable
de s'adapter à un monde déterministe. Elle
peut s'imaginer qu'elle peut librement choisir telle ou
telle solution, en fonction de son libre arbitre, mais c'est
une illusion.
Décider de la "vérité"
d'une hypothèse
Face
à ces arguments, Nicolas Gisin fait valoir que de
nombreux scientifiques, parfaitement respectables, affirment
que la démarche scientifique n'aurait pas de sens
sans le libre-arbitre, c'est-à-dire au cas où
nous n'aurions aucun pouvoir de décider si une hypothèse
est « vraie » ou non. Nous serions
obligé de la tenir pour vraie, partant de l'idée
qu'un déterminisme sous-jacent doit nous imposer
de ne pas nous poser la question. Nous serions seulement
libres - et encore - de chercher à mieux connaitre
ce déterminisme.
Au
cas où nous découvririons
à l'expérience que
l'hypothèse tenue pour vraie se révélait
fausse - ce qui arrive très souvent, évidemment
- nous devrions nous borner à reconnaitre que nous
avions par erreur attribué au déterminisme
ce qui ne relevait que d'une erreur d'observation. Autrement
dit, que notre idée de la loi déterministe
invoquée était fausse. Nous serions obligés
de tenir compte de cette nouvelle expérience, en
imputant à la faillibilité de la science le
fait que nous ayons pu précédemment considérer
que cette hypothèse était vraie au regard
d'un déterminisme sous-jacent.
Pour ces scientifiques qui refusent d'admettre qu'il n'ont
pas de liberté de choix, soit pour retenir telle
hypothèse aux dépens d'une autre, soit pour
rechercher de nouvelles hypothèses si aucune de celles
existantes ne parait conforme aux expériences, c'est
bien ce que montre l'histoire de la science. Si dès
les origines de la démarche scientifique, au siècle
des Lumières, les philosophes avaient considéré
que tout était déjà écrit ou
que tout était déjà déterminé,
les révolutions scientiques à venir n'auraient
jamais eu lieu.
Or
c'est le contraire que montre l'histoire de la science.
Sans même faire appel à la mécanique
quantique qui postule l'intervention de la volonté
pour résoudre l'équation de Schrödinger
dont l'inconnue est une fonction, la fonction d'onde ( ce
que l'on nomme le problème de l'observation),Gisin
s'appuie sur un exemple d'indétermination peu souvent
évoqué, tenant aux nombres indispensables
à toute hypothèse scintifique. Les sciences
s'appuient sur l'utilisation de nombres que Descartes avait
nommé des nombres réels, opposés aux
nombres qu'il avait nommé « imaginaires ».
Les nombres imaginaires sont considérés comme
ne correspondant à aucune réalité,
compte tenu de la façon dont ils sont calculés,
par exemple en faisant appel à la racine carré
d'un nombre négatif. Ce n'est pas le cas des nombres
réels.
Cependant
les nombres réels peuvent eux-mêmes être
indéterminés. La plupart d'entre eux, décomposés
en leurs éléments, font appel à des
séries de chiffres se poursuivant jusqu'à
l'infini. De plus, ces derniers, en bout de chaine, n'apparaissent
qu'au hasard, sans qu'aucune loi déterministe de
permette de prédire leur apparition. Seule une décision
volontaire permet de ne prendre en considération
que les premiers chiffres de la série.
Le libre-arbitre, loi fondamentale
de l'univers ?
Les systèmes relevant de la théorie du chaos
au sens strict, c'est-à-dire d'un chaos qui n'a rien
de déterministe, sont partout dans la nature. C'est
le cas notamment de tout ce qui concerne la vie et son évolution
- sans mentionner les systèmes quantiques déjà
évoqués. L'indétermination est partout,
jusqu'au moment où elle est déterminée
par les choix eux-mêmes non déterminés
a priori faits par les êtres vivants.
Ceci
dit, observons pour notre compte que l'indétermination
et plus encore le libre-arbitre, sont de simples concepts
que la science se refuserait encore aujourd'hui à
définir. Elle ne les identifie que par leurs effets
visibles. Ne faudrait-il pas aller plus loin?
Que signifie la liberté de choix pour les êtres
vivants. Certainement pas la liberté d'aller où
que ce soit dans l'espace.
