Article.
Le "hard problem" de la conscience selon
Chalmers
Jean-Paul Baquiast 13/11/2015
Dans
un article d'un Hors série de la revue La Recherche
daté d'octobre 2015 et consacré à la
conscience, le philosophe David Chalmers reprend et actualise
une hypothèse qui a toujours été la
sienne, selon laquelle la conscience serait un phénomène
universel comme le temps et l'espace. Précisons tout
de suite que dans cette approche il se veut scientifique
bien que philosophe. Il n'accepte pas les nombreuses tentatives
de récupération qu'il a suscité parmi
les divers spiritualismes et défenseurs de sciences
parallèles.
Cette
hypothèse va au delà des travaux très
nombreux aujourd'hui étudiant les changements et
corrélats neuronaux se produisant lorsqu'un sujet
se dit conscient. Les études correspondantes se sont
développées à partir d'un article fondateur
de Francis Crick et Cristof Koch, intitulé « Vers
une théorie neurobiologique de la conscience (1990).
Elles se sont appuyées sur les possibilités
d'observation offertes depuis cette date par les différentes
techniques d'imagerie cérébrale et neuronale.
Ces techniques ont d'abord été utilisées
pour étudier les processus du système nerveux
central ne produisant pas nécessairement de faits
de conscience, comme la réaction justement dite inconsciente
du cerveau à un stimulus extérieur simple,
tel qu'un son. Mais très vite, elles ont été
appliquées à l'étude des processus
neurologiques par lesquels un sujet réagit à
un stimulus interne ou externe se traduisant par une prise
de conscience plus ou moins durable: par exemple un sentiment
de peur pouvant survenir dans l'esprit du sujet à
la perception d'une scène inquiétante.
Deux
grandes approches, comme le rappelle Chalmers, ont été
utilisées depuis quelques années pour expliquer
comment ces sentiments conscients apparaissent et s'organisent
au sein des faisceaux neuronaux. La première est
le développement d'une idée proposée
par Baars et reprise depuis par les français Changeux,
Dehaene et al. Elle fait l'hypothèse que le cerveau
génère un « espace de travail conscient
commun » lorsqu'il prend conscience de quelque
chose. Ce sont des neurones dits associatifs couvrant l'essentiel
de l'espace cortical qui se coordonnent à cette occasion.
La seconde approche, assez différentes, est dite
théorie de l'information intégrée et
due à Giulio Tononi. Selon cette hypothèse,
la conscience d'un thème émerge lorsque le
cerveau recueille un nombre suffisant d'informations sur
ce thème. Celles-ci s'organisent sous une forme mathématique.
La
conscience phénoménale
Cependant
l'imagerie cérébrale et autres techniques
d'observation extérieure ne permettent pas de mettre
en lumière les mécanismes sans doute plus
fondamentaux par lequel un sujet ressent subjectivement
les conséquences d'un phénomène dont
il a pris conscience ce que l'on nomme la conscience
phénoménale. Autrement dit, comment, selon
un terme très utilisé, le sujet ressent subjectivement
les qualités ou qualia s'attachant à
un phénomène objectif perçu par lui
?
Or ceci
n'apparait pas à l'observation neuronale. Celle-ci
ne montre pas par exemple ce qui se passe dans mon cerveau
lorsque je ressens subjectivement les qualités d'une
couleur telle que le rouge. Il n'est pas par conséquent
possible de montrer en quoi le cerveau d'un autre observateur
réagit à la perception d'un objet rouge identique,
que ce soit pour en tirer une sensation identique ou une
sensation différente. A plus forte raison n'est-il
pas possible de montrer comment la conscience complexe que
j'ai de moi s'organise et en quoi elle diffère de
la conscience que mon voisin a de lui-même. Tout au
plus peut-on comparer les signes objectifs par lesquels
nos consciences se manifestent, tels que les symboles socialement
acceptés des gestes et du langage.
Face
à ces difficultés, comme le rappelle Chalmers
dans l'article cité, il a été obligé
de faire appel à deux hypothèses complémentaires.
Selon la première de celles-ci, il faut considérer
la conscience comme un phénomène aussi fondamental
que la masse, l'espace et le temps en physique. Autrement
dit, il pourrait s'agir d'une loi de la même portée
que celles désignées que les physiciens et
cosmologistes sous le terme de lois fondamentales de l'univers.
Nous pouvons en conclure qu'elle serait apparue dans le
même temps que ces dernières, c'est-à-dire
immédiatement après le Big Bang.
L'autre
hypothèse, qui découle en grande partie de
la première, est que la conscience serait universelle.
On la trouverait partout dans l'univers, des particules
élémentaires jusqu'aux astres et galaxies.
Dans le domaine de la biologie terrestre, elle serait de
même présente de la bactérie jusqu'à
l'homme. Mais, dans ces divers cas, elle prendrait des formes
différentes en fonction des propriétés
de ces diverses entités.
