Sciences politiques. Sur la légitimité
des lanceurs d'alerte
Jean-Paul
Baquiast, Christophe Jacquemin 09/04/2016
Ci-dessous,
quelques réflexions sur des points ayant suscité
de vifs débats dans le monde entier à la suite
de la publication des Panama Papers. Il s'agit seulement
de discuter le concept de "lanceur d'alerte",
notamment en matière fiscale, sans aborder le fond
du dossier, examiné dans deux éditoriaux du
présent numéro.
Sur ce concept de lanceur d'alerte, on lira l'article bien
documenté de Wikipedia. https://fr.wikipedia.org/wiki/Lanceur_d'alerte
Ce bref
article est suivi de la publication de deux lettres que
nous avons reçues de deux correspondants que nous
laisserons anonymes. Elles s'opposent assez radicalement.
Notre lecteur pourra donc juger lui-même.
__________________________________________________________________________
L'affaire
des Panama Papers a posé de nouveau la question de
la légitimité de ceux qui dénoncent,
avec preuves très vraisemblables à l'appui,
les fraudes fiscales et leurs auteurs. Appelons dénonciation
le fait de révéler que telle personne ou institution
désignée sans ambiguïtés enfreint
des lois et réglementations publiques devant s'appliquer
à tous. Il ne s'agit évidemment pas de «
dénoncer » tel ou tel comportement jugé
non convenable par le dénonciateur, mais qui n'enfreindrait
aucune réglementation. Chacun doit être libre
de ses choix et n'a pas à en rendre compte, tant
qu'il reste dans le cadre des lois et règlements
en vigueur.
Le concept
d'infraction méritant d'être dénoncée
s'applique aux infractions fiscales, mais aussi à
toutes celles, petites et grandes, qui reposent sur le refus
d'appliquer les divers textes que l'autorité publique
a jugé bon d'imposer pour assurer l'ordre public.
Ainsi aujourd'hui dans de nombreuses villes, dénonce-t-on
de plus en plus, quand ils sont identifiés, ceux
qui déposent des ordures ménagères
dans les lieux publics non autorisés. Beaucoup s'indignent
de telles dénonciations. On peut estimer pourtant
qu'il n'y a pas de petits délits par définition
excusables et pouvant de ce fait pas être dénoncés,
quand la sécurité et le bon fonctionnement
d'une collectivité sont mis en danger par ces délits.
Mais la gravité des délits en cause n'est
en rien comparable.
Recevabilité
Faut-il
pour qu'une dénonciation soit recevable qu'elle s'appuie
sur une batterie d'enquêtes et de preuves qui sont
hors de portée d'un simple lanceur d'alerte. Certainement
pas, sinon rien ne pourrait être allégué.
En fait, la plupart des faits dénoncés ne
peuvent être prouvés en toute sécurité
car le propre du comportement délictueux est de multiplier
les précautions permettant de le rendre anonyme.
Dans le domaine fiscal par exemple, un certain nombre des
services rendus par les avocats dits fiscalistes consiste
à conseiller les meilleurs façons, non seulement
d'échapper légalement à l'impôt,
mais de le frauder délibérément.
Fiscalité
dite injuste
Beaucoup
de ceux qui se dérobent aux obligations légales
s'appuient sur le fait que celles-ci sont injustes ou dangereuses.
Dans le domaine de la loi fiscale, les fraudeurs se justifient
en prétendant que les textes fiscaux sont trop nombreux,
inapplicables voire contraires à l'idée qu'ils
se font de la justice fiscale. Dans ce cas, il est facile
de leur répondre que, plutôt que chercher à
fuir la réglementation, en mettant en uvre
pour ce faire les divers moyens dont ils disposent à
titre individuel, leur devoir de citoyen devrait être
de provoquer des mouvements d'opinion ou des actions politiques
destinés à faire changer la loi dans le bénéfice
de tous.
Ceci
n'est jamais facile. On peut faire valoir que des intérêts
contestables s'abritent derrière la fiscalité,
ou que l'impôt cible les comportements visibles et
non ceux d'une oligarchie anonyme. Soit, mais si chacun
se permettait d'appliquer ou de refuser dans la loi les
dispositions qu'il conteste à titre individuel, il
n'y aurait plus de société démocratique
possible. Concrètement, il n'y aurait plus d'impôt
possible.
