Article.
Cosmologie:
comment raisonner l'inimaginable?
Jean-Paul Baquiast 15/03/2014

En cosmologie, lorsque l'observation ne fournit pas d'éléments
suffisants pour construire des hypothèses vérifiables
concernant des évènements du cosmos, que peuvent
faire les scientifiques? Ils peuvent élaborer des
hypothèses momentanément ou définitivement
invérifiables. Mais comment ces hypothèses
pourront-elles être distinguées de construction
purement imaginaires, qu'elles soient d'inspiration mythologique
(religieuse) ou romanesque (science-fiction)?
Au 19e
et 20e siècle, le terme de métaphysique avait
été utilisé. Ce mot peut avoir plusieurs
sens. Dans le domaine scientifique, on peut considérer
qu'il désigne ce qui est (méta) au delà
de la physique, autrement dit de la science. Mais aujourd'hui
les acceptions en sont si nombreuses que le terme de métaphysique
est généralement évité par les
scientifiques. Il inclut en effet des questions telles que
l'immortalité de l'âme, l'existence de Dieu,
le sens de la vie, l'origine du mal ou l'étude de
l'Etre (ontologie). Il s'agit généralement
d'hypothèses spiritualistes ne pouvant être
discutées par une science se voulant matérialiste
(ou naturaliste, selon le terme anglais).
De nos
jours, l'on préfère faire appel à la
philosophie. Il ne s'agira pas de philosophie des sciences,
laquelle étudie les fondements et les implications
de la science, mais de philosophie scientifique. Celle-ci
s'efforce de porter un regard critique sur les hypothèses
scientifiques ceci quels que soient les domaines
scientifiques impliqués, biologie, physique, cosmologie.
Il ne s'agit évidemment pas de les évaluer,
mais lorsque la chose est possible, de les confronter dans
la perspective d'une rationalité plus générale.
Si l'on considère que l'appel à la raison
est, au moins depuis l'Antiquité Grecque, une caractéristique
de la pensée matérialiste, il ne faut hésiter
à y avoir recours, même dans les domaines où
les hypothèses formulées paraissent défier
le bon sens, c'est-à-dire se situer en dehors de
toute rationalité telle que nous la concevons généralement.
Cette
philosophie scientifique intéresse en premier lieu
les scientifiques eux-mêmes, quand ils s'interrogent
sur les sens susceptibles d'être donnés aux
résultats de leurs recherches. Beaucoup certes ne
le font pas, soit pour éviter de s'égarer,
soit parce que la démarche ne leur serait d'aucun
intérêt en vue de leur promotion professionnelle,
soit simplement par manque de temps. En mécanique
quantique, par exemple, le mot d'ordre généralement
admis dans les laboratoires est « Calcule et
tais-toi ». Autrement dit, ne perds pas ton temps
à discuter la validité des différentes
« interprétations » données
aux concept de cette physique, superposition d'état,
intrication, non localité, etc.
Mais
certains le font cependant. D'une part parce que le cerveau
humain paraît avoir été formé
par l'évolution pour envisager ce qu'il peut y avoir
au delà des informations reçues par les sens.
D'autre part parce que dans nos sociétés imprégnées
de culture scientifique, ces concepts sont couramment manipulés
par les média, qui ne cessent d'interroger les scientifiques
à leur sujet. Ne pas répondre entrainerait
le risque de relancer des discussions inspirées de
religiosité et de science-fiction, ou plus simplement
génératrices de contre-sens scientifiques
dangereux.
La
collaboration avec des philosophes
Dans
ce cas, les scientifiques entrant dans ces débats
ont intérêt à collaborer avec des philosophes
s'inspirant des pratiques de ce que l'on nomme, au sein
de la philosophie scientifique, la philosophie critique.
On en attribue généralement la paternité
à Kant. Le terme, opposé à celui de
dogmatisme, désigne une réflexion systématique
sur les conditions et conséquences des concepts,
théories et pratiques correspondant à l'état
de la science à un moment donné au sein d'une
discipline donnée. Bien entendu, les scientifiques
eux-mêmes peuvent et doivent se livrer à cet
exercice, mais l'intervention de ce que l'on pourrait appeler
des philosophes professionnels, rompus à cette démarche,
ne pourra que donner de bons résultats.
