Economie
politique . Découpler
l'Europe des Etats-Unis
Jean-Paul Baquiast 15/04/2014
Cette
idée ne doit pas être confondue avec celle
recommandant une rupture avec les Etats-Unis. Il s'agirait
seulement de prendre beaucoup plus d'indépendance
à leur égard. La politique qu'ils conduisent
actuellement dans la crise ukrainienne, en entrainant l'Otan
avec eux, ne peut que conduire à des difficultés
insurmontables pour l'Europe. Beaucoup d'Européens
sensés commencent à s'en rendre compte, mais
les vieilles adhérences sont difficiles à
dénouer.
L'Europe,
depuis la 2 guerre mondiale, se trouve vis-à-vis
de l'Oncle Sam comme une jeune fille du siècle dernier
avançant en expérience et souhaitant s'émanciper
à l'égard de son père. Celui-ci, qui
se trouve bien de la situation de dépendance sans
laquelle il maintenait jusque alors sa fille, fait tout
ce qu'il peut pour la garder au logis. Il lui explique que
sans lui, elle courrait de grands risques, y compris en
fréquentant sans sa protection les messieurs russes,
chinois ou indiens du quartier. Comme elle est de caractère
un peu influençable, elle avait jusqu'ici accepté
un statut de mineure sous tutelle bien qu'il ne corresponde
plus à ses capacités. Elle commence cependant
à se demander si elle ne ferait pas mieux de quitter
le domicile paternel, d'autant plus que son père
devient de plus en plus instable et oppressif au fur et
à mesure qu'il vieillit.
La plupart
des européens sont dans la situation de cette jeune
fille, n'osant pas rompre une tutelle datant de plus d'un
demi-siècle, bien qu'ils soient de plus en plus conscients
de l'assujettissement en résultant pour eux. Ils
ne se voient pas affronter seuls les rigueurs d'un monde
mondialisé et sans lois. Cependant, plus ils s'abritent
sous le parapluie américain, plus ils perdent la
capacité de s'en passer un jour. C'est évident
dans le domaine militaire, mais aussi dans toutes les technologies
émergentes y compris en ce qui concerne Internet,
devenu avec le consentement implicite de l'Europe le terrain
de chasse des agences américaines de renseignement.
Non
seulement les européens ne cherchent pas vraiment
échapper à la domination américaine
mais ils semblent se précipiter tête baissée
dans tous les pièges tendus pour les aliéner
davantage. C'est le cas du futur traité de libre-échange
transatlantique (FTT). Après avoir été
présenté comme une lointaine possibilité,
l'on découvre maintenant qu'il est sur le point d'être
adopté sans que les opinions publiques aient
été suffisamment informées des clauses
de celui-ci. Or un tel traité, s'il offre quelques
possibilités commerciales aux entreprises exportant
vers les Etats-Unis, marquera la fin de toutes les spécificités
qui ont fait l'originalité et la force de la civilisation
européenne depuis la guerre: protection sociale,
droit du travail, services publics... Loin de refuser ces
abandons, les chefs d'Etat européens n'ont de cesse
d'insister auprès d'Obama pour que les négociations
aboutissent au plus vite.
De
nouveaux partenaires stratégiques
Si nous
reprenons l'exemple de la jeune fille n'arrivant pas à
se détacher de son père, il est clair que
seuls de nouveaux partenaires lui permettraient de prendre
confiance en elle. Or de tels partenaires potentiels existent
maintenant pour l'Europe. Le premier de ceux-ci est la Chine.
Lors
de sa récente visite en Europe, le président
chinois Xi Jinping a invité les européens
à «explorer activement» la possibilité
d'un accord commercial bilatéral. Ce n'est pas la
première fois qu'une telle perspective est mise en
avant. Wen Jiabao, alors premier ministre, l'avait déjà
mentionné en 2012 et David Cameron l'a publiquement
soutenue en décembre 2013. Sa simple évocation
fait peur chez de nombreux responsables européens,
en particulier français. Cependant un communiqué
commun publié le 31 mars mentionne « la
volonté d'envisager des ambitions plus larges y compris,
lorsque les conditions seront réunies, vers la perspective
de long terme d'un accord de libre-échange global
et approfondi »
S'agit-il,
en langage diplomatique, d'un refus poli. Il est certain
que l'idée d'un accord de libre-échange entre
l'Union européenne et la Chine suscite de vives craintes.
Constamment, les entreprises européennes se battent
contre des concurrents asiatiques présentés
comme ne respectant aucune loi, notamment dans le domaine
phyto-sanitaire et sanitaire. Le commerce de l'Union européenne
avec la Chine est fortement déficitaire. Faut-il
courir le risque d'augmenter ce déficit?
