Sciences,
tecnologies et politique.
L'Allemagne découvre
qu'elle n'a pas de défense.
Par Philippe Grasset. Introduction de Jean-Paul Baquiast
02/10/2014
Les lecteurs assidus de Philippe Grasset,
dont nous sommes, savent que depuis des années, avec
une compétence aéronautique sans égale,
il a fait la chronique de la descente aux enfers du mirifique
F35 ou Joint Strike Fighter américain qui avait été
annoncé comme devant pendant 40 ans équiper
toutes les forces aériennes non russes.
Beaucoup de pays dont nombre d'européens s'y sont
laissé prendre. Or ils attendent toujours la mise
en service opérationnelle, et pour certains la livraison,
de cet appareil miracle. Dans la même temps, la France
avec le Dassault Aviation Rafale, avait accumulé
tous les succès. Aujourd'hui les Rafales volent parfaitement,
malheureusement au service de missions que nous n'approuvons
guère, mais il s'agit d'un autre sujet. Or comme
nous l'avions souvent nous-mêmes souligné,
les armées de l'air intéressées par
le Rafale ont fait l'objet d'innombrables chantages de la
part des Etats-Unis pour les obliger à chercher ailleurs.
Ce qui a autorisé la presse française à
se gausser en permanence du Rafale, qui selon elle ne trouve
pas preneur.
L'article
ci-dessous, que Philippe Grasset nous a autorisé
à reproduire, ne traite pas seulement des malheurs
du F35, mais de ceux de l' « européen »
Eurofighter (très largement conçu et réalisé
par British Aerospace) et de ceux du vieil F22 américain,
tous trois équipant, ou censés équiper,
les armées de l'air européennes, sauf la française.
Or il s'avère qu'aucune des 3 séries d'appareils
n'est en état d'accomplir des missions régulières,
ceci pour des défauts divers. Cette situation vient
de d'obliger la presse allemande à découvrir
que l'Allemagne n'a pas de force aérienne opérationnelle,
alors que ce pays est la première puissance industrielle
d'Europe.
L'Allemagne
n'est pas la seule des pays européens, sauf la France,
à être dans ce cas. Mais comme le souligne
Philippe Grasset, ce n'est pas seulement dans le domaine
de l'avion de combat que l'Europe n'a pas de capacités
propres, et doit dépendre à quasiment à
100% des Etats-Unis. C'est dans tous les autres domaines.
Nous savons bien ici, pour l'avoir souvent regretté,
qu'il n'existait pas encore d'Europe de la défense,
en dehors des contingents prêtés à l'Otan,
sous commandement des Etats-Unis. Cet article en donne une
nouvelle illustration.
J.P. Baquiast
Eurofighter, F-22, JSF : l'effondrement
de l'avion de combat
Pour
l'heure, les nouvelles viennent surtout de l'Eurofighter
(Typhoon), le nouvel (depuis 15 ans) avion de
combat européen, dans sa version allemande. Des révélations
et analyses venues du Spiegel sont dévastatrices.
Plusieurs axes d'analyse sont disponibleconçu et
réalisé par l'anglais BAEs dans le travail
du Spiegel, essentiellement autour de l'idée de l'effondrement
des capacités militaires allemandes en général,
mais une place très importante est accordée
à l'Eurofighter. C'est à cet aspect que nous
nous attachons ici, sans laisser de côté le
reste, et notamment le problème général
allemand ainsi soulevé, sur lequel nous reviendrons.
D'abord, une dépêche de l'AFP du 30 septembre
2014 a annoncé que l'Allemagne avait observé
un défaut de construction majeur de l'avion de combat
Eurofighter qui met en question sa viabilité comme
avion de combat. Les livraisons de l'avion sont suspendues.
La même dépêche signale que les Britanniques
avaient identifié ce défaut, mais n'avaient
guère donné de publicité à la
chose.
Le même Spiegel développe dans divers textes
(deux, notamment, les mêmes 30 septembre 2014 et 30
septembre 2014), divers rapports et constats des autorités
militaires qui mettent en évidence l'effondrement
de la puissance militaire allemande. Concernant les 109
Eurofighter actuellement disponibles au sein de la Luftwaffe,
la situation catastrophique est simplement résumée
par le fait qu'entre 6 et 8 avions sont réellement
opérationnels pour un déploiement
dans des opérations dans des crises qui sont d'ores
et déjà engagées et en plein développement
; cette situation catastrophique n'est donc pas une évaluation
théorique mais une vérité de
situation, de la situation opérationnelle de
l'aviation de combat allemande.
Les Britanniques sont plus discrets, mais leur situation
n'est pas meilleure. Leur participation contre ISIS, ou
Daesh, a été marquée par diverses hésitations
avant d'être décidée. Cela fut interprété
d'un point de vue politique (le Royaume-Uni serait resté
prudent pour un tel engagement), mais c'est aussi et peut-être
d'abord pour des raisons techniques, concernant l'état
de la flotte d'Eurofighter. Il devait en effet s'agit d'abord,
nécessairement, de l'engagement des forces aériennes
les plus modernes (l'Eurofighter, dit Typhoon pour les Britanniques),
parce que la politique du système de la communication
exige de telles démonstrations d'excellence
(!), surtout quand les Français déploient
leurs Rafale.
