Article Une
révolution en cours dans le domaine des matériaux
Jean-Paul Baquiast 09/10/2015
Dorénavant, il apparaît possible de fabriquer
à relativement bas coût des matériaux
n'ayant jamais existé auparavant. Ils peuvent répondre
à des spécifications d'usage leur permettant
de résoudre d'innombrables problèmes dont
la solution paraissait jusqu'ici hors de portée pratique.
On peut citer à titre d'exemples devenus banaux des
conducteurs électriques à zéro résistance
fonctionnant à la température ordinaire, des
panneaux solaires à très haut rendement, des
ampoules électriques de faible consommation n'exigeant
pas les éléments rares et chers qui leur sont
aujourd'hui nécessaires, des batteries à très
forte capacité...
Il s'agit d'applications futures tirées de technologies
déjà existantes. Mais toute invention un peu
audacieuse, sortant des normes ordinaires, se révèle
généralement à la pratique inapplicable
faute de matériaux adéquats, soit que ceux-ci
existent déjà mais sont trop rares et chers,
soit qu'ils n'existent pas encore dans la nature. On conçoit
que disposer d'une technique permettant de fabriquer facilement
et à la demande ces matériaux nouveaux apporterait
à l'industrie et à la recherche des perspectives
pratiquement inenvisageables aujourd'hui.
Les avantages seraient analogues, dans un tout autre domaine,
à ceux apportés par les imprimantes 3D. Elles
permettent aujourd'hui de fabriquer un nombre considérable
de produits et organes de toutes formes et de toutes natures
à partir d'une matière synthétique
bon marché, en faisant appel à des programmes
préécrits accessibles à faible prix
et souvent gratuitement dans des bibliothèques spécialisées.
Mais il est autrement difficile de concevoir de nouveaux
matériaux à partir des usages que l'on voudrait
leur donner et utilisant des matériaux encore partiellement
ou totalement inexistants. Tout matériau est constitué
d'un assemblage complexes d'atomes, eux mêmes composés
de protons et électrons différents ou organisés
différemment d'un matériau à l'autre.
Historiquement, ceci s'est fait à grande échelle
quand il s'agissait d'utiliser un matériau existant
en lui donnant un usage nouveau, par exemple de la pierre
pour en faire une arme. Mais les premiers inventeurs du
paléolithique auraient été incapables
d'imaginer de but en blanc le fer, et moins encore de le
produire en quantité suffisante. Ceci n'a été
acquis que lentement, à partir de l'attention portée
au minerai de fer et à ses premiers usages en métallurgie.
Des dizaines de centaines de siècles ont été
nécessaires pour passer des âges de la pierre
à ceux des métaux.
De nos jours, face à l'augmentation exponentielle
des besoins, liés à l'augmentation du nombre
des humains, à celle des niveaux de vie et, à
l'inverse, face à la raréfaction croissante
des ressources naturelles facilement accessibles, il est
vital de pouvoir mettre au point en quelques années
ou quelques mois des matériaux non exigeants en produits
rares et en énergie, non dangereux pour les utilisateurs
et l'environnement. Un enjeu considérable, que nous
pourrions qualifier de planétaire, s'attache donc
à la possibilité de fabriquer de nouveaux
matériaux répondant à ces critères.
La Density functional theory (DFT)
Or aujourd'hui il apparaît possible, en utilisant
le calcul informatique, de simuler de nouveaux matériaux
et de les tester, là encore de façon simulée,
afin de vérifier leur adéquation aux finalités
poursuivies. Il ne restera plus ensuite, en utilisant les
atomes élémentaires identifiés par
ces simulations, qu'à les combiner en matières
premières nouvelles. L'on s'appuiera pour cela sur
les programmes informatiques réalisés par
un super-ordinateur, éventuellement accessibles dans
des bibliothèques de programmes. On observera à
cet occasion qu'il s'agit là d'une nouvelle révolution
résultant de l'apparition de tels ordinateurs, s'ajoutant
à toutes les autres.
En pratique, ces perspectives demanderont encore beaucoup
de travail pour donner des résultats généralisables.
Cependant la mécanique quantique découverte
au milieu du siècle dernier rend , avec l'aide de
l'ordinateur, la démarche accessible. Les propriétés
d'un matériau dépendent de la configuration
de ses atomes et de la trajectoire des électrons
gravitant autour des noyaux. En théorie la fonction
d'onde proposée par Erwin Schrödinger permet
d'en faire une description, mais celle-ci est purement statistique.
Il n'est pas possible d'en tirer des informations permettant
de réaliser les atomes et les orbites d'électrons
propres au matériau ou au composé chimique
précis que l'on veut réaliser.
En 1965 cependant le physicien théoricien Walter
Kohn, aujourd'hui à l'Université de Californie,
et le chimiste théoricien John Pople, tous deux Prix
Nobel de chimie en 1998, proposèrent une méthode
pratique pour calculer les propriétés des
substances. Ils la nommèrent Density Functional Theory
( DFT). On en trouvera une analyse dans le document joint
en référence. Pendant 20 ans, les applications
de la DFT restèrent rares, mais à partir de
1989, la combinaison de la DFT avec les théories
de la « dynamique moléculaire »
offrirent de nombreuses perspectives. Aujourd'hui un grand
nombre de publications sur ce thème sont publiées
par de jeunes chercheurs.