Cependant,
d'un point de vue commercial, c'est pourtant l'absence d'accord
avec la Chine qui risque d'être bientôt difficilement
justifiable. Remarquons d'abord que ces craintes ne s'appliquent
pas à l'investissement, pour lequel la négociation
d'un traité bilatéral est en cours. Ici, les
flux vont majoritairement d'Europe vers la Chine. On objectera
cependant, à tort selon nous, que les investissements
européens en Chine sont en fait des délocalisations
contribuant sur le long terme à l'affaiblissement
de l'industrie européenne, surtout s'ils s'accompagnent
de transferts de technologies. La question avait été
fortement évoquée en France à la signature
d'un accord entre Peugeot et DongFeng. Mais finalement le
pari a été fait que cet accord sera favorable
aux deux partenaires.
Mais
un accord de libre-échange est un traité de
partenariat dont la portée dépasse la dimension
purement économique. S'engager dans une négociation
constituerait un geste politique conséquent envers
la Chine, en particulier dans un contexte où les
Etats-Unis refusent une telle négociation avec celle-ci,
de plus en plus présentée comme une sorte
d'ennemi potentiel.
Or,
même d'un point de vue purement commercial, un accord
bilatéral entre la Chine et l'Union aurait un intérêt.
D'une part, l'importance de l'Union comme débouché
commercial de la Chine placerait plutôt la première
en position de force dans les négociations. D'autre
part, les barrières commerciales sont plus élevées
du côté chinois : les exportations européennes
vers la Chine font face à un droit de douane moyen
de 20 % pour les produits agricoles et 7,5 % pour les produits
non agricoles, tandis que exportations chinoises vers l'UE
sont respectivement taxées à 16 % et 3,5 %.
Un accord
serait également une opportunité permettant
un meilleur accès des exportateurs européens
aux marchés publics chinois, de peser plus efficacement
sur le respect des droits de propriété intellectuelle
ainsi que sur le respect des indications d'origine géographiques,
d'améliorer les conditions de la concurrence, notamment
concernant les marchés des services en Chine et finalement
d'accroître la compatibilité de leurs mesures
de régulation techniques et sanitaires avec les nôtres.
Les gains sont potentiellement très importants.
Mais,
dira-t-on, c'est précisément ce que prétendent
rechercher les négociateurs du FTT avec les Etats-Unis.
Oui, mais à la différence près que
dans le cas de ce dernier ce seraient les entreprises américaines
qui bénéficieraient de tels avantages si elles
pouvaient opérer totalement librement en Europe.
L'inverse ne serait pas vrai compte tenu du retard pris
par l'Europe dans les technologies avancées...ce
retard étant d'ailleurs une des conséquences
de l'exploitation quasi coloniale imposée à
l'Europe par les géants américains de l'informatique,
des télécommunications et du web.
En fait,
c'est l'absence d'accord avec la Chine qui sera bientôt
injustifiable, d'un point de vue purement commercial. Si
l'Union européenne signait des accords bilatéraux
avec les Etats-Unis et le Japon, et comme dans le même
temps existent un grand nombre d'accords bilatéraux
offrant à de nombreux pays, notamment ceux considérés
comme en développement, divers accès libres
de droits et de contingents, il en résulterait que
très peu d'importations rencontreraient des droits
de douane à l'entrée dans l'Union. Pourquoi
refuser aux relations avec la Chine ce que l'on acceptera
dans le cadre des ACP (Accords de partenariat économique)
ou dans celui d'accords bilatéraux avec le Mexique,
l'Afrique du Sud, le Chili, la Corée, le Canada,
peut-être aussi avec l'Inde, la Malaisie et le Mercosur.
L'euroBRICS
Au delà
d'un accord avec la seule Chine, il conviendrait d'étudier
l'intérêt d'un partenariat, non seulement économique
mais dans de nombreux cas stratégique, entre l'Europe
et les pays du BRICS, lesquels s'organisent de plus en plus
sous la forme d'une entité cohérente, avec
peut-être une monnaie commune. Dans le cadre d'un
euroBRICS, l'Europe pourrait jouer un rôle important,
du fait de ce qui lui reste de puissance, tant vis-à-vis
de la Chine que de la Russie et de l'Inde. Elle aurait beaucoup
plus de marges de manoeuvre que dans le cadre du FTT à
l'égard des Etats-Unis.
C'est
bien pourquoi la diplomatie américaine fait tout
ce qu'elle peut pour compromettre la survenue d'un euroBRICS
qu'elle considérerait comme une défaite majeure.
L'exploitation qu'elle fait de la crise ukrainienne lui
permettra, en engageant une nouvelle guerre froide, de faire
reculer indéfiniment ce risque. L'Europe aurait le
plus grand tort de se laisser manipuler. Il est temps que
la jeune fille aille s'installer chez elle, en quittant
le domicile de l'Oncle Sam.
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