Les Typhoon n'ont pas fait long feu. Ce sont les vieux Tornado
qui se chargent de la besogne, par ailleurs tout à
fait inutile et futile puisque Daesh s'adapte à la
chose et n'offre pratiquement plus d'objectifs aux ambitions
conquérantes du bloc BAO. Quoi qu'il en soit, comme
le suggère Richard Norton-Taylor, du Guardian le
1er octobre 2014, la situation fait que le retrait pour
raison d'obsolescence et de vieillissement d'un escadron
de Tornado, en 2015, est reporté sine die pour cause
d'incertitude complète et catastrophique du sort
du Typhoon.
Heureusement, il reste les USA, et comment ! Eh bien,
ce n'est pas évident. Certes, ils ont leurs vieux
avions de combat (sauf les dernières versions du
F-18 de la Navy, mais aux capacités limitées),
F-15, F-16, etc., tous ces avions conçus fin des
années 1960/début des années 1970,
qui volent avec diverses limitations de performances et
d'enveloppes de vol. Mais leurs successeurs, la fameuse,
mythique et stealthy 5ème génération
? Des F-22 de 5ème génération ont participé
à la première mission en Syrie contre Daesh.
(Première mission de guerre pour un avion opérationnel
depuis neuf ans, dont le début du développement
remonte à 1983-1989, qui coûte plus de $350
millions l'unité, qui fonctionne en général
à un tiers de ses capacités avec un software
extrêmement instable et dangereux dans certaines situations.)
Cette première mission de guerre fut
saluée avec un pompeux enthousiasme de communication
: l'avion de combat F-22, opérationnel depuis 9 ans,
est capable de voler en opération de combat ! Gloire
considérable et démonstration impeccable...
On
précise que cette mission consistait en un tir de
missiles guidés sophistiqués vers des objectifs
terrestres, chose qu'aurait pu faire n'importe quelle autre
plate-forme, et cela dans un environnement complètement
sécurisé par l'assurance que la Syrie ne ferait
rien contre cette incursion dans son espace aérien,
mais au contraire l'appuierait tacitement. Il s'agissait
donc d'une mission de communication, pour nous prouver que
le F-22 existe effectivement... Pour autant, l'USAF s'en
est tenue à cette seule mission pour le F-22, et
il circule à nouveau des bruits selon lesquels le
fonctionnement des capacités électroniques
de l'avion dans le cours de l'opération a montré
la persistance des problèmes chroniques, voire même
la mise à jour de nouveaux problèmes dans
le cas d'un des F-22 engagés, obligé d'écourter
sa mission.
Quant à l'avenir qui devrait être proche sinon
immédiat, il s'appelle JSF et il est plus que jamais
soumis à des incertitudes de plus en plus catastrophiques.
Le dernier incident en date, un problème de moteur
qui devait n'être qu'anecdotique se prolonge et pourrait
découvrir un nouveau domaine de difficultés
graves pour le JSF qui est déjà confronté
à divers autres, dont l'épouvantable défi
de la mise au point de ses capacités électroniques,
d'un software dont l'avancement n'a pas encore atteint les
20% de toutes les capacités nécessaires. L'article
très alarmistes des spécialistes du problème,
Amy Butler et Bill Sweetman, dans Aviation Week & Space
Technology le 8 septembre 2014, reste d'actualité
dans l'esprit extrêmement préoccupé
de la chose.
La démonstration absolument grotesque des Britanniques
lors du sommet de l'OTAN du début septembre mesure
l'état indescriptible du JSF, coincé entre
une vérité de situation catastrophique
et une communication qui tente de sauver les meubles. L'exposition,
lors du sommet, d'un JSF en bois, malgré les observations
ironiques de divers services de communication non-UK sur
l'aspect pathétique de cette initiative, a effectivement
mis en évidence d'un point de vue symbolique la terrible
catastrophe technologique et militaire que constitue le
seul avion de combat avancé au XXIème
siècle dont disposeront les forces US, UK et des
divers serviteurs assermentés de la zone BAO et supplétifs.
Une
situation catastrophique
Ce
dernier point est certainement le plus symboliquement significatif
du thème que nous voulons développer, tant
le JSF est devenu le mythe de la puissance aérienne,
militaire et technologique du bloc BAO pour le XXIème
siècle. Mais le cas de l'Eurofighter est, concrètement
lui, une démonstration in vivo que la situation catastrophique
à laquelle nous prêtons notre attention est
d'ores et déjà existante, et sur un mode d'une
telle surpuissance que l'on peut parler de la phase d'autodestruction
d'ores et déjà entamée.
