Sciences,
technologies et politique.
Chroniques dAlain Cardon
Première chronique. Les questions ayant du sens pour
l'humanité
Alain Cardon. Décembre 2013
Présentation
par Automates-Intelligents (Jean-Paul Baquiast et Christophe
Jacquemin)
Notre
ami, le professeur dinformatique Alain Cardon,
a accepté de rédiger pour nos lecteurs
une série de chroniques étendant à
la vie politique et sociale son expérience scientifique.
Voici, ci-dessous, la première de celles-ci.
La
lecture des ouvrages quil avait déjà
publié sur notre site, en open source, montre
qu'il est expert en systèmes conscients, autrement
dit en conscience artificielle. Mais il ne sest
plus limité ces dernières années
à la modélisation de tels systèmes.
Il s'efforce désormais de comprendre comment
ils opèrent, souvent à notre insu, à
lintérieur du monde où nous vivons,
pour le définir et nous définir nous-mêmes.
Lindignation
(au reste très tempérée) qua
provoquée ces derniers mois, grâce au lanceur
dalerte Edward Snowden, la facon dont la NSA et
autres agences américaines de la cyber guerre,
appuyées par les géants de lInternet,
nous oblige à nous interroger sur la logique
anthropologique et politique animant ces forces politiques.
Alain Cardon la fait pour sa part, comme le montrent
ses ouvrages précités. Mais la tâche
nest jamais terminée et il entend la poursuivre.
Il
s'efforce désormais de comprendre les logiques
biologiques pouvant sous-tendre de tels comportements,
ceci depuis les origines de la vie. Ces recherches ne
viseront pas à absoudre de toute responsabilité
les pouvoirs politiques et économiques qui nous
espionnent et nous formatent. Elles permettront cependant
dabandonner, plus que jamais, les illusions
du libre-arbitre et du volontarisme auxquelles nous
pensons suffisant de nous raccrocher pour défendre
ce quà juste titre nous ressentons comme
nos valeurs civilisationnelles. A.I.
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Jai
longuement pratiqué la modélisation de problèmes
complexes en science, ceci en utilisant les mathématiques
et linformatique. Je continue à le faire. Mais
je rencontre aujourdhui une question majeure, une question
que devraient se poser de très nombreux citoyens dans
notre pays. Cette question concerne la définition et
le traitement de tels problèmes par des méthodes
scientifiques, lesquelles sont enseignée dans tous
les cursus scolaires :
Les
méthodes fournies par les mathématiques et linformatique
sont-elles à la fois nécessaires et suffisantes
s'il s'agit d'aborder tous les problèmes concernant
les choses et les événements du réel,
en considérant que ces problèmes peuvent être
représentés sous forme de systèmes abstraits
bien maîtrisables, avec production de solutions permettant
leur contrôle dans le temps, faisant sens pour les valeurs
de la civilisation humaine et donc pour tous ses représentants
?
Ma réponse
à cette question sera très claire : les
mathématiques et linformatique sont nécessaires
pour définir et modéliser des systèmes
abstraits qui correspondront à de multiples objets
et événements du réel, lesquels seront
alors finement caractérisables dans leurs causes et
effets. Mais il y a une double démarche dans lapproche
de ces problèmes modélisés.
Dans une
première démarche, on se pose un problème
sur quelque élément précis de la réalité,
on élabore ensuite un système abstrait qui lui
correspond par les points que lon estime nécessaires,
on prévoit le comportement et lévolution
du système abstrait et l'on étend ce comportement
au phénomène réel que le système
représente. Nous sommes alors dans le cadre de ce que
l'on nomme les applications. C'est ainsi que l'on fait appel,
par exemple, à une telle approche applicative en utilisant
les statistiques pour caractériser un phénomène
social ou économique.
Dans une
seconde démarche, on se limite strictement au domaine
des modèles mathématiques ou informatiques et
l'on explore les développement qu'ils peuvent permettre.
Dans ce cas, il est possible d'exploiter la richesse de la
science, en faisant ainsi des recherches dites fondamentales.
On découvre vite que celles-ci sont indispensable pour
élargir les champs des applications.
La seconde
démarche se place typiquement dans le cadre des recherches
universitaires de type fondamental. Elle naturelle dans toute
société qui considère que la science
est une valeur fournissant un moyen majeur de connaître
le monde, La première démarche se place dans
le cadre des applications, et donc dans la perspective dusages
technologiques, économiques ou politiques. Cette seconde
démarche sest considérablement développée,
avec la formation dinnombrables ingénieurs investissant
tous les domaines dapplications. Y concourre aussi massivement
la pratique dominante des contrats dits de « recherche
développement » au sein des laboratoires
universitaires. Celle-ci, à défaut de résultats
plus probants, permet de financer la vie quotidienne de ces
laboratoires. La recherche fondamentale devient ainsi un luxe
rare.
