Quantum
social science et rapprochement avec la 2e Mécanique
quantique de Mme Mugur Schächter
Jean-Paul Baquiast, Christophe Jacquemin 25/10/2013
Dans
un ouvrage qui vient de paraître sous le titre de Quantum
Social Science, Cambridge University Press, deux chercheurs
en sciences sociales, Andrei Khrennikov de la Linnaeus University
à Kalmar, Suède et Emmanuel Haven de l'Université
of Leicester, UK, proposent d'appliquer le formalisme de la
mécanique quantique (MQ) à ces mêmes sciences
sociales. 1)
Les travaux
qui cherchent à étendre au monde dit macroscopique
de la science ordinaire les acquis de la MQ ne sont pas nouveaux.
Nous avons ici même relaté les nombreuses expériences
dont certaines ont été couronnées de
succès, visant par exemple à rechercher le rôle
que pourraient jouer des particules en état de superposition,
dites q.bits, dans le fonctionnement d'organes biologiques
chez les animaux. Certains avaient même suggéré
qu'au sein du cerveau humain, de telles particules pouvaient
expliquer les propriétés élusives de
la conscience. Mais à notre connaissance, il a été
moins fréquent de chercher à utiliser les acquis
méthodologiques de la MQ dans la compréhension
des phénomènes sociaux.
« Quantum
social sciences » va plus loin. Le livre donne
de nombreux exemples dans lesquels cette approche pourrait
selon les auteurs apporter une meilleure compréhension
de phénomènes collectifs dits complexes tels
que la formation des prix sur un marché ou des prises
de décisions ne faisant pas appel à une stricte
rationalité, rationalité impensable dans le
monde économique ou politique quotidien, où
l'homo economicus est un mythe.
Ils proposent
par exemple d'éclairer avec le formalisme quantique
le comportement de joueurs décrits par le paradoxe
d'Ellsberg. Il s'agit d 'un concept issu de la théorie
de la décision. Il montre que, face à un choix
comportant risque et incertitude, l'esprit humain tend à
écarter l'incertitude, quitte à prendre successivement
des décisions incohérentes (Voir http://www.senat.fr/rap/r11-286-1/r11-286-168.html).
Ceci surprend les économistes et les psychologues,
car de tels choix violent la formule des probabilités
totales, modèle classique pour calculer la probabilité
d'un événement (pour détails, voir Wikipedia
http://fr.wikipedia.org/wiki/Formule_des_probabilit%C3%A9s_totales).
Or cette même formule des probabilités totales
est aussi violée dans l'expérience des fentes
de Young, quand cette dernière montre qu'un électron
interfère avec lui-même. Pour expliquer cela,
un facteur dit terme d'interférence est utilisé.
Celui-ci peut expliquer les résultats " surprenants
" décrits par le paradoxe d'Ellsberg.
Les auteurs
de Quantum Social Sciences montrent que, dans le même
esprit, des décisions paradoxales de la vie économique
peuvent s'expliquer en faisant appel aux lois de probabilité
de la MQ.
Nous n'avons
pas ici le loisir de les suivre dans toutes leurs démonstrations.
Nous ferons une analyse plus détaillée du livre
ultérieurement. Certains des cas évoqués
peuvent paraître dans de nombreux cas relever du simple
bon sens. On peut d'ailleurs se demander pourquoi les chercheurs
en sciences sociales n'y avaient pas pensé plus tôt.
Cela tient en grande partie à l'ignorance de la physique,
et plus encore de la physique quantique, où se trouvent
la plupart d'entre eux. Ceci devrait changer, puisque Google
(toujours lui) et la Nasa viennent de lancer un Quantum Artificial
Intelligence Lab (voir https://www.nas.nasa.gov/projects/quantum.html
)
Aller
plus loin
Le commentaire
dun lecteur du NewScientist à la suite de
l'article précité de Andrei Khrennikov et Emmanuel
Haven « While rigorous mathematical modelling
of social phenomena is self-evidently a good thing, sticking
"Quantum" in front of anything other than the interactions
of subatomic particles seems to always result in pseudoscience »,
nous a paru injuste. Il est certain qu'aujourd'hui les publicitaires
n'hésitent pas à affirmer que tel ou tel produit
de consommation tire ses qualités de mystérieuses
propriétés quantiques, mais faut-il pour autant
renoncer à élargir au domaine de la science
macroscopique les acquis méthodologiques ayant fait
leur preuve dans le monde subatomique? La réponse est
évidement négative, comme nous l'avions montré
précédemment dans divers articles. Encore faut-il
le prouver.
Nous voudrions
pour cela faire appel à l'ouvrage que vient de publier
sur Arxiv 2) la physicienne Mioara Mugur-Schächter, ouvrage
dont nous avions signalé la parution dans un
article du 13 octobre. Il s'agit d'un travail très
ambitieux dans lequel l'auteur poursuit deux objectifs. D'une
part elle veut y préciser les substrats épistémologiques,
opérationnels et méthodologiques de la MQ. D'autre
part, sur la base de ces substrats, elle s'efforce de purger
la formulation mathématique dite Hilbert-Dirac de la
MQ de ce qu'elle considère comme des insuffisances
majeures. Il s'agit d'abord de labsence de toute représentation
formelle, déclarée et systématique des
entités et actes individuels qui interviennent dans
la conceptualisation. Il s'agit ensuite de labsence,
autrement importante, dune théorie des mesures
qui soit performante et formellement acceptable. Elle affirme
avoir réussi à éliminer ces diverses
insuffisances.
