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Technologies
et politiques. Nos
sociétés sauront-elles refuser
la malédiction des pertes d'emploi?Jean-Paul
Baquiast 02/06/2015
La question est de plus en plus souvent posée
en Europe, au vue de l'augmentation continue
des pertes d'emplois, dans tous les secteurs
professionnels et pratiquement dans tous les
pays.
Il s'agit d'un fait décrit par de multiples
statistiques. Certaines montrent par exemple
que la durée de travail annuelle en
France était passée de 1810
heures à 1656 entre 1980 et 1997. Par
ailleurs, la tendance dans l'ensemble des
pays de l'OCDE confirme la diminution du temps
de travail. Tout indique que le mouvement
va se poursuivre.
De
plus, la diminution du temps de travail ne
permet pas aux emplois restants de s'investir
dans des métiers et tâches à
forte valeur ajoutée. Sauf en ce qui
concerne une proportion très réduite
des travailleurs, cadres supérieurs,
techniciens de haut niveau, les emplois restant
ne survivront qu'à condition d'être
de bas niveaux et faiblement rémunérés
(low cost). Inutile de rappeler que les centaines
de millions de chômeurs vivant à
la limite de la survie dans les pays moins
développés serviront toujours
d'argument aux employeurs pour refuser des
salaires un tant soit peu supérieurs
au SMIC.
Il
en est de même de la perspective souvent
évoquée dans les décennies
précédentes, selon laquelle
le temps libre dont bénéficie
un travailleur aux horaires réduits
peut être consacré à des
loisirs jusqu'ici hors de portée d'un
titulaire de plein temps. Comme la réduction
du temps de travail se traduit pour l'écrasante
majorité de ceux auxquels elle s'applique
par une réduction des revenus et l'impossibilité
de consacrer le temps gagné à
des activités enrichissantes, elle
est génératrice de troubles
multiples.
La
robotisation
Les
discussions au sujet du temps de travail évoquent
de plus en plus souvent le rôle des
robots. Le thème à la mode se
résume ainsi: « Les robots sont
déjà parmi nous dans les fonctions
industrielles et de service. Vont-ils détruire
des emplois ou en créer de nouveaux
? ». La question est de plus en plus
posée même en qui concerne les
« cols blancs » ingénieurs,
chercheurs, enseignants, avocats.
Les
promoteurs de la robotisation expliquent souvent
que les technologies, notamment robotiques,
vont créer plus d'emploi qu'elles vont
en supprimer. Concrètement, les démonstrations
de cette affirmation optimiste sont rares.
Même dans le domaine militaire, où
le rôle du combattant de terrain, ayant
le grand mérite d'accepter de mourir
aux ordres du commandement, est toujours exalté,
la généralisation des armes
robotisées de toutes catégories
laisse espérer aux différentes
armées des diminutions importantes
d'effectifs.
Dans
le domaine civil, les branches qui vont être
touchées par ces nouvelles technologies
et qui licencient du personnel se multiplient.
Les plus visibles relèvent de la banque
(en France, plusieurs milliers de départ
en retraite, dans les années qui viennent,
ne seront pas remplacés), de la grande
distribution, de l'informatique. Il est inutile
de multiplier les exemples, ils abondent.
Même dans les industries qui conçoivent
et produisent des robots, on ne prévoit
pas à court terme, du fait qu'elles
se robotisent elles-mêmes la création
de nouveaux emplois qui soient à la
fois qualifiés et bien rémunérés.
Il
est courant aussi d'expliquer que si les apports
du numérique et de la robotisation
entrainent des pertes d'emplois, celles-ci
seront compensées par l'apparition
de nouveaux services. Mais en y regardant
de près, on voit qu'il s'agira de contrats
à durée déterminée,
dans des secteurs n'offrant pas beaucoup de
perspectives d'acquisition de qualification:
restauration, services à la personne,
emplois dans des maisons de retraite, tri
des ordures au service de la protection de
l'environnement... Tout ceci, sauf exception,
n'est guère exaltant pour les jeunes,
surtout avec la perspective de devoir y demeurer
50 ans.
Ajoutons
que la plupart des emplois réellement
à valeur ajoutée découlant
de la diffusion des nouvelles technologies
seront créés en Chine, Inde,
et autres pays neufs, du fait de l'abondance
de matière grise dont ils disposent
dorénavant, de niveaux de formation
au moins aussi supérieurs aux nôtres,
et d'exigences salariales infiniment plus
faibles.
