Le robot
militaire russe dit Platform M sommairement évoqué
dans un article précédent 1) pourrait être
considéré comme le prototype encore imparfait,
dans le domaine militaire, de ce que l'on commence à
nommer des systèmes de systèmes. Avec un peu
d'optimisme, posons ici en principe que les systèmes
de systèmes, en tout domaine y compris la géopolitique,
pourraient être considérés comme marquant
l'émergence de nouvelles « fédéralités ».
Nous préciserons d'abord ici ce que l'on peut entendre
par ces trois termes, système de système,
émergence et fédéralité. Nous
examinerons ensuite quels sens ils pourraient avoir en géopolitique,
notamment dans un domaine qui devrait intéresser
tous les Européens, c'est-à-dire la construction
d'une autonomie européenne.
Définitions
1.
Système de systèmes.
Dans
le langage des réseaux numériques et de la
robotique, on appelle désormais systèmes de
systèmes ceux qui font coopérer, au sein d'un
système englobant, différents autres systèmes
contribuant au fonctionnement du premier. Prenons l'exemple
de la plateforme robotique développée par
les militaires russes sous le nom de Platform M.
Il s'agit
d'un robot militaire prenant la forme d'un petit engin à
chenilles, associant un certain nombre de systèmes
différents. Ceux-ci communiquent par des réseaux
cryptés. Ces réseaux assurent le mise en relation
entre les différents systèmes d'armes associés
au robot: systèmes de tirs, flottille de drones et,
nécessairement, autres robots équivalents
dans la mesure où ces Plateformes opéreront
à plusieurs (en essaim) en vue d'une plus grande
efficacité militaire. A la Plateforme M seront associés
d'autres systèmes plus ou moins complexes, pour la
géolocalisation, la reconnaissance et l'identification
des images, la détection des risques avec déclenchement
d'alarmes, etc.
Dans
son état actuel, la Plateforme M est également
reliée en réseau à des opérateurs
humains lui fixant divers objectifs, mais à terme
elle devrait pouvoir se comporter de façon autonome
face aux exigences du combat. Aujourd'hui, ce système
est utilisé pour la défense. Dans quelques
années, il le sera en vue de préparer l'arrivée
de terriens sur d'autres planètes de notre environnement
proche.
Le
propre d'un tel système de système est qu'il
ne s'agit pas d'un système hiérarchique opérant
sous l'autorité d'un processeur central. Il s'agit
d'une collaboration autonome se construisant au gré
des circonstances pour le bon fonctionnement de l'ensemble.
Ainsi la liaison avec les drones ne s'établira que
dans la mesure où, d'une part la Plateforme M aura
besoin des informations fournies par ces drones et où,
d'autre part, ces drones auront besoin d'un interlocuteur
à terre pour gérer les images qu'ils recueilleront.
La collaboration entre tous ces systèmes ne sera
donc pas programmée à l'avance, elle se fera
en fonction des besoins d'adaptation de la plateforme à
un environnement changeant.
On pourrà dire en ce sens que le système global
est évolutionnaire, tel un organisme vivant susceptible
de s'adapter pour survivre en prenant des configurations
différentes selon les milieux. Un bon exemple de
tels organismes vivants s'apparentant à la Plateforme
M est fourni par les colonies ou réseaux de bactéries
qui évoluent en permanence face aux réactions
de l'organisme infecté. Non seulement la colonie
évolue, mais aussi chacune des bactéries la
composant.
Sur
le plan informatique, la mise au point des interfaces logiciels
et algorithmes mathématiques composant le système
de systèmes représente la plus grande difficulté
à résoudre surtout s'il s'agit de rendre
l'ensemble évolutionnaire et auto-perfectible. Il
va de soi que les développeurs russes de la Plateforme
M restent discrets sur ce point.
2. Emergence
Le terme précise ce que nous venons de décrire.