Or comme
l'avait dit Winston Churchill la démocratie est le
pire des régimes, à l'exception de tous les
autres. De même la loi fiscale démocratiquement
décidée est la pire de toutes, à l'exception
de l'absence de loi ou de lois « privées »
décidées par chacun en fonction de ses convenances.
Légitimité
des autorités
Il faut
préciser aussi que les autorités imposant
des lois et réglementations doivent être considérées
comme légitimes en terme démocratique, c'est-à-dire
qu'elles doivent avoir été désignées
et habilitées dans le cadre de la démocratie
représentative. Un dictateur prenant le pouvoir dans
un pays donné ne peut se prévaloir d'une légitimité
démocratique. Dénoncer auprès de sa
police les actes des éventuels citoyens refusant
d'appliquer ses décisions illégitimes consiste
à se faire complice de la dictature et ne peut donc
qu'être condamné en termes de légitimité
démocratique.
Deux
types de réactions
Dans
le cas, pour y revenir, de la dénonciation de la
fraude fiscale dans l'affaire des Panamas Papers, les articles,
déclarations et commentaires ayant jugé les
auteurs de ces révélations se sont répartis
en deux grands groupes indépendamment de la
question de savoir si dans cette affaire précise,
l'intervention d'un service américain aurait pu être
à la source de la dénonciation.
Une
première série de commentaires ont estimé
que les dénonciateurs, qualifiés plus honorablement
de lanceurs d'alerte, avaient rendu service non seulement
aux lois mais aussi à la morale. Dans ce cas, l'opinion
devrait les encourager et les protéger en cas de
répression.
Pour
d'autres au contraire, une délation est un acte répréhensible,
fut-elle mise au service d'un motif honorable. Dans ce cas,
il faudrait assimiler le lanceur d'alerte à tout
ce que la morale générale considère
comme répréhensible. Il faudrait donc ne rien
faire pour l'encourager.
Calomnie
et omerta
Dans
les deux cas évidemment, il faut ne faut pas confondre
la dénonciation avec la calomnie. Calomnier consiste
à accuser quelqu'un de quelque chose que l'on sait
manifestement faux. Elle est malheureusement très
répandue. Calomnier, calomnier, il en restera toujours
quelque chose.
Le contraire
de la dénonciation est le silence face à un
fait répréhensible au regard de la loi. La
plupart des citoyens se rendent coupables de silence, par
indifférence ou par peur. Il est difficile de le
leur reprocher car l'attitude est très répandue.
Cependant, lorsque les infractions relèvent du domaine
criminel, le non-dénonciateur partage de façon
plus ou moins étendue la responsabilité de
l'auteur du délit. C'est ce que l'on nomme l'omerta
en italien, grâce à laquelle les maffias peuvent
impunément multiplier les délits et crimes.
L'omerta peut s'expliquer, nul n'est un héros, mais
en aucun cas elle ne peut être excusée.
Identité
du lanceur d'alerte
Pour
aller plus loin dans la discussion, il faut préciser
les conditions dans lesquelles opère le lanceur d'alerte.
Le fait-il en révélant son identité,
au risque de provoquer contre lui les vengeances plus ou
moins illégales des auteurs des faits dénoncés,
qu'il s'agisse d'individus ou d'autorités coupables?
Dans ce cas, il s'agit d'un véritable héros,
comme il en existe peu. On peut ranger dans cette catégorie
exceptionelle les Julian Assange ou Edward Snowden, qui
se sont quasiment et sciemment condamnés à
une sorte de réclusion perpétuelle.
Le fait-il
dans l'anonymat, ce qui paraît quasiment inévitable.
Dans ce cas, il n'est pas question de le lui reprocher.
Faut-il cependant s'interroger sur ses raisons d'agir, afin
d'attacher plus ou moins de crédibilité à
ses propos? Ceci paraît difficile, d'autant plus que
le dénonciateur reste anonyme. Peu importe en fait
qu'il agisse par idéalisme et grandeur d'âme,
ou pour des raisons plus mesquines: se donner par exemple
de l'importance à ses propres yeux au sein d'une
existence par ailleurs obscure.
Ce qui
doit compter doit être l'importance et la gravité
des délits dénoncés, autrement dit
la gravité des faits à propos desquels une
alerte est lancée. Dans le cas des Panama Papers
qui démontrent à tous ceux qui ne s'en étaient
pas rendu compte l'ampleur des mensonges grâce auxquels
des élites détournent à leur profit
les produits du travail social, la dénonciation est
de première importance. Ceux qui ont contribué
à faire connaître les faits doivent être
considérés, qu'elles qu'en furent leurs motivations,
et même s'il s'agit d'un "service secret"
comme ayant rendu un grand service à la collectivité.
