Biblionet
L'homme
réseau-nable
Du microcosme cérébral au macrocosme social
Lionel
Naccache
Odile
Jacob septembre 2015
Commentaires
par Jean-Paul Baquiast 02/10/2015
Lionel Naccache est neurologue, professeur
de médecine à la Pitié-Salpêtrière
et dirige une équipe de recherche à lInstitut
du cerveau et de la moelle épinière (ICM).
Lécriture lui procure une voie dexploration
complémentaire à celle du laboratoire et de
lhôpital pour enquêter sur la nature de
la subjectivité. Il est lauteur du Nouvel Inconscient,
de Perdons-nous connaissance ? et de Un sujet en soi, qui
ont été de grands succès. Nous les
avons tous trois présentés sur ce site.
Voir
in fine une observation très importante de Lionel
Naccache, que je reprends ici en l'état. Je l'en
remercie. Je confesse bien volontiers que je n'ai pas dans
ce texte mis sa démarche assez en évidence.
Les lecteurs de la présente présentation voudront
bien en tenir compte. Les passages de mon texte qui ont
mal compris ou mal rendu cette approche devront être
modifiés en conséquence dans l'esprit du lecteur.
Je ne modifie pas moi-même ma première rédaction.
Non pas parce que je méconnais le point de vue exprimé
ici par Lionel Naccache, mais pour rendre l'ensemble de
la recension plus vivant. JPB. 04/10/2015
Dans
son dernier livre, L'homme réseau-nable, Lionel Naccache
a décidé d'appliquer à l'étude
de ce que l'on peut appeler des pathologies sociales, tout
ce qu'il sait professionnellement tant de l'organisation
neuronale du cerveau que d'un certain nombre de troubles
ou pathologies mentales affectant des patients qu'il est
conduit à étudier. Il est bien placé
pour ce faire, puisqu'il a la double qualité de neurologue
spécialiste de l'imagerie cérébrale
et de médecin psychothérapeute. Dans la première
qualité il a le rare avantage de pouvoir étudier
le comportement d'aires cérébrales très
réduites, voire de neurones individuels, tel qu'il
apparaît soit par l'implantation d'électrodes
intracrâniennes, dans les cas graves, soit plus généralement
d'une façon moins invasive grâce aux instruments
d'observations externes de plus en plus perfectionnés
développées par ce que l'on désigne
en résumé sous le nom d'IRM (Imagerie par
Résonance Magnétique) . Dans le second cas,
il est amené à rencontrer, dans des consultations
de médecine ou par relations professionnelles, de
nombreuses personnes souffrant de névroses et psychoses
diverses.
Tout
naturellement en ce cas, il est conduit à rapprocher
les descriptions symptomatologiques externes faites par
les patients des phénomènes interneuronaux
ou neuronaux correspondants, observables par l'IRM chez
les patients qui acceptent ce type d'examen. Observons d'emblée,
comme Lionel Naccache le sait bien, qu'il n'est pas toujours
facile de conjuguer ces deux approches. Nombre de troubles
fonctionnels plus ou moins graves n'ont pas encore été
suffisamment étudiés au plan de l'imagerie
pour que des correspondances fiables puissent être
établies entre les deux approches. A l'inverse, beaucoup
d'observations neurologiques portant sur des relations entre
aires cérébrales ou neurones pouvant apparaître
comme s'éloignant de la moyenne des observations,
ne semblent entrainer aucun dérèglement identifiable
dans le comportement de la personne observée.
Sous
réserve de ces difficultés méthodologiques,
Lionel Naccache estime en savoir assez sur certains troubles
pour rechercher leurs correspondants, non plus au niveau
des comportements individuels, mais de ceux des sociétés,
sociétés du passé mais surtout sociétés
d'aujourd'hui. Il a choisi pour cela l'épilepsie,
relativement facile à diagnostiquer et traiter chez
les individus. Il fait dans son livre l'hypothèse
que beaucoup de dérèglement sociétaux
sont très similaires à l'épilepsie
et pourraient relever de méthodes voisines de diagnostic
et de traitement.
On dira
que la méthode n'est pas nouvelle. Depuis l'Antiquité,
de nombreuses anormalités sociétales, considérées
par la morale sociale du moment comme des pathologies, ont
été assimilées, soit en termes de diagnostic
soit en termes de remédiation, comme très
comparables à des troubles mentaux. On citera par
exemple la guerre, considérée comme proche
de la pulsion morbide individuelle à tuer ou, sous
une autre approche, comparable à un comportement
suicidaire. Mais ceux qui faisaient ces comparaisons se
limitaient à des rapprochements globaux entre symptômes.
Ils ne considéraient pas les individus comme des
neurones d'un vaste cerveau global. A plus forte raison
ne faisaient ils pas appel à l'observation fine des
activités neuronales.
