Biblionet.
Carnets égyptiens par Asiem El Difraoui
PUF 2014
Présentation
par Jean-Paul Baquiast 20/09/2014
Asiem
El Difraoui est docteur en Sciences politiques de Science
Po Paris. Il a publié de nombreuses études
sur le Moyen Orient et le djihadisme. Il écrit en
allemand comme en français.

Asiem
El Difraoui, dans Carnets égyptiens, un livre d'une
grande sensibilité et d'une remarquable clairvoyance,
décrit l'Egypte d'aujourd'hui à travers des
conversations avec différents égyptiens représentatifs
des différents « avenirs » qui s'offrent
à ce pays. Les populations de ce territoire, depuis
la fin des Empires pharaoniques, ont toujours réussi
à survivre et se développer malgré
des difficultés multiples et diverses formes de colonisation.
Il faut
lire ce livre pour mieux comprendre les ressorts humains
et les valeurs réunissant malgré les apparences
tous ceux qui aujourd'hui semblent se combattre, en mettant
apparemment en cause la survie même de l'Egypte: militants
« démocratiques » de la place Tahir au
Caire, femmes encore loin d'être les égales
des hommes, islamistes plus ou moins modérés
ou au contraire radicaux, « petit peuple du Caire
» et d'Alexandrie, décrit avec sympathie par
les voyageurs du siècle dernier, millions de paysans
ou fellahs survivant de plus en plus difficilement, Coptes
(chrétiens) du sud, Bédouins du Sinaï
et finalement militaires, les seuls capables apparemment
d'assurer un minimum de cohésion dans une société
qu'ils ont depuis des décennies gouvernée
de droit ou de fait.
Les
plaies d'Egypte
Ceci
dit, comment ne pas s'empêcher de réfléchir
à tout ce qui menace désormais l'Egypte. Réfléchir
certes avec notre regard d'européen qui ne peut être
que déformé, mais aussi en tenant compte de
considérations géopolitiques ou environnementales
qui s'imposent désormais au monde entier, Europe
comprise. Il serait peut-être sympathique de postuler
que tout s'arrangera bien pour l'Egypte, compte tenu des
ressources du peuple égyptien, mais il s'agirait
pensons nous d'une facilité à peine digne
d'une agence de tourisme voulant préserver son commerce.
De plus, alors que nous-mêmes nous prévoyons
pour nous un avenir chargé de catastrophes, comment
ne pas proposer à nos amis égyptiens de réfléchir
avec nous aux risques qui les menacent. Certes, dira-t-on,
ces risques ne seront guère différents de
ceux que rencontreront des milliards de personnes vivant
dans ce que l'on appelle encore le tiers-monde. Pourquoi
s'appesantir sur le cas de l'Egypte? Simplement, pourrait-on
répondre, parce que les Egyptiens ont toujours été
au coeur de l'histoire des peuples européens, ceci
depuis les pharaons. Ils nous sont bien plus proches que
ne le sont bien d'autres peuples.
Or,
six plaies au moins menacent l'Egypte moderne. Dressons-en
une liste rapide:
- Une
croissance démographique encore incontrôlable,
largement supérieure à tout ce que pourrait
supporter une Egypte fut-elle en cours de redressement.
Si nul en Egypte ne s'en rend compte, si certains au contraire
veulent l'encourager comme un instrument de conquête
des pays voisins, dans 10 à 20 ans surviendront des
catastrophes dont l'Egypte sera la première victime.
- Le
maintien de la population féminine dans un statut
séculaire de dépendance aux hommes imposé
par la survivance d'un machisme d'origine certes historique
mais encouragé par l'islam. Tant que les femmes ne
se libéreront pas elles-mêmes de cette dépendance,
il sera vain d'espérer une diminution de la surnatalité.
Or le pourront-elles?
- La
raréfaction croissante des ressources naturelles,
essentiellement les ressources de l'agriculture. La surpopulation,
la spéculation et de plus en plus le réchauffement
climatique, affameront rapidement la population égyptienne.