Ces
deux thèses ont été pressenties et
évoquées dès l'aube de l'humanité,
sous deux formes un peu différentes, celle du panpsychisme
selon laquelle le psychisme est partout, et celle du dualisme,
conduisant à distinguer le monde matériel
et le monde spirituel. Comme rappelé ci-dessous,
elles ont donné lieu à d'innombrables croyances
mythologiques et religieuses ayant profondément inspiré
les créations humaines. Aujourd'hui encore, elles
sont admises au moins sous la forme du dualisme-
par sans doute 90% de l'humanité. Est-ce une raison
pour que le scientifique se voulant matérialiste
(naturalist selon le mot anglais) les accepte sans discussion?
Certainement pas.
Mais
pour les discuter, il faut trouver des méthodes permettant
de les mettre en relation avec les autres lois fondamentales
de l'univers. Chalmers reconnaît son ignorance en
ce domaine, ignorance partagée à ce jour par
toute la communauté scientifique. Certains auteurs
ont bien évoqué des relations possibles entre
le monde de la conscience et le monde quantique, mais rien
de concluant n'a été présenté
dans cette direction.
Le
Hard Problem
Pourrions
nous ici proposer quelques réflexions pour aider
à éclaircir le problème de la conscience
phénoménale, problème que dès
ses premiers écrits Chalmers avait qualifié
de « hard problem »? Rejetons
d'emblée l'hypothèse selon laquelle ce problème
relèverait d'un inconnaissable absolu et définitif.
Il ne serait même pas nécessaire en ce cas
d'en faire un sujet de science. Il ne serait même
pas utile d'en parler.
Face
aux questions non seulement difficiles mais considérées
aujourd'hui comme inconnaissables, les scientifiques ne
baissent pas les bras. C'est le cas des nombreuses questions
évoquées par les cosmologistes, concernant
l'univers mais concernant aussi plus immédiatement
la physique quantique telle qu'applicable en cosmologie.
Certes, beaucoup font l'hypothèse que le cerveau
humain n'est pas capable de résoudre de telles questions.
Il a été formaté par l'évolution
pour nous apprendre à distinguer les proies et les
prédateurs, mais pas pour résoudre des questions
telles que la cause pour laquelle les pommes tombent des
arbres. Cependant c'est ce même cerveau qui a finalement
proposé les lois formulées par Newton et ses
successeurs concernant la gravitation. Aujourd'hui même,
la plupart des physiciens et cosmologistes considèrent
que ce que l'on nomme la gravitation quantique relève
pour le moment de l'inconnaissable. Ceci n'empêche
pas les hypothèses de foisonner.
Il faudrait
donc appliquer aux approches de la conscience suggérées
par Chalmers, panpsychisme et dualisme, des méthodes
s'inspirant de celles ayant permis aux premiers philosophes
s'étant interrogés sur le mystère sous-jacent
au phénomène universellement constaté
de la chute des pommes. Ils ont fait appel à leur
imagination créatrice, sans en limiter a priori les
ambitions. Celle-ci a suggéré plusieurs hypothèses,
nécessairement dans le désordre. Mais de proche
en proche, des hypothèses imaginées jusqu'à
leurs mises à l'épreuve utilisant les moyens
expérimentaux disponibles à l'époque,
une loi plus consistante a fini par émerger.
Impossible
dans le cas de la conscience, dira le lecteur. Comment imaginer
ce que pourrait être le degré ou la nature
de la conscience supposée d'un atome ou d'un astre?
Comment imaginer les rapports entre la conscience dans le
monde macroscopique et celle pouvant exister dans le monde
quantique? Or c'est précisément le travail
à faire. Faites travailler vos imaginations créatrices,
tant en matière d'hypothèses que de vérifications,
et vous trouverez bien quelque chose avant la fin de vie
de l'univers. Peut-être même plus tôt.
Dans ce cas, vous pourrez espérer un prix Nobel.
Pour en savoir plus
* David
John Chalmers, né en 1966 en Australie, est philosophe
et dirige le Centre For Consciousness à lAustralian
National University. D'abord diplômé en mathématiques
et en informatique à Adélaïde, il se
consacre ensuite aux sciences cognitives et à la
philosophie, et présente en 1995 son post-doctorat
au département (dirigé par Andy Clark) de
Philosophie-Neurosciences-Psychologie de l'université
de Washington à Saint-Louis. Il a fait paraître
sous sa direction l'anthologie Philosophy of Mind (Oxford
University Press, 2002), et est membre éditeur de
la Stanford Encyclopedia of Philosophy. LEsprit conscient
est son maître ouvrage.
* Voir
la critique de son ouvrage « L'esprit conscient
par François Loth « http://www.francoisloth.com/lesprit-conscient-ou-la-faussete-du-materialisme-selon-david-chalmers/
traduit de The Conscious Mind. In Search of a Fundamental
Theory Oxford U. P.,1996
* Sur
ces sujets, on pourra se référer à
un dossier datant de 2008 que nous avions publié
sous le titre « La
conscience vue par les neurosciences. » Il
va sans dire qu'il devra être actualisé sur
certains points;