Donnons
ici quelques précisions pour les lecteurs non spécialistes.
L'ambition de Mme Mugur-Schächter a toujours été
de montrer que la MQ devrait se présenter sous une
forme la rendant plus intelligible qu'elle ne l'est, afin
d'être plus largement utilisable. Or elle pense avoir
dorénavant réalisé ce but, par voie constructive :
Dabord en termes qualitatifs mais formalisés,
et ensuite en termes mathématiques, à lintérieur
du formalisme Hilbert-Dirac. Dans un cadre mathématique
complété de points de vue sémantiques
(significations) grâce à lélaboration
qualitative préalable à laquelle elle s'est
livrée, elle estime avoir doté la MQ dune
représentation où le niveau de conceptualisation
individuelle est pleinement exprimé et clairement séparé
du niveau statistique-probabiliste. De plus la MQ se trouverait
ainsi dotée dune nouvelle théorie des
mesures, à la fois intelligible et cohérente.
Il en
résulterait une 2ème Mécanique Quantique
où la représentation des microétats bénéficierait
désormais d « un cadre rigoureusement
organisé du point de vue factuel, conceptuel, sémantique
et épistémologique, tout autant que du point
de vue mathématique ». L'ambition est
considérable. Mais, vu la technicité de la question,
il ne nous appartient pas de juger du résultat.
Notons
toutefois que cette 2ème Mécanique Quantique
devrait permettre de donner des réponses élégantes
aux questions posées par l'extension de la MQ aux sciences
sociales, objet du livre Social Quantum Science. Madame
Mugur-Schächter affirme en effet dans le dernier chapitre
du travail publié sur Arxiv qu'il existe une frontière
nette entre ce qui est spécifique exclusivement des
entités représentées, à savoir
des microétats, et dautre part, ce qui est spécifique
universellement, en relevant du formalisme Hilbert-Dirac en
tant que tel.
Autrement
dit, ce formalisme devrait permettre une représentation
particulièrement efficace de prévisions statistiques
probabilistes concernant tout phénomène du "réel
macroscopique", quil soit physique, social, psychologique
ou autres. Si ceci était exact, il serait plus adéquat
de parler, par exemple, de "Hilbert-Dirac Social Science",
plutôt que de "Quantum Social Science" .
Ainsi pourrait-il être répondu à l'observation
précitée du lecteur de l'article sur le NewScientis.
Mais on pourrait craindre que l'apparente technicité
de ce titre n'en éloigne le grand public.
Une
preuve expérimentale dans le domaine social ?
Cependant,
puisque comme toujours en sciences, les exposés théoriques
ne prennent toute leur portée que s'ils sont appliqués
à des cas expérimentaux, nous pourrions souhaiter
pour notre part que soit présentée une preuve
expérimentale de la 2ème Mécanique Quantique
de Madame Mugur-Schächter. Celle-ci affirme dans son
travail que de telles expériences pourraient être
réalisées, notamment, à partir de microétats
dinterférence. Mais nous voudrions suggérer
aussi, soit à l'auteur, soit à des lecteurs
ayant pris la peine de pénétrer les apports
innovants des travaux de Mme Mugur-Schächter, de proposer
d'autres expériences, et pourquoi pas dans le domaine
des sciences sociales étudiées par Andrei Khrennikov
et Emmanuel Haven ?
Cette
démarche permettrait d'éviter les cas tirés
de la physique quantique, qui exigeraient un minimum d'équipement
de laboratoire et dont les termes demeureraient ésotériques
pour beaucoup de personnes. Nous proposons donc de montrer
l'intérêt de la 2ème Mécanique
Quantique à propos d'un exemple relativement simple
inspiré par les nouvelles sciences sociales « quantiques »
? Le Paradoxe d'Ellsberg, mentionné au début
du présent article, pourrait semble-t-il être
utilisé à cette fin. Nous serions évidemment
heureux de publier ici un résumé de la démarche
visant à traiter le dit Paradoxe (sans mathématiques)
en utilisant l'approche de Mioara Mugur-Schächter.
Enfin,
en relation avec les informations et les considérations
qui précèdent, nous voudrions aussi saluer ici
un ouvrage important du physicien Franck Laloë, Comprenons
nous vraiment la Mécanique Quantique ? EDP Sciences
2011. Dans cet ouvrage sur lequel nous reviendrons
sont très clairement discutées les différentes
et très nombreuses interprétations auxquelles
a donné naissance à ce jour le formalisme de
la MQ. Notons qu'à notre connaissance, Franck Laloë
ne met nullement en doute la formulation mathématique
Hilbert-Dirac actuelle de la MQ. Il choisit de montrer seulement
à quel ensemble étonnamment riche d "interprétations"
différentes cette formulation a conduit. Ce qui, en
soi, est dores et déjà intrigant et sans
doute fertile.
Notes
1) Un
article des auteurs de Quantum Social Science paru dans
le NewScientist du 11 juillet 2013 résume leur approche.
Nous nous en sommes inspirés.
2) Cf
Mugur-Schächter. Arxiv http://arxiv.org/abs/1310.1728
ainsi que le travail proprement dit en .pdf http://arxiv.org/ftp/arxiv/papers/1310/1310.1728.pdf
« Principes d'une deuxième Mécanique
Quantique. Construction des fondements dune formulation
Hilbert-Dirac intelligible »,