Les comportements du système global, le rôle
et la configuration des systèmes associés,
ne sont prévus à l'avance, ni par les concepteurs
de la Plateforme M, ni par ses utilisateurs. Autrement dit,
ils n'obéissent pas à une logique déterministe,
mais à une logique dite chaotique. Ainsi en est-il
dans le domaine de la vie, mais aussi de la pensée,
de la conscience et de tous les produits sociétaux
générés par le fonctionnement de la
vie. Ils ont « émergé »
spontanément. Aucune loi fondamentale de la nature
n'imposait leur apparition ni aujourd'hui ne définit
leur fonctionnement.
3. Fédéralité
Nous employons ce terme pour faire une distinction entre
le système de systèmes et ce que l'on appelle
en géopolitique soit un Etat centralisé, soit
un Etat fédéral. Un Etat centralisé
impose à toutes ses composantes des comportements
définis par un gouvernement s'imposant à toutes.
A l'opposé, une fédération désigne
le regroupement d'ensembles différents, les Etats
fédérés, sous la direction d'une autorité
centrale, l'Etat fédéral. Ce regroupement
à ceci de spécifique que chaque Etat fédéré
conserve des compétences propres sur lesquelles l'Etat
fédéral ne peut exercer de pouvoir. Certes
une cohérence d'ensemble finit par émerger,
pour reprendre le terme précédemment défini,
mais ce n'est pas toujours le cas. Des Etats fédérés
peuvent adopter des positions susceptibles de menacer l'ensemble.
En cas de mauvais fonctionnement, l'Etat centralisé
périt par la tête, l'Etat fédéral
par une suite de sécessions.
Dans
le cas intermédiaire, celui que nous qualifions ici
de fédéralité, les sous-ensembles conservent
certes une autonomie propre. Mais leur appartenance au système
global crée les conditions nécessaires pour
que s'établisse spontanément pour qu'émerge
- une coopération entre eux aussi favorable que possible
à la survie de l'ensemble. Dans les organismes vivants
supérieurs, il n'y a pas subordination de l'ensemble
des organes constituant l'organisme à un cerveau
central décidant des conduites à adopter.
Une coopération de fait, résultat de l'évolution,
s'établit entre organes différents: par exemple
le cerveau et le système digestif.
Rappelons que ce dernier est gouverné par ce que
l'on nomme désormais le microbiome, terme désignant
l'ensemble des bactéries peuplant l'intestin, dont
les comportements apparaissent aujourd'hui aux chercheurs
aussi importants pour assurer la survie de l'organisme que
ne le sont les décisions du cerveau. L'organisme
vivant peut ainsi être défini comme une fédéralité.
Application du concept de système
de systèmes dans le champ géopolitique
Si l'on
retient ces précisions, la Plateforme M n'est donc
pas conçue comme une fédération d'organes
différents commandée par un processeur central,
mais comme une fédéralité d'organes
différents s'associant de façon différente
selon les circonstances. En ce sens, elle ressemble davantage
à ce que serait pour l'Europe un ensemble politique
organisé soit en terme de coexistence d'Etats nationaux,
soit en terme de Fédération. Le statut actuel,
conçu en principe pour réaliser un heureux
équilibre entre les deux formules, se révèle
à l'usage de moins en moins viable. Il associe des
Etats nationaux libres de leurs choix politiques, sauf en
certains domaines, qui ne sont pas nécessairement
les plus vitaux, domaines où s'impose en principe
une autorité centrale à trois têtes
(Commission européenne, Banque centrale et Conseil
des chefs d'Etat et de gouvernement).
Pourrait-on
cependant concevoir une future Europe comme fonctionnant
sur le modèle d'un système de systèmes?
Certes, mais il faudrait énormément d'efforts
et de créativité pour mettre au point les
logiciels et les algorithmes nécessaires, à
supposer que les Etats-Unis qui en assurent de facto la
direction de l'Europe, après en avoir imposé
il y a un demi-siècle le design, laissent faire.
Il faudrait aussi des contraintes extérieures telles,
en terme de survie, qu'une évolution spontanée
en ce sens soit sélectionnée par l'évolution.
