Sciences,
société et politique. La
guerre du pétrole et ses conséquences
Jean-Paul Baquiast 30/11/2014

Cette guerre, opposant pays producteurs entre eux et plus
largement pays producteurs et pays consommateurs, a toujours
existé. Les producteurs se battent pour vendre le
plus cher possible ou plus exactement pour faire les plus
grands profits possibles en adaptant les quantités
produites à la demande. Les seconds s'efforcent de
dépenser le moins possible, là encore en adaptant
les quantités achetées à l'offre.
Le marché est de type libéral-oligopolistique.
Ceci veut dire que nulle autorité mondiale ne fixe
les cours, mais que les décisions de grands groupes
de producteurs, organisés pour mettre en oeuvre une
politique commune au sein du groupe, peuvent influencer
les cours à la hausse ou à la baisse.
Aujourd'hui, l'OPEP (organisation des pays producteurs de
pétrole) est la plus structurée de ces oligopoles.
L'OPEP regroupe un grand nombre de producteurs 1), mais
en fait seuls les plus importants jouent un rôle dans
ses décisions, sous l'autorité de fait de
l'Arabie saoudite. L'OPEP ne représente au demeurant
qu'un tiers de la production mondiale. Deux autres grands
producteurs de pétrole (pétrole et gaz) sont
apparus depuis quelques années sur le marché,
la Russie pour environ 15% et les Etats-Unis pour 12% ,
avec les gaz et pétroles de schistes (chiffres approximatifs).
Ils prennent librement leurs décisions, sans en principe
s'accorder avec l'OPEP. Tous les autres producteurs, trop
petits pour influencer sensiblement le marché, s'adaptent
à celui-ci.
Depuis
quelques mois, le cours du pétrole n'a cessé
de baisser (cf graphique). On attribue généralement
cette baisse au ralentissement de l'économie mondiale,
y compris chez les pays gros consommateurs comme la Chine.
Elle est considérée aussi comme résultant
de l'apparition des Etats-Unis sur le marché, devenus
grâce aux gaz et pétroles de schistes auto-suffisants
et marginalement exportateurs. Par ailleurs, les spéculateurs
doivent admettre que l'offre potentielle sera de plus en
plus importante dans les prochaines années, compte-tenu
de la découverte de réserves exploitables
dans de nombreux pays non encore exportateurs.
L'offre
Cette
baisse, a priori, pénalise les producteurs. Ceux-ci
devraient donc s'entendre, comme ils l'avaient fait précédemment,
pour diminuer la production et faire remonter les cours.
Mais diminuer la production, dans un premier temps, diminue
les revenus des producteurs. Ils devraient donc s'entendre
à eux-tous pour se répartir les pertes.
Une telle entente, qui est en soi très difficile,
est aujourd'hui rendue impossible du fait de désaccords
politiques entre pays producteurs. Disons en simplifiant
que les pays de l'OPEP chercheraient apparemment à
mettre en difficulté les producteurs concurrents
d'Amérique du Nord, dont les coûts de production
sont difficilement compressibles. La baisse des cours les
pénalise aussi, mais ils disposent de réserves
de change en quantité suffisamment importante pour
leur permettre de supporter quelques temps le manque à
gagner. A l'opposé, la Russie, rejointe par le Venezuela,
voudrait provoquer une réduction de la production
suffisamment rapide et importante pour qu'elle entraîne
une hausse des cours, hausse indispensable à leur
équilibre économique.
Les
Etats-Unis, qui pourrait peser sur l'orientation du marché,
ne le font pas pour le moment. Certes, la baisse des cours
pénalise leurs producteurs, mais elle a pour eux
le grand avantage de pénaliser encore davantage la
Russie, contre laquelle ils ont engagé depuis quelques
mois ce que l'on nomme une deuxième guerre froide.
Ils n'envisagent donc pas de rejoindre une coalition de
pays cherchant à réduire la production globale
afin d'améliorer à terme les revenus des pays
exportateurs;
La
demande
Du côté
des pays consommateurs, la baisse des cours est généralement
bien accueillie. Elle diminue le coût des carburants
fossiles et permet donc de relancer, ne fut-ce que marginalement,
la production et donc ce que l'on nomme la croissance. Certaines
industries, comme l'automobile, en profiteront nécessairement.
Les consommateurs de pétrole et de gaz s'en réjouissent
également. Mais les économistes et les climatologues,
qui cherchent à voir un peu plus loin que les aléas
de la conjoncture, considèrent cette baisse comme
une véritable catastrophe, d'autant plus catastrophique
qu'elle se prolongerait sur plusieurs années.
