Sciences
politiques. Abenomics: où va le Japon?
Jean-Paul Baquiast 26/03/2014
Dans
le jargon américano-japonais, on nomme abenomics
les politiques économiques mises en place par l'actuel
Premier ministre Abe Sinzo- dès son retour au pouvoir
le 26 décembre 2012.
Il avait
pris pour slogan « Remettre sur pied le Japon »
et mené campagne essentiellement sur les questions
de sécurité et de politique étrangère.
Aujourd'hui, il place la relation nippo-américaine
au centre de son projet de politique étrangère,
principalement dans le but de contrer l'influence chinoise
dans la région. Sur ce plan il encourage très
vivement les choix de Barack Obama visant à se réinvestir
militairement et économiquement en Asie plutôt
qu'en Europe. Le retour en force des Etats-Unis dans l'Otan
destiné à contrer la Russie en Ukraine ne
modifiera pas sensiblement cette politique étrangère,
la Chine restant présentée en Amérique
et chez ses alliées asiatiques comme un ennemi potentiel.
Sur
le plan économique, Abe Sinzo- a placé sa
priorité dans la lutte contre la déflation.
La déflation actuelle résulte de nombreux
facteurs: la crise de Fukushima qui a semé le doute
sur les équipements nucléaires et découragé
de nombreux investisseurs, mais surtout un recul dans la
politique traditionnelle d'innovation dans les technologies
émergentes. Cette innovation technologique avait
fait du Japon dans les années 1980 la 2e puissance
économique mondiale. Les produits high-tech ou l'automobile
s'exportaient dans le monde entier. Mais les autres pays
ont fini par réagir. Le Japan bashing qui
s'est développé notamment aux Etats-Unis a
encouragé ces derniers, sinon à investir eux-mêmes,
du moins à acheter chinois plutôt que japonais.
Aujourd'hui le Japon demeure sans doute premier dans l'innovation
en matière de robotique, mais cela ne suffira pas
à recréer de l'emploi.
Au plan
social, la déflation résulte aussi de la baisse
de la consommation intérieure, due au vieillissement
marqué de la population et au refus de toute immigration.
Enfin, la quasi neutralité imposée au Japon
depuis la 2e guerre mondiale n'y encourage pas les investissements
militaires, principaux facteurs de croissance dans les pays
concurrents.
Pour
réagir le Premier ministre a présenté
en novembre 2012 un plan de relance monétaire très
inspiré de la politique menée sous l'égide
de la Banque fédérale aux Etats-Unis depuis
la crise historique de 2008. Il a fermement poussé
la Banque du Japon à se donner un objectif d'inflation
en hausse de 2 à 3%, l'inflation en ce cas étant
définie comme un excédent des dépenses
sur les recettes, et n'ayant pas le caractère négatif
qu'elle a conservé en Europe, notamment en Allemagne.
Il a
donc demandé à la Banque du Japon de conduire
un assouplissement quantitatif (quantitative easing
ou création monétaire) illimité. La
Banque devait par ailleurs fixer des taux d'intérêts
à court terme négatifs et acheter directement
des obligations gouvernementale, autrement dit de la dette
publique, sans faire appel aux marchés financiers
internationaux. Les emprunts publics devaient permettre
de financer, à hauteur de 200 milliards de yens sur
10 ans, une politique de grands travaux destinés
à rendre le pays mieux armé face aux catastrophes
naturelles toujours menaçantes en cette région.
Le nucléaire par ailleurs serait relancé.
Précisons cependant qu'1 euro équivaut approximativement
à 140 yens, conversion que rend la prévision
de 200 milliards de yens moins impressionnante.
On a
généralement présenté cette
politique du Premier ministre et de son parti le PLD comme
d'inspiration libérale, s'inspirant des choix prônés
aux Etats-Unis par les néo-conservateurs. Or elle
ressemble fort au contraire à ce que les gauches
européennes voudraient imposer à l'Union et
à la banque centrale européenne, sans succès
à ce jour. Japon et Europe constituant les 2e et
3e puissances économiques mondiales, sous réserve
cependant de profondes différences, il est intéressant
de voir ce qu'il advient aujourd'hui des « abenomics
» et de la référence qu'elles pourraient
constituer pour une relance européenne.