Les
Européens désireux de s'organiser en système
de systèmes devraient ainsi faire le pari de l'émergence,
telle que ci-dessus décrite. Plutôt qu'essayer
de définir a priori une fédération
théorique, ne devraient-ils pas concevoir une fédéralité
laissant aux nations européennes, confrontées
aujourd'hui à des exigences de survie inéluctables,
la possibilité d'unir des ressources différentes
sans modèle défini a priori?
Ces
exigences sont connues: se dégager de l'emprise américaine,
se rapprocher des Brics sans se faire absorber par eux,
lutter contre la contamination bactérienne que constitue
désormais l'état dit islamique (Daesh). Pour
survivre, les Etats nationaux n'auront en ce cas qu'une
ressource, jouer leurs cartes chacun en ce qui les concerne
mais au mieux de ce qu'ils estimeront être l'intérêt
collectif. Ils devront surtout ne pas attendre qu'une autorité
extérieure nécessairement intéressée
ou mal informée ne leur dise comment s'associer au
mieux pour la survie de l'ensemble.
Prenons
un exemple tout récent concernant la défense
des eaux territoriales européennes. L'Otan, c'est-à-dire
les Etats-Unis, organise de vastes manuvres maritimes
associant 30 nations européennes, considérées
comme « des partenaires et des alliées ».
Il s'agit de l'exercice dit « Trident juncture »
2). L'objectif est en fait d'impressionner la Russie en
vue de donner suite aux menaces terrestres formulées
contre ce pays dans la suite de la crise ukrainienne.
Du temps
lointain du gaullisme, la France ne se serait en rien associée
à ces manuvres ni à aucune alliance
sur le modèle de l'Otan visant à assurer sa
défense. A l'époque, la France avait de sa
propre initiative et avec ses propres ressources, mis en
place une flotille de sous-marins nucléaires lance-engins,
suivie du lancement du porte-avions Charles de Gaulle lui-même
armé de Mirages et Rafales embarqués. Cette
force devrait aujourd'hui lui suffire pour décourager
d'éventuelles agressions d'où qu'elles viennent.
Si chaque Etat européen avait fait de même,
à commencer par l'Allemagne, l'Europe aujourd'hui
ne se laisserait pas embrigader par l'Amérique au
sein des manuvres de l'Otan.
Nous
ne savons pas si la France participe effectivement, et à
quel niveau, à Trident Juncture. Par contre, elle
a pris parti ouvertement pour l'Otan et les Etats-Unis en
refusant de livrer ses Mistrals à la Russie. Du temps
du général de Gaulle, forte de son territoire
maritime, de son industrie navale et de ses moyens aéro-navals,
elle ne l'aurait pas fait. Ainsi, elle ne favorise en rien
l'émergence d'un système de systèmes
européens capable d'intervenir avec efficacité
en vue de la construction d'une fédéralité
indépendante.
Notes
1) Voir notre article http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2015/162/platform.htm
2) Trident juncture
Voir http://www.jfcbs.nato.int/trident-juncture.aspx
Voir aussi http://www.jfcbs.nato.int/trident-juncture/media/news/initial-exercise-news-release-trident-juncture-2015-.aspx
On y
lit, entre autres
The
exercise, which involves 36,000 personnel from more than
30 Allied and Partner Nations, will be hosted by Italy,
Portugal, Spain. In addition to those nations the exercise
will also be conducted in Belgium, Canada, Germany, the
Netherlands and Norway. Naval elements will participate
from the Atlantic Ocean and the Mediterranean Sea. Trident
Juncture 2015 will demonstrate NATOs new increased
level of ambition in joint modern warfare and will show-case
a capable, forward-leaning Alliance equipped with the appropriate
capability and capacity to meet present and future security
challenges. More than 12 major International Organizations,
aid agencies and non-governmental
organisations, such as the EU and AU will also participate
in the exercise, demonstrating NATOs commitment and
contribution to a comprehensive approach.
Peut-on
trouver mieux en matière de manipulation?