Je pense
que la première démarche, traitant mathématiquement
et informatiquement les phénomènes réels
dans le cas dinnombrables applications, ne doit pas
être considérée comme suffisante pour
appréhender le réel, car il faut considérer
tout problème dapplication comme le questionnement
dêtres humains qui pensent et dont les pensées
doivent obligatoirement avoir une valeur dans le domaine de
la raison et de lharmonie du monde. Sinon, on sactive
dans un contexte réduit qui na pas de sens global,
on fait des bricolages, on applique tout ce qui est applicable
afin de produire des choses variées, mais on ne réfléchit
surtout pas à la cohérence de toutes ces applications,
à leur sens dans la société et finalement
à leurs conséquences quant à la réification
de létat des pensées de la civilisation
humaine sur sa planète.
Cela veut
dire que tout humain qui pense ne doit pas appliquer aujourdhui
les si puissantes méthodes mathématiques et
informatiques sur tout et sur nimporte quoi. Il faut
auparavant quil se définisse impérativement
un cadre moral et éthique où le problème
posé et traité aura du sens pour lui et pour
lhumanité qui va utiliser ces résultats
pour son amélioration.
Tout
mesurer
Je formule,
dira-t-on, une banalité. C'est malheureusement loin
d'être le cas. Prenons un exemple, brillamment traité
par Jean-Marie Harribey dans le Monde Diplomatique du mois
de décembre 2013 à propos de travaux déconomistes,
dont certains appartiennent à lInstitut Français
de lEnvironnement. Ces économistes se sont fixé
pour objectif de mesurer absolument tout ce qui existe en
usant dune unique mesure dévaluation, qui
est le coût de la chose mesurée en valeur monétaire.
Ils sont donc en train de mesurer absolument tous les éléments
du monde, notamment ceux de notre écosystème,
en les distinguant soigneusement les uns des autres, en les
quantifiant selon leurs caractères, pour aboutir à
leur valeur globale mesurée en dollars. Il sagit
nécessairement dune valeur commerciale car le
dollar est et nest quune monnaie déchange.
Ainsi, aux États-Unis, les chauves-souris considérées
comme formant un système bien identifié valent,
je dis bien valent, la somme de 22,9 milliards de dollars
par an. Ceci est précisément la somme quil
faudrait dépenser pour éliminer tous les insectes
considérés comme nuisibles et que ces chauves-souris
éliminent simplement en en faisant leur nourriture !!!
Quelle
est la valeur éthique, sociale, culturelle, de ces
calculs, de ces évaluations qui ont été
réalisées dans des laboratoires spécialisés,
en utilisant des modèles mathématiques et informatiques
tantôt simples, tantôt complexes ? Quelle
est la valeur de cette mesure au sens de la valeur du vivant
qui constitue lélément de base de ce problème,
mesure qui évacue totalement le problème de
linteraction nécessaire des chauves-souris avec
lécosystème, la question de leur survie,
de leur rôle de mammifères volants doués
de propriétés très complexes? Qu'est
devenue alors la question scientifique majeure, relevant de
la recherche fondamentale, portant sur la crise des écosystèmes
terrestres ?
La démarche applicative visant à tout mesurer
en valeur monétaire aboutit à calculer le coût
de tout ce qui existe sur Terre et probablement le coût
total de la planète Terre considérée
comme un gros capital là faire fructifier, en multipliant
les évaluations et sous-évaluations réductrices.
Lobjectif de ces études, où lon
ramène toute chose événementielle et
phénoménale du réel à une valeur
numérique correspondant à la valeur dune
monnaie, a-t-il du sens pour la vie des humains qui construisent
continument sur la Terre une civilisation qui na rien
à voir avec une bourse de marchandises? Le sens que
lon est contraint de donner à ce traitement économique
est que tout ce qui existe nest que la valeur financière
dune produit commercial dans un monde strictement réduit
à un supermarché où absolument tout ne
vaut que sa valeur déchange.
La
grande question
Le problème
traité par ces économistes na aucune relation
avec la grande question que chaque être humain qui pense
les choses du monde et qui peut aussi penser ses pensées
doit se poser sans cesse, pour ainsi fonder une civilisation
équilibrée, équitable et durable :
« Que dois-je valoir
par mes pensées et mes actions, moi humain qui pense
et pense mes pensées, et comment dois-je me comporter,
dans chaque action, pour être en parfaite harmonie avec
moi-même et avec tous les autres, en respectant tout
ce qui est vivant et que lévolution a produit
? ».
Le problème
traité par ces économistes est sans relation
aucune avec cette question centrale. Leur problème
prend donc place dans lensemble des problèmes
inutilement traités, ce qui forme un triste ensemble
vide de sens.
Généralisons:
Quelle signification peut-on encore donner à sa vie
lorsque lon passe son temps sur Terre à traiter
dinnombrables sous-problèmes applicatifs qui
nont aucun sens au niveau de la valeur de la civilisation
humaine ? Les réponses à cette dernière
question sont très sombres et ont à voir avec
la dégénérescence de cette civilisation,
laquelle est de plus en plus apparente lorsquon lapprécie
dans le cadre majeur dune valeur éthique nécessaire
et suffisante.