Sciences
sociales et technologies. Jeremy
Rifkin. La nouvelle société du coût
marginal zéro. L'internet des objets, l'émergence
des communaux collaboratifs et l'éclipse du capitalisme.
24 septembre 2014
Commentaire par Jean Paul Baquiast 07/10/2014
Sous
ce long titre, le dernier ouvrage de Jeremy Rifkin rassemble
un certain nombre d'idées intéressantes, qui
avaient été pour la plupart présentées
dans ses précédents ouvrages.
L'auteur
est un économiste et essayiste américain bien
connu. Il est cependant relativement ignoré aux Etats-Unis,
sinon présenté là-bas comme un rêveur
dangereux. Ce relatif rejet serait plutôt pour nous
une référence. Il peut laisser penser que
les idées de Rifkin sont généralement
reçues en Amérique comme voulant remettre
en cause les sources de la domination mondiale que s'est
donnée le système industriel et financier
américain. Il l'a fait notamment à travers
les monopoles acquis dans de nombreux domaines par des entreprises
très centralisées et collaborant étroitement
avec le niveau politique et médiatique: industries
pétrolières, de l'informatique et de l'internet,
de l'armement, de l'agrochimie...
Cependant,
c'est dans d'autres parties du monde moins riches et s'efforçant
de rattraper les Etats-Unis, Europe, pays émergents,
que Rifkin s'est acquis un statut d'ailleurs semble-t-il
très bien rémunéré de
gourou d'un nouvel ordre mondial. Il conseille des gouvernements,
des institutions internationales, des collectivités
locales, des entreprises, en leur proposant d'encourager
de nouvelles options industrielles, de nouveaux types d'organisation
de l'espace, de nouveaux modes de consommation...
On ne
peut pas affirmer que ces élèves apparemment
zélés appliquent réellement les conseils
dispensés, ou que ceux-ci entrainent beaucoup de
résultats pratiques. Néanmoins, à la
marge, les programmes politiques peuvent s'en trouver modifiés.
Si les idées de Rifkin laissent généralement
indifférentes ce qui reste de forces de gauche dans
le monde, elles ont beaucoup de succès auprès
des environnementalistes, alternatifs et autres partisans
de nouvelles croissances. Nous n'avons pas d'éléments
pour juger si elles sont prises au sérieux par les
deux forces montantes du paysage politique international,
la Russie de Vladimir Poutine et la Chine, bientôt
déjà deuxième puissance économique
mondiale.
Il faut
reconnaître que les thèses dont Jeremy Rifkin
se fait le prophète thèses qui évidemment
existaient avant lui et qu'il n'a guère enrichies,
présentent un intérêt pour tous ceux
qui voudraient effectivement promouvoir de nouvelles formes
de société, remettant en cause les pouvoirs
dominants actuels. Mais il nous semble nécessaire
d'approfondir l'analyse si l'on voulait lui donner une portée
un peu plus scientifique. Nous allons pour ce faire discuter
ci-dessous deux points généralement non abordés,
ni par Jeremy Rifkin lui-même, ni par ses thuriféraires.
D'une part, ses thèses, bien que recevables dans
de nombreux domaines, nous paraissent beaucoup trop sommaires
pour l'essentiel. Leurs contreparties négatives sont
généralement passées sous silence.
Plus généralement, elles négligent
le facteur politique le plus important qui est le rapport
dominants-dominés. Pour en comprendre la raison,
nous dirions, en reprenant une terminologie que nous utilisons
souvent, qu'elles insistent trop sur la technique et pas
assez sur ce que nous avons appelé l'anthropotechnique.
Des
thèses souvent justes mais trop sommaires
La première
de ces thèses est que l'économie de partage
est en passe de remplacer l'économie de l'échange.
Par ce dernier terme, on peut supposer que Rifkin désigne
l'échange financiarisé, autrement dit le système
capitaliste, qu'il s'agisse de capitalisme privé
ou de capitalisme public, sinon on ne verrait pas très
bien en quoi le partage serait différent de l'échange.