Il est
évident en effet que les efforts tentés, non
sans difficultés et obstacles, pour réduire
les consommations d'énergie et mettre en place des
sources de substitution dite vertes (incluant le nucléaire),
se trouvent découragés, sinon rendus impossibles.
Le bilan industriel sera donc lourd. En économie
libérale de marché, des pans entiers d'industries
émergentes seront mis en difficulté, voire
conduits à disparaître. Les Etats, dépourvus
dorénavant de moyens d'intervention, ne pourront
pas protéger les secteurs et activités d'avenir
destinés à diminuer leur dépendance
au pétrole.
Inutile
d'ajouter que les politiques visant à diminuer la
production des gaz à effets de serre seront compromises,
sinon découragées. Or en ce domaine, comme
l'ont montré les climatologues, tout retard pris
ne se rattrape pas. Ce serait dès maintenant, et
non dans l'attente d'une hypothétique remontée
des prix du pétrole qu'il faudrait agir. L'humanité
se rapproche de plus en plus du point de non-retour (le
tipping point) au delà duquel des dégâts
sur l'environnement comme sur les espèces vivantes
se développeront sur un mode exponentiel.
Les
pays européens non producteurs d'énergie en
souffriront nécessairement bien plus que les pays
producteurs de pétrole. Dans la compétition
mondiale, ces derniers n'y verront que des avantages à
court terme. L'Europe avec ses ambitions de diminution des
consommations d'énergie représente pour eux
dans une certaine mesure une ennemie à abattre. Quant
aux pays sous-développés, leur sort dans cette
guerre du pétrole, n'intéressera personne...
Un
consensus hors de portée
Pourrait-on
espérer que, face à l'imminence du danger
environnemental, producteurs et consommateurs de pétrole
s'entendraient pour diminuer progressivement la production
d'énergies fossiles et reconvertir leurs ressources
de trésorerie dans de nouveaux investissements favorables
aux économies d'énergie et aux énergies
de remplacement. Ce serait évidemment l'idéal,
mais une telle entente ne pourrait provenir que d'un consensus
mondial, par exemple dans le cadre de l'ONU, pour adopter
en commun de telles politiques.
Or de
récentes études tendent à montrer que,
même face à un péril imminent, des pays
et intérêts en compétition refuseront
de s'entendre. Chacun exploitera jusqu'au bout le créneau
dont il profite, préférant affronter le désastre
final, autrement dit un suicide collectif, plutôt
que négocier avec des concurrents-adversaires des
accords permettant d'atteindre le salut commun.
Si l'anthropologie
confirmait ces hypothèses, ainsi pourrait s'expliquer
un paradoxe depuis longtemps constaté et regretté.
Pourquoi les humains, si performants dans la gestion du
court terme, sont-ils incapables de se projeter dans le
long terme, afin d'anticiper les risques et prendre immédiatement
des mesures préventives? On attribue généralement
ce trait à l'incapacité du cerveau humain
de se représenter suffisamment clairement des hypothèses
concernant l'avenir.
Mais
pour le chercheur Pedro Sekeris, la réponse est beaucoup
plus inquiétante. Elle tient au fait que le mécanisme
génétique et culturel de la compétition
darwinienne, ayant permis l'apparition des sociétés
modernes, ne pourra en aucun cas être débranché,
ceci jusqu'à la catastrophe finale. Le dernier des
survivants, avant de disparaître lui-même, se
glorifiera d'avoir éliminé tous ses rivaux.
2)
Notes
1. Pays
membres de l'OPEP: l'Arabie saoudite, l'Iran, l'Irak, le
Koweït le Venezuela, le Qatar, les Emirats Arabes Unis,
l'Algérie, le Nigeria, l'Equateur, l'Angola. Son
siège est à Vienne. Les transactions se font
en dollar, et dépendent donc en partie du cours de
celui-ci. Si dans le cadre du BRICS, ces transactions s'accomplissaient
dans une autre monnaie choisie d'un commun accord, le marché
mondial du pétrole pourrait se trouver modifié,
mais d'une façon marginale.
2) Pedro
Sekeris.
The tragedy of the commons in a violent world The Rand
Journal of Economics
Dernière
minute
D'après
le New
York Times, ceux qui s'opposent en Europe à l'exploitation
des gaz de schistes seraient financés par le russe
Gazprom. Mais, si on lit bien l'article, on voit que le
bruit est propagé, entre autres, par le pétrolier
américain Chevron