C'est
ce que vise actuellement à réaliser, dans
le domaine de la cosmologie, un groupe d'étude récemment
créé à Oxford sous le nom de Philosophy
of Cosmology Il réunit des cosmologistes et des
philosophes critiques s'intéressant aux innombrables
points d'interrogation soulevés par cette science.
Un tel travail doit reposer sur une très bonne connaissance
de l'histoire des concepts et hypothèses de la cosmologie,
sinon depuis Lucrèce, du moins depuis la fin du 19e
siècle jusqu'au découvertes les plus récentes,
celles apportées par la physique quantique ou, dans
un domaine voisin, les recherches sur les hautes énergies
(censées caractériser les états primordiaux
de l'univers). On citera évidement en ce cas le boson
de Higgs.
Le
travail reposera aussi sur une bonne connaissance des acquits
de l'astronomie terrestre et satellitaire, à partir
desquelles ont été construits des modèles
dits de « l'univers observable ».
Les deux approches doivent être conjuguées,
puisque l'univers paraît fait, à certaines
échelles, de particules matérielles et d'énergie.
La philosophie critique s'efforcera sur ces bases d'établir
des ponts de rationalité entre les différents
contenus de connaissance, qu'ils relèvent de la science
proprement dite, de la pensée empirique ou même
de certaines formes d'irrationalité.
Les
observations du fonds de ciel cosmologique, les plus récentes
ayant été obtenues par le satellite Planck,
ont suggéré un grand nombre d'hypothèses
en principe testables. Mais elles laissent sans réponse
la question des origines de l'univers (le big bang supposé
et l'avant-big bang) et plus encore celle de son avenir.
C'est alors la cosmologie théorique qui prend le
relais. Celle-ci repose essentiellement sur des hypothèses
mathématiques. Bien que rigoureuses, les calculs
correspondants ne produisent généralement
pas de résultats vérifiables. De plus ces
hypothèses sont en grand nombre et très différentes.
C'est
alors que doit intervenir le travail de la philosophie critique.
Elle s'assurera, dans la mesure de ses capacités,
du caractère scientifique des hypothèses.
Mais par ailleurs elle discutera de leur pertinence en les
comparant au très grand nombre des considérations
mythologiques ou romanesques qui ont toujours été
présentées à propos des questions posées.
Aujourd'hui,
la cosmologie théorique laisse sans hypothèses
beaucoup de problèmes intéressant la cosmologie,
problèmes jugés impossibles à mathématiser.
Même lorsqu'ils sont mathématisés, les
hypothèses en découlant sont très différentes
voire contradictoires. Elles s'inscrivent dans les « théories »
qui se sont succédées depuis Newton. La plupart
de celles-ci demeurent encore d'actualité, même
si elles ont du évoluer pour tenir compte de théories
ultérieures. C'est ainsi le cas des théories
de la gravité ou de la relativité. D'autres
font encore l'objet de recherches, sans avoir abouti. Il
est d'ailleurs difficile en ce cas de parler de théorie.
Citons la théorie des cordes ou celle de l'univers
cyclique due à Roger Penrose.
Entre
ces deux catégories se trouvent des théories
relativement accomplies, mais jugées insuffisantes
parce que laissant encore beaucoup de points obscurs. C'est
le cas de la mécanique quantique, ou plus récemment,
de la thermodynamique des trous noirs ou de la cosmologie
inflationnaire. La philosophie critique se trouve donc confrontée
à un programme d'évaluation et le cas échéant
de propositions excédant les moyens humains dont
elle dispose. Des choix s'imposent.
Un
élargissement continu du regard
Dans
ce but, un certain consensus s'est établi récemment
concernant les thèmes méritant en priorité
d'être discutés. Pour les identifier, il faut
confronter tous les évènements cosmologiques
qui auraient pu se produire, et les rapprocher de ce qui
s'est à notre connaissance produit dans notre conception
actuel de la physique cosmologique. Certains parleront d'effets
de mode. La mode, ou plus généralement la
succession de consensus généralement partagés,
joue certainement un rôle. Mais, à regarder
les choses avec un oeil plus constructif (c'est-à-dire
philosophique) on constatera que la succession des théories
et des hypothèses traduit un mouvement continu dans
le sens de l'élargissement du regard et donc des
perspectives.