Résultats
en demi-teinte
Les
décisions gouvernementales ont d'abord entraîne
une vive résistance du gouverneur de la Banque du
Japon, défenseur de l'indépendance de celle-ci
et hostile à tout retour à une politique chiffrée
présentée comme dangereuse pour la discipline
budgétaire. Elle causerait des effets secondaires
tels que des hausses des taux d'intérêts à
long-terme et une inflation qui ne serait pas accompagnée
par des activités économiques stimulées
par l'Etat
Mais
Abe Sinzo- n'a pas reculé jusqu'à ce jour,
fort du succès de cette politique auprès des
entreprises, des investisseurs (en fait banquiers à
risques et traders) comme dans un premier temps de la population
japonaise en général. Passons sur les péripéties
politiques internes qui ont plutôt affaibli le Premier
ministre et son parti durant ces derniers mois, comme sur
le débat concernant le nucléaire, et demandons-nous
si la politique de relance par une inflation d'ailleurs
très prudente, a réussi.
Or,
si le PIB nippon a progressé de 1,6 % en 2013, beaucoup
d'observateurs pensent qu'il pourrait s'agir d'une croissance
en trompe-l'il. Trimestre après trimestre,
l'économie japonaise n'a en fait pas cessé
de ralentir pour finalement présenter un taux de
croissance de 0,3 % au dernier trimestre. Malgré
la dépréciation organisée du yen, le
commerce extérieur japonais n'a pas retrouvé
son dynamisme d'antan. Or un déficit extérieur
record de 11 475 milliards de yens (soit environ 82 milliards
d'euros), révélé récemment,
est un premier signal d'alerte. Certes ce déficit
s'explique du fait de la nécessité d'importer
du pétrole à la suite de la défaillance
du nucléaire, et de la tension sur les matières
premières et produits agricoles résultant
principalement de la croissance chinoise. Mais dans ces
conditions, la politique affichée reste-t-elle suffisante?
Il y
a plus inquiétant. D'une part les investissements
industriels et de recherche n'ont guère repris, au
contraire, ce qui fragilise à terme l'avenir de l'économie.
Mais surtout, la consommation des ménages, conditionnant
largement la demande intérieure, puisque constituant
environ 50% de l'économie, reste stable, au lieu
de s'accroître. Récemment les ménages
se sont vu signifier que la taxe sur la consommation augmenterait
en 2014, passant de 5 % à 8 %. De plus, inévitablement,
le retour à l'inflation, même faible, ne peut
que diminuer leur épargne et augmenter les prix à
la consommation, autrement dit à comprimer leur pouvoir
d'achat. Un certain mécontentement, pour ne pas dire
un vif mécontentement, surprenant de la part de citoyens
si disciplinés, commence à se répandre.
Les
traditionnelles négociations salariales du printemps
qui se sont ouvertes le 5 février dernier apparaissent
donc décisives. Une issue positive permettrait en
effet à l'économie japonaise d'éviter
le scénario noir. Les syndicats demandent donc une
hausse significative des rémunérations après
des années de stagnation, voire même de baisse.
Même Shinzo Abe fait pression sur les patrons pour
qu'ils acceptent des hausses de salaire pour soutenir la
consommation. Mais cela ne sera pas suffisant, non plus
que les injections de liquidité de la Banque du Japon,
pour rendre optimistes les anticipations des Japonais. De
plus, rien ne permet d'avancer que le patronat acceptera
des hausses de salaires. Arguant, comme en Europe, de la
concurrence internationale, les patrons seraient plutôt
portés à les réduire, voire à
envisager un recours accru discret à l'immigration.
Il est
à craindre dans ces conditions que Shinzo Abe, en
difficulté sur le plan économique interne,
ne renforce ses attitudes nationalistes pour faire diversion.
En tous cas, il ne devrait guère pouvoir attendre
un soutien des Etats-Unis, sauf en paroles. Ceux-ci sont
trop occupés par leurs propres difficultés
pour le faire. Par ailleurs, outre-atlantique, la peur de
la concurrence japonaise, autrement dit le Japan bashing,
n'a pas disparu. Même dans l'automobile, où
les constructeurs américains semblaient avoir pratiquement
renoncé à disputer le marché aux Japonais,
un certain mouvement de réindustrialisation se fait
sentir.
Nous
ne conclurons pas ici, pour ne pas allonger indument l'article,
relativement aux enseignements que les partis politiques
européens, qu'ils soient de gauche ou de droite,
devraient tirer de l'exemple japonais dans leurs efforts
pour infléchir la politique économique de
l'Union, autrement dit les Uenomics. Laissons le lecteur
y réfléchir.
NB.:
on pourra lire, sur ce sujet, un article intitulé
«
Economic suicide » du journal américain
de gauche Counterpunch
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