Du fait
de sa double qualité, rappelée ci-dessus,
Lionel Naccache est sans doute un des premiers qui ait pris
le parti de comparer, en l'espèce dans le cas de
l'épilepsie, les comportements sociaux qu'il assimile
à des crises d'épilepsie et leurs correspondants
observables dans les cerveaux de malades souffrant d'épilepsie.1)
Il est bien conscient que ce travail ne peut fournir que
des pistes exploratoires. Comparaison n'est pas raison.
Mais il faudrait être de mauvaise fois pour ne pas
reconnaître que ces pistes sont intéressantes.
A cet égard, tout observateur des sociétés
modernes notamment des sociétés câblées
qui sont les nôtres, devrait les étudier. Il
devrait en être de même pour ceux qui prétendent
s'y comporter en acteurs, sociologues, militants et hommes
politiques notamment.
Celui
qui connait mal l'épilepsie, sous ses différentes
formes, graves ou moins graves, en apprendra beaucoup sur
cette affection en lisant L'homme réseau-nable. Est-ce
à dire qu'il suivra l'auteur dans l'assimilation
poussée qu'il fait entre des accès d'épilepsie
individuels et les nombreux troubles sociétaux auxquels
il les compare. A plus forte raison, il n'est pas certain
que les remèdes qu'il propose pour remédier
à ces troubles sociétaux, transposés
de ceux généralement prescrits aujourd'hui
pour traiter l'épilepsie, puissent être facilement,
ou utilement, retenus. Lionel Naccache en convient lui-
même. A ce stade, il présente des hypothèses
de travail qui devront être approfondies.
Disons
cependant que le thème des innombrables dérives
marquant les sociétés humaines étant
inépuisable, le travail fait par Lionel Naccache
ne pourra qu'être très utile. Nous recommandons
à tous nos lecteurs de s'y référer.
Questions
Au delà
du sujet du livre proprement dit, certaines questions sont
actuellement posées concernant les sujets évoqués.
En voici quelques unes:
1. L'imagerie
médicale peut-elle prétendre faire voir à
coup sûr ce qui se passe dans le cerveau ? A plus
forte raison peut-elle permettre d'en donner des interprétations?
Les critiques de cette technique, qu'ils soient psychiatres
traditionalistes ou sociologues, font valoir qu'en fait,
ce que pense voir l'observateur est une construction faite
par ce dernier, s'appuyant notamment sur sa place ou son
rôle dans la société, sinon par ses
fantasmes ou obsessions. Dans ce cas, les remèdes
que propose l'observateur aux dysfonctionnements qu'il croit
découvrir ne sont en fait que le reflet de ses propres
convictions ou fantasmes. Le chat se mord la queue.
Nous ne retiendrons pas cependant, en règle générale,
cette objection. Elle correspond en physique macroscopique
à la définition de l' « observateur »
et du « réel » usuelle en physique
quantique. Dans les sciences macroscopiques, il est bon
de la garder en tête, mais il ne faut pas en profiter
comme le font notamment certains spiritualistes-
pour refuser toute pertinence aux modèles du réel
proposés par des observateurs scientifiques, même
si ceux-ci sont par définition en partie conditionnés
par le type de société dont ils sont issus.
2. Une
deuxième question concerne les nombreux phénomènes
sociaux, qu'ils soient pathologiques ou « normaux »
n'ayant pas de correspondants dans l'épilepsie. Faudrait-il
se limiter aux modèles fournis par celle-ci pour
ne pas tenter de les comprendre et, le cas échéant,
les soigner? En fait, de tels phénomènes sont
rares. Néanmoins on peut en trouver des exemples
importants. Ainsi de l'imagination créatrice qui,
de l'avis des principaux paléoanthropologues, a permis
dès l'origine aux australopithèques de visualiser
ce qu'ils pourraient faire d'un outil de pierre, au lieu
de s'en servir puis l'abandonner comme le font les autres
primates. Ce moteur essentiel de l'hominisation relève-t-il
d'une forme d'épilepsie? Sinon, quelles en sont les
bases neuronales? Et peut-on aujourd'hui le stimuler
3. Une
troisième remarque mérite d'être formulée,
concernant les sociétés de demain qui seront
de plus en plus, semble-t-il, informatisées en réseaux
complexes. Elles hébergeront de nombreux processus
relevant de l'intelligence artificielle évolutionnaire.
Certains parlent même de processus auto-créateurs
sans bases neuronales, se déroulant seulement au
coeur des systèmes algorithmiques. Comment identifier
et traiter leurs dysfonctionnements éventuels. Sans
doute pas en se référant à l'épilepsie
telle qu'identifiée dans des cerveaux humains.
Dans la mesure cependant où des humains resteront
associés aux technologies, le terme de symbiose étant
préférable, au sein ce que nous avons nous-mêmes
qualifié de systèmes anthropotechniques, l'évolution
de ces systèmes pourra-t-elle être orientée
par des décisions politiques volontaristes. Ne découlera-t-elle
pas au contraire de compétitions darwiniennes pour
la survie, ne faisant pas nécessairement cas des
préoccupations morales aujourd'hui considérées
comme devant être des normes, civiles ou religieuses.
