Sciences,
technologies et politique.
Le numérique dans l'éducation: tsunami ou
vaguelettes?
Jean-Paul Baquiast - 31/08/2014
Le
livre de Emmanuel Davidenkoff, Le tsunami numérique,
Stock 2014, a retenu à juste titre l'attention de
ceux qui s'intéressent aux réformes de l'éducation
en France, réformes régulièrement annoncées
par chaque nouveau ministre, qui très vite s'enlisent
sous le poids des conservatismes intellectuels et la défense
des intérêts acquis.
L'auteur, directeur de la rédaction du journal l'Etudiant,
ainsi que chroniqueur pour France Info et divers journaux,
a beaucoup réfléchi aux retombées des
expériences pédagogiques, en France et surtout
à l'étranger, notamment aux Etats-Unis. Il
a par ailleurs écris plusieurs livres, mettant en
cause la rigidité des Universités(1) et
plus généralement du système éducatif
français.
Depuis
quelques années, il a suivi de très près
et en connaisseur l'impact de la numérisation sur
l'éducation, impact qui est considérable dans
beaucoup de pays, qu'ils soient développés
ou en développement, mais qui est encore très
peu sensible en France. Son livre s'ouvre sur une présentation
des véritables révolutions pédagogiques
induites par les MOOCs (Massive Open on line Courses) dont
nous avons souvent parlé ici, ainsi que sur des technologies
éducatives moins bien répandues, notamment
en France, telles que l'impression 3D en ce qui concerne
les travaux pratiques et enseignements techniques.
Avec de nombreux exemples, principalement venus des Etats-Unis,
il montre comment ces usages de ressources numériques
désormais disponibles dans la plupart des pays augmentent
considérablement l'efficacité de l'enseignement,
depuis le primaire jusqu'au supérieur - de même
d'ailleurs que dans la formation professionnelle. N'y revenons
pas ici, nos lecteurs en sont certainement convaincus.
Un
refus quasi systématique
Les
¾ du livre vont bien au delà de ces questions.
Ils concernent ce qu'il faut bien appeler le refus quasi
systématique, à tous les niveaux de l'éducation
en France, de tirer parti de ces nouvelles ressources pour
faire évoluer des institutions, des pratiques et
des esprits encore pétrifiés dans un effort
pour maintenir d'anciens privilèges. Certes, il cite
un certain nombre d'exemples montrant que cette pétrification
dans le passé n'est pas générale. Des
innovateurs un peu imaginatifs ont réussi localement,
souvent à leurs dépens en termes de carrière
ou de rémunération, à expérimenter
de nouvelles pratiques.
Mais
Emmanuel Davidenkoff montre qu'ils se heurtent encore, alors
que l'ensemble du monde se convertit à ces méthodes,
à d'innombrables blocages. Ceux-ci tiennent et c'est
en cela que la chose est grave, tant à la lourdeur
des structures de l'Education nationale et des Universités,
qu'au refus d'évoluer venant des personnels, organisations
syndicales comme enseignants.
Ce ne
sont d'ailleurs pas seulement ces derniers qui sont en cause,
mais les gouvernements et les partis politiques dont ceux-ci
s'inspirent. Ainsi, au moment où la France a de plus
en plus de mal à intégrer des populations
immigrées de plus en plus pauvres, il faudrait consacrer
des moyens accrus à la formation quasi individuelle
des enfants. Le pays devrait se donner comme objectif de
refuser la ségrégation d'une partie de sa
jeunesse dans le chômage et l'impossibilité
de s'intégrer découlant du manque d'outils
élémentaires que les milieux plus favorisés
acquièrent à l'école.
Il faudrait poser en principe que nul enfant ne devrait
a priori est considéré comme inapte à
accéder aux formations dont bénéficient
les élites. Le tsunami numérique que l'auteur
a décrit au début du livre devrait être
utilisé pour atteindre ce but jugé hors de
portée dans le cadre des méthodes traditionnelles.
Un autre
point devrait être pris en considération par
les défenseurs de l'éducation nationale, service
public gratuit ou quasi gratuit. De plus en plus d'offres
privées existent déjà, en dehors de
l'école privée payante. C'est notamment le
cas en ce qui concerne le rattrapage ou l'enseignement aux
matières complémentaires. Or avec les méthodes
numériques, des offres vont apparaître dans
le domaine de l'enseignement général dont
le coût considérablement abaissé incitera
beaucoup de parents ou d'étudiants à y faire
appel. On retrouvera vite en France une situation analogue
à celle des Etats-Unis, où les enseignements
publics ont perdu tout monopole. Pour que l'école
en France conserve son rang de service public, elle doit
en généralisant les outils numériques
étendre considérablement sa portée
ou la qualité de ses services, sans pour autant augmenter
ses coûts.
S'auto-référencer
Le livre,
comme les autres ouvrages de l'auteur, suscite forces protestations
et critiques, généralement plus mal fondées
les unes que les autres. Mais ne nous y attardons pas ici.
Nous pourrions par contre, dans l'esprit de l'ouvrage, faire
une proposition complémentaire. La généralisation
du numérique devrait permettre à ceux qui
innovent, où qu'ils se trouvent, y compris parmi
les parents, de se reconnaître et s'appuyer entre
eux. L'Education nationale s'efforce non sans difficultés,
d'organiser des « foires à idées »
et autres banques de références par lesquelles
les innovateurs se font connaître. Mais nous pensons
pour notre part que c'est insuffisant. Ceci pour une raison
très simple. Toutes les innovations susceptibles
de remettre en cause les académismes et les privilèges,
dont nous venons de parler, sont de facto passées
sous silence. Elles ne sont pas publiées. Sachant
cela, les innovateurs s'auto-censurent. Ils n'attendent
aucun avantage, ni de rémunération ni de considération,
à braver directement les institutions.
Or certains
exemples étrangers cités par Emmanuel Davidenkoff
conduisent à penser que ce sera aux innovateurs eux-mêmes
de s'auto-publier et de s'auto-référencer,
sans demander l'accord de personne, et sans attendre a priori
de reconnaissance officielle de l'institution. Ils n'en
obtiendront peut-être pas dans un premier temps d'avantages
de rémunération et de carrière, mais
un privilège moral sans égal: s'inscrire dans
les rangs de ceux qui font bouger sinon le monde du moins
le pays, et ceci bénévolement.
Lorsque
l'on y réfléchit, c'est bien pour de tels
motifs que d'innombrables personnes consacrent leur temps
et leurs forces à faire vivre des blogs et autres
travaux numériques qui ne leur rapporteront jamais
aucun avantage matériel. Il serait temps que les
enseignants français, de tous grades et de toutes
disciplines, procèdent de même dans leur domaine.
De sa tombe, Jules Ferry, cité par l'auteur dans
un autre de ses livre, leur en saura peut-être gré.
Note:
(1)
Signalons, au moins en ce qui concerne le supérieur,
qu'on ne peut pas dire que la France ne prenne pas le train.
Citons la plateforme
FUN, lancée par la ministre Geneviève
Fiorasso l'année dernière. Il s'agit d'une
plateforme où les universités et écoles
françaises sont encouragées à proposer
des formations (voir
ici la liste de ces formations). C'est un bon début.
Le livre d'ailleurs, fort scrupuleusement, fournit de nombreux
exemples d'initiatives françaises. Mais celles-ci
mériteraient, selon Emmanuel Devidenkoff la mention
"assez bien mais peut beaucoup mieux faire".»