Bien entendu, les Français, avec le Rafale, semblent
complètement échapper à cette situation,
et les Russes (Su-35, Su-37) sans doute de leur côté
(avec l'énigme chinoise en plus). Mais les Français
et les Russes sont chacun à leur façon des
exceptions, qui ont eu la sagesse de développer
des avions d'une génération disons entre la
4ème et la 5ème, (disons 4 et demi)
qui pourrait s'avérer supérieure à
la cinquième génération plongée
dans une complète débâcle. (Reste à
voir le développement du nouveau T-50 russe, et russo-indien,
qui s'affiche complètement de la 5ème génération.)
Les
Français sont une exception par tradition
d'indépendance et de souveraineté, ce qui
est bien et explique qu'ils ont réussi là
où les autres ont échoué. (L'Eurofighter
est aussi un avion de génération 4 et
demi.) Mais l'on sait à quelle hypothèque
est soumise cette tradition française, avec l'orientation
de la direction politique depuis 2007-2012. Les Russes sont
aussi une exception, franchement hors du bloc
BAO, et plus encore depuis l'affaire ukrainienne ; et l'on
peut concevoir que leur tradition de prudence et de robustesse
dans le développement des équipements, même
les plus avancés, pourrait les conduire à
des développements suffisamment maîtrisés,
aux dépens d'une ambition technologique trop risquée,
pour continuer une situation technologique acceptable ;
l'hypothèse est donc plus optimiste que dans le cas
anglosaxon, mais reste, comme c'est logique, hypothétique...
On
peut donc observer le cas du bloc BAO dans sa composante
anglo-saxonnisée élargie au reste du bloc,
avec les restes de l'exception française
à part. On se trouve alors devant la situation du
développement technologique pur et sans frein (ni
compétence au niveau de l'intégration, de
plus en plus souvent) de l'avion de combat de la génération
d'au-delà des concepts jusqu'ici suivis pour cette
catégorie. Les modèles US sont les plus exemplaires
dans le domaine catastrophique que nous voulons observer,
avec la complète abdication du concept de l'avion
de combat devant le diktat combiné de la complète
informatisation et de la Stealth Technology. Il s'agit de
la situation du Progrès sans le moindre frein, du
système du technologisme développé
en pleine surpuissance, sans aucun frein de prudence, sans
aucun aménagement d'adaptation aux réalités
opérationnelles.
Le
système du technologisme
Le
résultat absolument catastrophique qu'on observe,
avec le cas de l'Eurofighter comme première indication
de l'orientation, est une terrible mise en cause du système
du technologisme, et au-delà du Progrès lui-même,
avec la question posée de sa validité même,
sinon pire encore ... Car ce pire encore implique
bien entendu la fameuse équation qui, selon nous,
caractérise le Système, qui est l'équation
surpuissance-autodestruction. Il est de plus en plus manifeste
avec le couple F-22/JSF, précédé par
l'habituelle imitation comme une réplique sismique
(mais cette fois en amont) des Britanniques, parce
que l'Eurofighter, bien que nominalement européen,
est fondamentalement de conception britannique, que
l'on entre de plus en plus dans le domaine de l'effondrement
par autodestruction du système du technologisme,
dans ce domaine extrêmement avancé et symboliquement
autant que politiquement important de l'avion de combat.
La
démonstration dépasse donc le cadre de l'avion
de combat, du cadre militaire, pour s'attacher à
la question fondamentale du progrès technologique
; c'est-à-dire la question fondamentale des limites,
jusqu'à une situation où le progrès
se retourne contre lui-même, où la surpuissance
se fait autodestruction. Il s'agit bel et bien d'une question
de civilisation, qui confirme évidemment tout ce
que nous observons quotidiennement à cet égard,
dans d'autres domaines que celui envisagé aujourd'hui.
Le cas examiné de l'avion de combat a l'avantage
de nous offrir un cas concret, opérationnel, confronté
à la vérité du monde. Le résultat
est d'autant plus impressionnant : au travers de la quincaillerie,
c'est bien toute l'orientation civilisationnelle qui est
en cause, et ce n'est rien de moins qu'un signe puissant
que la crise d'effondrement du Système est bien plus
qu'une hypothèse théorique ou spéculative.
Nous laissons de côté, par choix délibéré
en attendant de le traiter sur sa valeur propre, le domaine
des conséquences politiques les plus larges d'une
telle hypothèque pesant sur la puissance militaire
et la situation du système du technologisme ; on
comprend tout de même que cette dynamique est du type
des conséquences politiques en cascade, toutes plus
déstabilisantes les unes que les autres, et cela
d'abord et principalement pour le bloc BAO.
Philippe
Grasset
Ndlr. Pour les extraits d'article en anglais, voir l'original
http://www.dedefensa.org/article-eurofighter_f-22_jsf_l_effondrement_de_l_avion_de_combat_02_10_2014.html
Retour
au sommaire