En appui de sa thèse, Rifkin fait valoir que partout
des millions de « prosommateurs ou producteurs-consommateurs»
collaborent gratuitement sur les réseaux sociaux,
conçoivent de nouvelles technologies informatiques,
de nouveaux logiciels, de nouvelles formes de divertissement,
de nouveaux outils pédagogiques, de nouveaux médias,
de nouvelles énergies vertes, de nouveaux produits
fabriqués par impression 3D...Nous serions mal placés
ici pour nier ce phénomène, puisque nous militons
pour les logiciels libres et éditons gratuitement
nos écrits sur Internet. Il est indéniable
que de nouvelles techniques de production, telles que les
réseaux numériques ou, en ce qui concerne
par exemple les petites éoliennes, peuvent donner
l'occasion d'échanges de services intéressants
et gratuits.
Mais
il ne faut pas perdre de vue les rapports de force. Nous
avons ici souligné que, dans le domaine des réseaux
numériques, les « géants du net »,
selon l'expression, sont américains, gagnent chaque
années des milliards de dollars payés directement
ou indirectement par leurs usagers, et sont étroitement
associés aux plus puissants services d'espionnage
du monde, la CIA, la NSA et quelques dizaines d'autres.
Il en est de même dans l'énergie. Même
avec des réseaux décentralisés et intelligents,
sur lesquels greffer de petites sources décentralisés
faisant appel à l'éolien et au solaire, les
grands producteurs centralisés et capitalistiques,
tels que GDF-EDF en France, continueront à détenir
l'essentiel de la production-distribution. Quantt aux coopératives,
l'exemple des coopératives agricoles montre que celles-ci,
non par goût mais pour survivre, continuent à
faire appel à des monopoleurs mondiaux tels que Monsanto,
là encore américains, pour se fournir en semences
et en produits phytosanitaires dangereux.
La seconde
des thèses de Jeremy Rifkin est que non seulement
que les structures économiques et politiques des
sociétés humaines sont largement corollaires
des énergies utilisées et de leur mode d'exploitation,
mais que les nouvelles formes d'énergie développées
actuellement seront suffisamment décentralisées
pour généraliser les prosommateurs évoqués
ci-dessus. Nous avons évoqué ci-dessus la
question de l'énergie. On peut y revenir en deux
mots. L'exemple de l'Allemagne est significatif. Celle-ci,
ayant résolu de se passer du nucléaire, avait
décidé de faire appel aux énergies
vertes. Mais les énergies vertes ne sont pas sans
coûts: infrastructures lourdes pour l'éolien,
rareté croissante des composants nécessaires
aux capteurs solaires, investissements importants dans le
rajeunissement des réseaux et la mise en place de
compteurs intelligents susceptibles d'aider à contrôler
la consommation. Il en résulte que l'Allemagne est
devenue le pays européen le plus consommateur en
gaz et charbon. Rappelons aussi que certaines filières
miracles, comme celle de l'hydrogène un moment proposée
par Rifkin, se sont révélées des impasses.
Quant
à l'influence des structures de production décentralisées
sur le changements des moeurs politiques, présentées
comme retirant du pouvoir aux grandes entreprises dans la
main des Etats ou des actionnaires puissants, il faut bien
voir qu'elles auront aussi leurs inconvénients. Ainsi,
en France, ces jours-ci, il est constaté que beaucoup
de conseillers municipaux tombent dans le délit d'intéressement
en louant des terrains à des entreprises d'éoliennes,
dont ils avaient auparavant autorisé en conseil l'implantation.
Ceci
ne veut pas dire que les collectivités, plutôt
d'ailleurs que les prosommateurs, ne doivent pas s'efforcer
de mettre en place des structures décentralisées
de production et de consommation. Mais le déploiement
de volonté est si important pour modifier le type
de société dans laquelle nous vivons, que
les pouvoirs dominants ne lâcheront jamais la main,
particulièrement dans ce domaine.