4. Un
dernier point enfin. Lionel Naccache fait à juste
titre allusion à la mémétique et aux
mèmes qualifiés par Richard Brodie de « virus
de l'esprit ». On retrouve là l'hypothèse
selon laquelle des processus sélectifs darwiniens
s'imposent, par mèmes interposés, aux évolutions
sociétales. Si cela était le cas, il serait
essentiel d'étudier, notamment par l'IRM, quelles
formes affectent ces mêmes et surtout, de quelles
façons ils contaminent les échanges inter-neuronaux
normaux. Même si, comme le font certains méméticiens,
il faille considérer que ces échanges normaux
résultent en permanence de l'action de tels ou tels
mèmes, l'étude précise de leurs rôles
dans le cortex serait très utile. Il ne semble pas
que ceci soit entrepris sérieusement par les neurologues.
Lionel Naccache mettre-t-il cela à son programme
de travail, aussi encombré que soit celui-ci ?
Note
1) Aujourd'hui, il est vrai, alors que circulent beaucoup
d'images ou simulations numériques concernant les
circuits neuronaux, un certain nombre d'auteurs les utilisent
pour illustrer ou comprendre les phénomènes
sociétaux qu'ils décrivent, par exemple la
propagation d'un message publicitaire ou d'un mot d'ordre
politique. Mais ceci ne se fait que dans des champs très
limités.
Observations
de Lionel Naccache. Voir à ce sujet mon commentaire
en rouge datant du 04/10/2015 en tout début d'article.
JPB
"Cher
Jean-Paul,
Je
vous remercie pour la célérité de votre
recension, je pense quil sagit de lune
des toutes premières. Toutefois, il y a un point
qui me gêne beaucoup et dont jaimerais vous
faire part en toute franchise, nous commençons à
nous connaître au gré des ouvrages et articles.
Je
nai évidemment rien à dire ou redire
quant au jugement (jugement qui est dailleurs plutôt
positif dans votre texte) que vous pouvez avoir sur les
arguments développés dans ce livre.
Par
contre jai été très gêné
par le fait que votre texte ne restitue pas la démarche
et la méthode que jutilise ici, et sur lesquelles
je prends pourtant le temps dinsister tout au long
de lessai.
Pour
la démarche, il ne sagit pas de projeter un
regard de médecin sur le monde au nom du fait que
ce serait mon point de vue unique et systématique
sur tout ce que jobserve. Le point de départ
est vraiment cette analogie entre des propriétés
du macrocosme sociétal dune part, et du microcosme
cérébral dautre part. Je pense quil
est vraiment important de commencer ainsi, car on pense
en vous lisant que le médecin en question (moi) passerait
tout au crible de la neurologie (Parkinson, Alzheimer, AVC,
et épilepsie) simplement parce quil ne sait
rien faire dautre, et cherche à appliquer sa
grille de lecture « à la hussarde » et
quoi quil arrive. Une sorte de Bouvard et Pécuchet
un peu borné et très ridicule.
Le
point de départ est vraiment ancré dans ce
« paradoxe du voyage immobile » macrocosmique
qui ma fait penser à ce « voyage immobile
» microcosmique quest une crise dépilepsie
(notez quil sagit dailleurs dun
mécanisme que nous avons récemment décrypté,
et qui relève davantage des neurosciences cognitives
que de la médecine ou de la neurologie).
Pour
la méthode : une fois cette analogie première
formulée de manière argumentée à
partir de la propriété suivante microcosmique
: « un mode de fonctionnement caractérisé
par un excès soudain de communication entre des régions
cérébrales distantes qui deviennent indistinguables
les unes des autres puisquelles oscillent ensemble
de manière indifférenciée » (dans
mon second chapitre), il est ensuite possible de jouer avec
cette analogie et de voir où cela fait sens.
Évidemment,
cette analogie donne lieu à des considérations
thérapeutiques (dernière partie).
Je
pense que tout cela est fort clair pour vous, mais en lisant
votre texte en létat, cet aspect essentiel
de mon livre napparaît pas et est déformé
(le mot analogie napparaît pas je crois). Je
lai testé sur 3 lecteurs sans rien leur dire
et ils sont arrivés à la même conclusion.
Étant donné que votre texte sera le tout premier,
- je crois -, à référencer ce livre,
ces éléments sont encore plus importants pour
moi, afin de ne pas formuler une grille de lecture qui passerait
totalement à côté de ce que jai
voulu y faire.
Tout
le reste de votre article ma intéressé,
comme dans vos articles précédents, et donne
matière à réflexions et discussions.
Jespère
vraiment que vous pourrez tenir compte de cette réaction
pour la version définitive de votre article, réaction
que je vous adresse avec mes sentiments très cordiaux.
Bien
à vous,
Lionel"