D'abord restreint au système solaire, puis à
l'univers visible, puis à l'univers dans son ensemble,
qu'il soit ou non visible, le regard se porte dorénavant
sur le concept de multivers, autrement dit sur la possibilité
qu' « existe » un nombre éventuellement
infini d'univers parallèles, entre lesquels à
ce jour n'apparait pas de possibilités de communication.
Découlant de cette perspective, le concept jusque
là bien établi de l'universalité des
lois fondamentales de la physique est remis en cause. Chaque
univers peut s'organiser autour de jeux différents
de lois fondamentales. Dans ces conditions les contenus
de ces univers peuvent être très différents,
certains hébergeant des formes de vie ou d'intelligence
sans commune mesure avec celles que nous connaissons sur
la Terre. Le concept de multivers oblige par ailleurs à
prendre en considération celui d'infini, infini en
ce qui concerne le nombre des univers, infini en ce qui
concerne le temps et l'espace à supposer que
demeurent encore des espaces-temps plutôt que des
continuum.
Si l'on
retient l'hypothèse (qui n'est pas encore admise
par tous, mais de plus en plus acceptée), qu'immédiatement
après le big bang marquant la naissance de notre
univers, ce serait produite une inflation très rapide,
laquelle se serait ralentie par la suite, prenant le nom
de constante cosmologique, on est presque forcé d'admettre
que le multivers est en ce qui le concerne le théâtre
d'une inflation infiniment répétée,
autrement dit éternelle. De cette inflation naîtrait
en permanence de nouveaux univers eux-mêmes en expansion.
L'ennui
du concept de multivers infini, où tout ce qui peut
se produire s'est produit ou se produira nécessairement,
est qu'il rend en pratique impossible la moindre hypothèse,
et moins encore la moindre perspective de mise à
l'épreuve de ces hypothèses. Ceci même
en ce qui concerne notre propre univers, et la cosmologie
qui ambitionne de l'étudier. Tout ce que la cosmologie
peut faire, c'est constater que notre univers est ce qu'il
est, de même que sont ce qu'elles sont les lois apparemment
fondamentales qui le régissent. Elle ne peut tenter
le moindre début d'une explication concernant leurs
raisons d'être. Nous sommes donc en présence
d'un défi à la rationalité et à
la causalité telles que celles à laquelle
nous nous référons.
Si pour
restreindre le champ des incertitudes, la cosmologie théorique
ne voulait prendre en considération qu'un nombre
fini d'univers, se déployant dans des temps et des
espaces finis, elle serait dans l'impossibilité de
préciser ce que seraient les limites de ce nombre,
de ce temps et de cet espace. Elle pourrait, moins encore
que dans l'hypothèse de l'infini, prétendre
expliquer quelle méta-loi fondamentale aurait déterminé
ces limites.
Que
faire ?
Devant
de telles difficultés, les tenants du spiritualisme
feront valoir que les religions apportent leurs réponses,
puisqu'elles ont posé l'existence d'un Dieu aux connaissances
infinies et sans frontières, que ce soit dans le
temps ou dans l'espace. Mais cette façon de penser
consiste, plus efficacement encore que la théorie
des multivers infinis, à nier l'intérêt
de la science. Si Dieu a réponse à tout, à
quoi bon chercher des explications rationnelles?
C'est
plutôt la philosophie critique évoquée
au début de cet article qui pourrait ouvrir des perspectives
de solution. Sans faire de grands efforts d'imagination,
elle pourrait en effet faire valoir que les hypothèses
et les théories découlent quasiment directement
de la nature des instruments d'observation qui sont apparus
progressivement dans la suite de l'évolution de la
vie sur Terre. Les grands observatoires terrestres ou satellitaires
ont succédé à la lunette de Galilée.
Tout laisse penser que si l'humanité ne se détruit
pas entre temps, d'autres instruments bien plus performants
pourront à l'avenir tester des hypothèses
apparemment hors de toute pratique expérimentale,
comme celle des univers multiples ou du passage d'un univers
à l'autre.
Nous
avons pour notre part fait dans des articles précédents
l'observation que le cerveau humain est le premier des instruments
à partir desquels s'élaborent les théories.
Aussi l'augmentation des capacités cognitives de
ces cerveaux, que ce soit par l'évolution génétiquement
programmée ou par la mise au point de cerveaux artificiels,
entrant en symbiose avec les cerveaux naturels, pourrait
rendre évidents à la raison des concepts aujourd'hui
« incompréhensibles » en termes
concrets, comme ceux d'infini ou de multivers.