La troisième
des grandes thèses de Jeremy Rifkin est qu'au delà
de l'État et du marché apparaissent des «
communaux collaboratifs ». Il s'agit d'un ensemble
très varié d'associations (de la loi de 1901
en France), de coopératives regroupant producteurs
et consommateurs, de fondations caritatives, de clubs et
entreprises de spectacle, le tout à but non lucratif.
Là encore, le phénomène n'est pas niable.
Il est très intéressant. Il est donc à
promouvoir. Mais d'une part il ne représente encore
que quelques % des PIB, n'intéressant que des classes
relativement favorisées. D'autre part, il a toujours
été utilisé par de véritables
pouvoirs bien organisés pour la conquête des
sociétés. C'est particulièrement le
cas des associations caritatives aux mains des religions,
catholique, protestante-évangélique et musulmanes.
N'évoquons pas non plus, car l'argument est trop
facile, les célèbres fondations financées
par Bill Gates ou autres Warren Buffet, qui redistribuent
une partie de l'argent gagné par des pratiques monopolistiques
à des populations dont elles visent à se faire
de futurs clients.
Des
thèses qui occultent le rapport dominants-dominés
Toutes
les présentations, comme celle de Jeremy Rifkin,
mettant en valeur les nombreux avantages des solutions qu'il
préconise, oublie un facteur essentiel. Ces solutions
ne seront pas décidées et mises en oeuvre
par une grande majorité de producteurs-consommateurs,
selon son terme. Elles le seront par ceux qui sont en mesure
de décider, parce qu'ils disposent d'un pouvoir suffisant
pour cela. Qui sont-ils? Selon un article récent
du Word Socialist Web Site, citant le Forbes, la fortune
des 400 américains les plus riches s'élève
en 2004 à la somme de $2,29 trillions (le trillion
valant mille milliards). Elle a cru de 80 % depuis 2009
et ne cesse d'augmenter, malgré la crise (voir http://www.wsws.org/en/articles/2014/10/06/forb-o06.html
)
Il en
est de même dans le reste du monde. Partout, dans
les pays dits riches, comme dans les pays émergents
et même les pays pauvres, l'on observe l'apparition
d'une étroite minorité d'ultra riches, profitant
des structures économiques et financières
caractérisant le néo-libéralisme moderne.
Cette minorité s'appuie, pour conserver ses avantages,
sur les institutions politiques qu'elle a réussi
à mettre à son service, y compris dans les
démocratie, comme sur le pouvoir médiatique
qu'elle contrôle presque entièrement. Il ne
faut pas espérer que cette minorité sciera
la branche sur laquelle elle repose. D'une part, elle ne
renoncera pas aux modes de production et de consommation
traditionnels, dont Rifkin prévoit la disparition
spontanée. D'autre part, à supposer que de
nouveaux modes plus décentralisés apparaissent,
elle s'arrangera pour continuer à les contrôler.
L'exemple
de l'Internet est significatif à cet égard.
S'il est exact qu'il a donné à de nombreux
représentants de ce que l'on peut appeler les nouvelles
classes moyennes la possibilité de s'exprimer, communiquer
et parfois agir, il a dans le même temps permis à
des start-up, principalement américaines, d'accumuler
des fortunes colossales. Ce n'est pas pour rien que l'introduction
en bourse d'un jeune entrepreneur s'inscrivant dans cette
démarche lui permet de recueillir immédiatement
des milliards de dollars. Les militants de l'open source
et du web coopératif ne pourraient en rien espérer
de tel. Par conséquent, ils vivoteront parmi un cercle
de sympathisants certes méritants mais tout aussi
désargentés qu'eux.