Les avancées considérables obtenues depuis
2000 résultent principalement, comme indiqué
ci-dessus, d'un appel intensif à l'ordinateur. En
pratique, il fallu cependant un financement important fourni
par la firme Procter and Gamble en 2005 aux deux chercheurs
Persson et Ceder afin qu'ils réalisent une cathode
améliorée pour les batteries Duracell de l'industriel.
En utilisant un super-ordinateur analysèrent 130.000
matériaux existants ou imaginaires et en trouvèrent
300 qui répondaient aux spécifications demandées.
Le Materials project
S'appuyant sur ce premier succès, Persson et Ceder
présentèrent en 2010 un « Materials
génome project » devenu « Materials
project. De même que dans le même temps se développaient
en biologie les banques de génomes, ils proposèrent
de réaliser une banque de données rassemblant
les résultats de toutes les recherches réalisées
en « génomique » des matériaux
intéressant des substances réelles ou virtuelles.
Le Materials project a été rapidement soutenu
par le gouvernement fédéral américain,
dans des buts tant civiles que militaires et spatiaux. La
Maison Blanche a coordonné et financé une
Materials Genome Initiative qui reprend et étend
la démarche à de nombreux autres secteurs.
Pour diversifier le champ des recherches fondamentales,
une équipe de chercheurs réunis autour de
Persson et Ceder ont abordé le domaine bien plus
complexe de ce qu'ils nomment les propriétés
élastiques des composés cristallins inorganiques.
Il s'agit de mesurer la façon dont, dans un matériau
donné, les atomes se déplacent en relation
les uns avec les autres, afin de faire des prédictions
relatives à des propriétés intéressantes
jusqu'ici non étudiées. La nouvelle base de
données en résultant intéresse désormais
1.200 composants. Son utilisation est entièrement
automatisée.
Une des applications intéressantes de ces calculs
permet de prévoir l'aptitude d'un matériau
à conduire la chaleur. Il s'agit de mesurer l'effet
dit thermoélectrique gràce auquel des matériaux
chauffés produisent de l'électricité.
Ainsi une voiture mixte moteur classique-moteur électrique
pourrait recharger sa batterie en utilisant la chaleur des
gaz d'échappement. De nombreuses applications dans
des domaines plus intéressants au plan stratégique
sont actuellement envisageables, par exemple en ce qui concerne
les satellites et sondes spatiales.
Les recherches permettent aussi de remplacer dans un produit
donné des composants rares par des assemblages de
composants plus répandus. L'équipe a récemment
présenté une substance constituée de
thulium, argent et tellurium. A partir de ce premier résultat,
les chercheurs ont en manipulant les atomes remplacé
le thulium, produit rare, par de l'yttrum, beaucoup plus
commun. Le nouveau composé est par ailleurs plus
performant en matiière thermoélectrique que
le précédent.
Nous sommes là dans le domaine des Terres rares,
devenant de plus en plus raes aujourd'hui, et quasi monopole
actuellement de la Chine. Mais l'exemple montre comment
les nouvelles recherches pourront permettre de mettre au
point de nouveaux matériaux aux performances bien
supérieures à celles des matériaux
existants sur la Terre. Les Chinois au reste ne sont pas
les moins intéressés par de telles domaines
émergents.
Nous n'avons pas ici le temps d'étudier la participation
éventuelle de laboratoires ou entreprises européennes
à ces développements. Disons seulement que
nous n'en avons pas entendu parler. Ce serait grave si l'Europe
manquait ce tournant vers ce qu'il faut bien appeler un
nouveau siècle technologique.
Références
* Nature Mars 2015 Charting the complete elastic properties
of inorganic crystalline compounds
http://www.nature.com/articles/sdata20159
Abstract
The elastic constant tensor of an inorganic compound provides
a complete description of the response of the material to
external stresses in the elastic limit. It thus provides
fundamental insight into the nature of the bonding in the
material, and it is known to correlate with many mechanical
properties. Despite the importance of the elastic constant
tensor, it has been measured for a very small fraction of
all known inorganic compounds, a situation that limits the
ability of materials scientists to develop new materials
with targeted mechanical responses. To address this deficiency,
we present here the largest database of calculated elastic
properties for inorganic compounds to date. The database
currently contains full elastic information for 1,181 inorganic
compounds, and this number is growing steadily. The methods
used to develop the database are described, as are results
of tests that establish the accuracy of the data. In addition,
we document the database format and describe the different
ways it can be accessed and analyzed in efforts related
to materials discovery and design.
* Density
functional theory: Its origins, rise to prominence, and
future, R.?O. Jones; Rev. Mod. Phys. 87, 897 Published
25 August 2015 http://journals.aps.org/rmp/abstract/10.1103/RevModPhys.87.897
* Molecular dynamics. Wikipedia https://en.wikipedia.org/wiki/Molecular_dynamics
* Materials project
https://www.materialsproject.org/
* Materials Genome Initiative
https://www.whitehouse.gov/mgi
* Voir aussi Welcome to the everything factory New Scientist
26 sept. 2015 p.41 (sur abonnement) https://www.newscientist.com/article/mg22730400-800-wonder-stuff-making-every-material-youve-never-heard-of/