Celle-ci ne pourra que marginalement compenser ces pertes
par le recours à l'industrie, au commerce et au tourisme.
Les Egyptiens qui maîtrisent les nouvelles technologies
n'ont que trop tendance à s'expatrier. Quant au Canal
de Suez, il ne pourra pas plus demain qu'aujourd'hui compenser
les manques de l'économie. D'éventuelles promesses
concernant le pétrole demeurent très incertaines.
- Les
manipulations des grandes puissance, ou celles provenant
d'Israël et des pétromonarchies, qui font tout
leur possible pour maintenir l'Egypte dans la dépendance
à leur égard. Le cas le plus évident
est celui des Etats-Unis, qui a versé des milliards
de dollars aux militaires pour qu'ils puissent acquérir
des armements sophistiqués dont ils n'avaient pas
besoin, plutôt qu'encourager des investissements productifs.
Aujourd'hui cette manne semble s'être tarie, du fait
d'un certain rapprochement de l'Egypte avec la Russie, ou
d'une baisse de la tension avec l'Iran. Mais la pression
diplomatique américaine demeure.
- Une
classe dirigeante élitiste et inégalitaire,
tournée vers les pays riches et les consommations
de confort. La côte de la mer Rouge profite des investissements
qu'elle y fait, mais ce ne sont pas des investissements
productifs, capables de lancer de nouvelles croissances.
- Un
islam dont l'objectif s'est révélé
être la conquête de l'Egypte au profit d'un
pouvoir analogue à celui de l'Etat islamique voisin
dans les régions sous son contrôle. Le nombre
et la force des djihadistes égyptiens, notamment
salafistes ou importés des pays voisins, Irak ou
Syrie, ne cesse de s'accroitre. Dans le Sinaï notamment,
ce sont de plus en plus des affrontements militaires entre
l'armée égyptienne et des djihadistes bien
équipés qui se produisent. Quant à
la confrérie des Frères Musulmans, sous l'apparence
d'un islam modéré sur le mode turc, elle s'était
révélée non seulement obscurantiste
mais décidée à prendre et conserver
durablement le pouvoir. La répression exercée
par le général puis président Al Sissi
à l'encontre des Frères, dénoncée
à grands cris par les bonnes âmes occidentales,
fut en fait une mesure de survie.
L'armée
Faut-il
ajouter l'armée à cette liste de plaies d'Egypte,
comme les mêmes bonnes âmes occidentales nous
y invitent en permanence. La lecture du livre de Asiem El
Difraoui ne nous y inciterait pas. Certes il souligne l'enchevêtrement
des pouvoirs économiques et politiques depuis longtemps
acquis par les militaires, notamment sous l' « Etat
profond » de Hosni Moubarak et ses prédécesseurs.
Ce rôle de l'armée, un moment combattu, notamment
par les Frères Musulmans, semble avoir repris toute
son importance. Mais le livre montre aussi, sans que l'auteur
le dise expressément, que ces pouvoirs de l'armée,
certes mobilisés en premier lieu au profit des militaires
et de leurs familles, sont aussi l'épine dorsale
grâce à laquelle tient encore un pays rongé,
nous l'avons rappelé, par de multiples plaies.
On se
demande pourquoi, quant on considère par exemple
la force du lobby militaro-industriel américain et
son emprise sur la vie politique non seulement du pays mais
du monde, l'Egypte n'aurait pas droit elle aussi à
son petit lobby militaro-industriel ? Le moins que l'on
pourrait attendre des diplomaties européennes, dans
leur intérêt propre comme dans celui de l'Egypte,
serait d'en convenir. Rien n'interdit de penser que, comme
ce fut le cas en Russie et en Chine, un pouvoir militaire
fort ne serait pas la condition indispensable à l'émergence
d'une démocratie plus proche de nos critères.
Retour
au sommaire