Inutile
de préciser ici qu'au plan technique le "piratage"
informatique ou hacking jouera un rôle croissant dans
l'observation ou la diffusion des faits dénoncés.
Mais ce serait faire un peu vite en besogne qu'attribuer
le nom honorable de lanceurs d'alerte à tous ceux
se livrant à ces activités.
Première
réaction
Désolé
de revenir sur ce sujet de la fraude fiscale, mais cela
me semble nécessaire, compte tenu de ce que je vois
ces jours-ci. Ces fameux lanceurs d''alerte dont on ne cesse
de chanter les louanges ont déclenché, ce
qui est du reste la conséquence inéluctable
de ce genre de procédé, le lynchage médiatique
de tous ceux qu''ils ont si courageusement dénoncés:
condamnations sans appel et exécutions sommaires
sans la moindre connaissance du dossier, sans même
savoir s''il y a présomption de culpabilité,
sans le moindre défenseur, sans la moindre remise
en circonstance dans le temps et dans le contexte... bref
un déchainement de haine dont se repaissent désormais
tous les matins des commentateurs politiques comme par exemple
...
Il
s'agit d'un beau résultat pour les adeptes de Saint
Just et de Robespierre et pour les donneurs de leçons
en perfection morale!
Mais
si, comme le fait Jean-Philippe Delsol dans un 'article
récent, on se posait la question de savoir pourquoi
il y a des Paradis fiscaux si ce n''est que
parce qu''il existe des Enfers fiscaux....!
Lorsque l''argent gagné honnêtement par le
travail et les efforts de toute une vie, par le génie
créatif ou par l''intelligence dans la gestion d''un
patrimoine légitimement acquis ou hérité
du labeur de ses ancêtres, est confisqué comme
c''est le cas à l'heure actuelle dans un pays où
la fiscalité, la jalousie populaire et la haine sociale
atteignent des sommets, il n'est pas étonnant que
l''on cherche à trouver un havre pour le protéger.
Je
ne dis évidemment pas que les comptes et les sociétés
écrans ainsi dévoilés par le Panama
Papers constituent une démarche honorable. Ces procédés
méritent la désapprobation. Mais de là
à se réjouir de ce défoulement populaire
, de ces jugements sommaires et de ces procès d''intention,
souvent aux dessous politiciens en année pré-électorale,
il y a un pas que je me refuse à franchir...
Au
delà de la tempête médiatique actuelle,
et sans même parler des moyens certainement honorables
... mis en oeuvre par les fameux lanceurs d''alerte,
méditons la conclusion de Jean-Philippe Delsol: «
et si on en revenait à une fiscalité tolérable
» ...!
Deuxième
réaction, en réponse
Vous
écrivez "lorsque l''argent gagné honnêtement
par le travail et les efforts de toute une vie, par le génie
créatif ou par l''intelligence dans la gestion d''un
patrimoine légitimement acquis ou hérité
du labeur de ses ancêtres, est confisqué comme
c''est le cas à l''heure actuelle dans un pays où
la fiscalité, la jalousie populaire et la haine sociale
atteignent des sommets, il n''est pas étonnant que
l'on cherche à trouver un havre pour le protéger."
Je
ne peux vous suivre sur cette argumentation.
Les
lois d'un pays sont les lois. Ici, dans votre phrase, "protéger"
revient en fait dans mon esprit à "cacher "légalement"
pour échapper le plus possible au fisc, sans avoir
à vivre dans un autre pays (plus conciliant avec
les avoirs). On appelle cela "optimisation". Cela
me fait penser aux publicités qui nous vantent sans
cesse le mot "malin" : soyez malins...
"Comment, vous payez encore des impôts ? Soyez
malin, il existe des possibilités d'y échapper
le plus possible, voire ne payer presque rien".
Or tout ceci révèle un système pervers.
Le
fait que la fiscalité puisse être très
contraignante dans notre pays n'excuse pas pour moi le fait
de tout faire pour y échapper.
Que les nantis se battent pour une fiscalité différente,
une autre façon de fonctionner différente
dans cette société. Qu'ils se battent pour
des règles du jeu plus justes justes. Mais sans faire
appel à ces perversions que sont l'optimisation et
la fraude.