Si l'on
entreprend de raisonner un tant soit peu philosophiquement
sur le rôle des cerveaux dans la production d'hypothèses
concernant la nature profonde de l'univers, on sera obligé
de faire une constatation qui n'est en rien un retour au
religieux, mais qui découle d'un fait communément
observé en anthropologie humaine. Les sociétés
les plus primitives (peut-être même certains
animaux) ont toujours généré spontanément
le concept d'infini, appliqué au temps, à
l'espace ou au contenu même des connaissances. Ne
serait-ce pas que d'une certaine façon, elles étaient
en relation avec des formes de connaissances dépassant
la seule rationalité telle que nous voulons la limiter
aujourd'hui ?
Il
n'est pas exclu que les cerveaux des grands penseurs et
des grands scientifiques présentent de leur côté
des caractères neurologiques, obtenus suite à
de rares mutations non transmissibles aux descendants, les
mettant à même de générer des
intuitions que la science s'applique ensuite à vérifier?
Ces intuitions proviendraient alors d'une mise en contact
épisodique avec les formes de connaissance évoquées
ci-dessus. .
Mais
en ce cas, ne pourrait-on pas suggérer que ces formes
de connaissance seraient cosmologiques, en ce sens qu'elles
pourraient avoir été générées
par des algorithmes intelligents autonomes circulant dans
l'univers à partir des réseaux formés
par les humains et autres créatures hypothétiques
présentes sur d'autres planètes. Le physicien
autrichien Ludwig Boltzmann avait dans les années
1890 indiqué que si, dans un univers infini, les
phénomènes les plus improbables ont des chances
de se produire, l'évolution de cet univers infini,
aujourd'hui nous dirons de ce multivers, pourrait produire
occasionnellement, ici ou là, des entités
intelligentes flottant dans le grand tout et susceptibles
d'inspirer occasionnellement des cerveaux plus limités,
tels que les nôtres. Il s'agit de ce que l'on a nommé
des « cerveaux de Boltzmann ». Nous
avions abordé cette question dans un article
du 22 août 2007 auquel nous renvoyons le lecteur.
Il n'est
pas nécessaire d'accepter sans discussion cette idée
que l'on jugera bizarre. Mais les philosophes critiques
devraient s'en saisir pour réfléchir à
ce que pourrait être un univers, ou plus exactement
un multivers, ne se limitant pas aux modèles nécessairement
réducteurs que s'en donne la science actuelle. Si
les Giordano Bruno et Galilée avaient procédé
ainsi, nous en serions restés à la cosmogonie
décrite par les pères de l'Eglise du 16e siècle
et imposée comme un article de foi.
Dans
ce cas, sans refuser d'aborder les problèmes cosmologiques
aujourd'hui intraitables, la philosophie critique pourrait
conseiller aux humains d'entreprendre des tâches à
leur portée, dans des temps relativement proches.
Il s'agirait autrement dit de mettre tous leurs efforts,
non pas à des consommations de gaspillage ou à
des spéculations de mathématique « pure »,
mais au perfectionnement continu des instruments et des
cerveaux, tant au plan biologique qu'au plan de l'intelligence
générale artificielle (AGI).
Il
est plus que probable que des nouvelles recherches ainsi
mises en oeuvre surgiraient des intelligences « augmentées »
productrices de nouveaux modèles du monde. Ceux-ci
seraient facilement maniables par les rationalités
et les philosophies du futur, comme le sont pour nous les
concepts de trous noirs ou d'inflation primordiale.
Pour
en savoir plus
1) On lira dans le sens de ce qui précède
l'article Cosmic
conundrums du physicien Joseph Silk
2) Le même Newscientist consacre
un article à un penseur exceptionnel, mais jusqu'ici
quasi ignoré , le philosophe médieval Robert
Grosseteste, auteur en 1225 du traité De luce.
Celui-ci contient des hypothèses qui, traduites dans
un langage mathématique moderne, semblent préfigurer
les théories les plus audacieuses de la cosmologie
actuelle. L'auteur, au nom prédestiné, a aussi
inspiré les recherches modernes sur la couleur. (Image
ci-dessus The British Library/Rex)
3) Sur
ce sujet, voir nos précédents articles récents
http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2014/jan/our_mathematical_universe.html
et
http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2014/143/tegmark2.htm
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