Il y
a plus grave. Nous avons souvent indiqué ici qu'une
firme comme Google, suivie de quelques autres de moindre
importance, ambitionne à terme, non seulement de
monopoliser tous les usages imaginables, mais de mettre
en place un cerveau mondial réparti auquel nul n'échappera.
Elle en conservera évidemment les leviers de commande,
en collaboration avec le Département de la défense
américain et les agences de renseignement se livrant
à un espionnage mondial. Les discours optimistes
et désarmants de Rifkin lui servent d'alibi pour
opérer discrètement. Mais si le dit Rifkin
leur apparaissait trop gênant, Google n'hésitera
pas à en faire un directeur général
quelconque, mais très bien payé, comme elle
l'a fait de Ray Kurzweil.
La face
sombre du web ne se limite pas à cela. Aujourd'hui,
il apparait qu'il sert de support de diffusion aux terroristes
islamistes, en véhiculant des images et messages
susceptibles de pousser au recrutement de djihadistes. Plus
banalement, l'on sait depuis quelques années que
le web permet aussi à tous les réseaux maffieux,
pédophiles et autres de prospérer, sans contrôle
véritablement possible. Les objets interactifs, quant
à eux, vantés par Jeremy Rifkin, seront très
vite détournés, non seulement par de relativement
inoffensifs hackers, mais par ces mêmes réseaux
criminels, afin de se donner des moyens d'intrusion et de
chantage dans la vie quotidienne des utilisateurs.
Les
Systèmes anthropotechniques
Mais
pourquoi cela, demandera-t-on? Parce qu'il en a toujours
été ainsi. Dans une thèse que nous
avions exposée par ailleurs (J.P. Baquiast. Le paradoxe
du Sapiens, 2010), nous avions montré, exemples à
l'appui, que dès l'apparition des premiers outils
chers les hominiens, s'étaient développés
des systèmes mixtes, associant en étroite
symbiose les humains et les techniques, ceci que ce soit
à l'échelle de l'individu, du groupe ou de
nations toutes entières. Or, tandis que la composante
technique de ces systèmes évolue très
vite et s'étend sans cesse à de nouveaux domaines,
leur composante humaine (anthropologique) évolue
beaucoup plus lentement, au rythme des mutations génétiques
et des adaptations sociétales.
Le résultat
de ces disparités se traduit par la coexistence,
au sein des mêmes systèmes anthropotechniques,
de composantes anthropologiques datant souvent des anciens
âges et d'une puissance technologique en constant
accroissement. Parmi ces composantes anthropologiques, on
retrouve le pouvoir d'empathie si vanté par Rifkin,
le sens du sacrifice, mais aussi le goût de l'agression
et de la guerre visant à la mort de l'autre. On y
retrouve aussi l'impossibilité d'imaginer le futur
et de pressentir les limites imposées aux ambitions
humaines par des milieux terrestres non indéfiniment
exploitables.
Certains
« prophètes » modernes, comme Jeremy
Rifkin, sont capables, reconnaissons-le, d'imaginer quelques
éléments de ce futur. Mais ils ne sont pas
capables d'imaginer l'ensemble du paysage, ce qui retire
beaucoup de portée à leurs préconisations.
Conclusion
Faut-il
considérer que le lecture des livres de Jeremy Rifkin
ne s'impose pas, compte tenu des réserves formulées
ci-dessus. Certainement pas. Beaucoup des idées exposées
permettront de mieux comprendre certains des aspects du
monde en train de se construire. Plus nombreuses seront
les personnes qui s'en pénétreront, mieux
sera l'avenir. Mais, répétons-le, de nombreux
aspects, objets ailleurs de travaux scientifiques plus cohérents,
ne sont pas abordés. Pensons à la surnatalité
qui se poursuit , à la destruction des écosystèmes,
au réchauffement climatique. Pensons aussi à
la main mise qu'imposent aux évolutions en cours,
et malgré les résistances, les Etats-Unis
et les pouvoirs financiers de Wall Street. La naïveté
n'est jamais bonne conseillère.
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