Il
faudrait se borner à
considérer que le libre-arbitre est une propriété
fondamentale des êtres vivants, leur permettant de
résoudre à leur avantage les indéterminismes
profonds du monde? Ceci se ferait au niveau quantique, par
la résolution incessante des fonctions d'onde auxquelles
se trouvent confrontés ces êtres vivants. Mais
ceci, d'une façon plus évidente, se produirait
en permanence dans le monde physique. Par le libre-arbitre,
les êtres vivants, fussent-ils considérés
comme primitifs, et donc entièrement déterminés,
choisiraient librement les conditions de la nature les plus
convenables à leur survie et leurs développements.
Ainsi de proche en proche, ils se construiraient un monde
déterminé dans lequel ils évolueraient
en faisant simultanément évoluer ce monde.
Le libre-arbitre ne permettrait donc pas d'inventer des
mondes entièrement nouveaux. Il se bornerait à
rendre actuelles des possibilités préexistantes,
en les « choisissant ». On retrouve
là, au niveau de la physique macroscopique, l'interprétation
dite de Copenhague, popularisée par Werner Heisenberg.
L'observation, dans la théorie dite de la mesure,
« résout » la fonction d'onde
du système quantique en l'obligeant à choisir
entre un certain nombre de possibilités en principe
préexistantes.
Or,
écrit Nicolas Gisin à la fin de son article,
le concept de temps n'est pas exclu de ce processus. Le
résultat d'un événement quantique,
tel que la mesure d'un système donné, non
déterminé à l'avance, se situe dans
un temps différent de celui où ce résultat
est acquis, avec toutes les conséquences en découlant.
Il s'agit d'une création authentique, apparue dans
un temps non réversible, qui ne pouvait être
connue à l'avance en faisant appel à une équation
déterministe.
Nicolas
Gisin a nommé ce temps un « temps créateur »
, creative time. La science ne comprend pas bien
aujourd'hui ce concept, mais la théorie de la gravitation
quantique pourrait changer les choses. Elle obligera à
une synthèse entre la théorie einstenienne
de la gravité, entièrement déterministe,
et le hasard introduit par l'observateur d'un système
quantique.
Si l'on accepte cette hypothèse, il faudra en revenir
à la question que nous avons précédemment
posée. Faudrait-il admettre que le libre-arbitre,
à quelque niveau qu'il s'exprime, serait dans la
nature même de l'univers, ou du multivers si l'on
retient cette dernière hypothèse. En ce cas,
dans un univers supposé être évolutif,
quelle serait l'essence profonde du phénomène
ou, si l'on préfère, comment serait-il apparu?
Et se poursuivra-t-il lorsque l'univers que nous connaissons
aura disparu?
Notes
1) https://www.newscientist.com/article/mg23030740-400-physics-killed-free-will-and-times-flow-we-need-them-back/
Voir aussi, de Nicolas Gisin, Time Really Passes, Science
Can't Deny That http://arxiv.org/abs/1602.01497
2)
Sur Nicolas Gisin, voir
https://fr.wikipedia.org/wiki/Nicolas_Gisin
3) Rappelons que l'on nomme chaos déterministe des
situations dans lesquelles des différences infimes
dans les conditions initiales entraînent des résultats
totalement différents pour les systèmes concernés,
rendant en général toute prédiction
impossible à long terme. Cela est valable même
pour des systèmes déterministes, ce qui signifie
que leur comportement futur est entièrement déterminé
par leurs conditions initiales, sans intervention du hasard.
Post scriptum au 31/05
Richard Bennahmias m'a écrit:
Peut-être connaissez-vous ces propos de William James
:
https://www.facebook.com/notes/richard-bennahmias/hasard-fatalit%C3%A9-providence-la-place-dun-dieu-dans-un-monde-incertain/10151312640787340
J'ai répondu
Non, je ne connaissais pas, merci.
Sur le fond, il est clair que les religions
balancent toujours entre deux positions: Tout est écrit
dans les textes sacrés (ce que me répète
à saturation un musulman de ma connaissance à
propos du Coran) ou bien l'homme est libre et responsable
de ses choix. Ceci réintroduit évidemment
le hasard dans l'évolution et rejoint la position
des athées favorables au libre-arbitre.