Les
emplois relevant du tertiaire supérieur,
recherche scientifique, enseignement, journalisme,
création artistique, ne seront pas
protégés de la concurrence des
robots. L'on verra de plus en plus de systèmes
d'intelligence artificielle compléter
voir même dépasser en performance
les humains les utilisant. Certes, ces humains,
selon l'hypothèse que nous avons plusieurs
fois présentée ici dit de l'anthropotechnique,
se qualifieront de plus en plus, en symbiose
avec l'intelligence artificielle et la robotique,
mais leur nombre n'aurait aucune raison de
s'accroitre, à moins que les ambitions
globales de nos sociétés ne
se transforment pour viser de nouveaux horizons.
Viser
de nouveaux horizons
Ceux
qui réfléchissent aux nouveaux
besoins collectifs dont la satisfaction devrait
permettre la création d'un nombre considérables
de nouveaux emplois qualifiés, ne manquent
pas d'imagination. Ces thèmes sont
souvent évoqués sur notre site.
Ils concernent en priorité les perspectives
liées à la recherche et au développement
dans le domaine des sciences et technologies
émergentes: nouvelles énergies,
nouvelles méthode pour la protection
des écosystèmes, génétique
artificielle, exploration accrue de l'espace,
à terme réingénierie
du système solaire, sans mentionner
bien entendu la poursuite de la numérisation
des sociétés. La demande dans
ces divers domaines est potentiellement sans
limite. Il en serait de même des nouveaux
emplois qualifiés créés
en ces occasions. De telles perspectives sont,
en principe, indiscutables. Pourquoi ne sont-elles
pas retenues par les décideurs politiques?
Certes,
on peut faire valoir que de tels programmes
aboutiraient très vite à l'épuisement
des différentes réserves dont
dispose encore la planète. Mais à
cela on répond habituellement que la
progression quasiment exponentielle et convergente
des technologies et sciences concernées
pourrait permettre d'atteindre, sinon la Singularité
que font miroiter les défenseurs de
ce concept, du moins des solutions nouvelles
capables progressivement de prendre le relais
des ressources naturelles terrestres en voie
d'épuisement.
La
vraie difficulté, qui se pose dès
maintenant et n'est pas encore envisagée
par les « experts », moins encore
par les décideurs politiques, concerne
la façon dont les premiers investissements,
nécessaires au démarrage de
tous ces développements, pourraient
être financés. Il ne s'agit pas
seulement d'un financement monétaire,
qui pourrait être momentanément
résolu par de la création de
monnaie au niveau des banques centrales en
attendant les retours sur investissements
productifs. Il s' agit d'un prélèvement
sur les épargnes et les modes de consommation
de l'étroite minorité dite des
5%, c'est-à-dire les 5% d'individus
aussi riches que les 95% restant.
On
estime globalement que, pour la France seule,
les épargnes disponibles et réinvestissables
dans les activités d'avenir énumérées
ci-dessus, s'élèveraient à
quelques 4000 milliards. Mais ils sont aux
mains d'une minorité de citoyens qui
n'ont actuellement aucune raison de s'en dessaisir
pour créer de nouveaux emplois. Ceci
même s'il s'agissait de former des jeunes
et développer des activités
susceptibles de concurrencer la domination
actuelle et future des puissances scientifiques
non européennes (USA, Brics) Il s'agit
en premier lieu d'égoïsme de leur
part. Les plus riches préfèrent
la spéculation hors de France et les
modes de vie luxueux en résultant aux
investissements nécessairement peu
profitables à court terme dans les
activités innovantes. Il en est de
même dans les autres pays de l'Union
européenne.
Mais
pourquoi le leur reprocher? Les partis politiques,
en France comme en Europe, même lorsqu'ils
affirment être au service de l'intérêt
général et non à celui
des « élites », se montrent
incapables de définir des programmes
scientifiques et techniques ambitieux, moins
encore d'imposer la mise en place de gouvernements
capables de les appliquer dans un cadre aussi
démocratique que possible. Face aux
perspectives des nouvelles sciences, ils ne
savent qu'évoquer le principe de précaution
pour se donner l'excuse de ne rien faire.
Inutile
dans ces conditions de se demander pourquoi
les emplois productifs et bien rémunérés
continueront en Europe à fondre comme
neige au soleil.
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