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Aux
sources de la parole. Auto-organisation et évolution
Pierre-Yves
Oudeyer
Odile
Jacob Septembre 2013
Commentaires
par Jean-Paul Baquiast
21/09/2013
Pierre-Yves
Oudeyer, directeur de recherche à l'Inria, étudie
les mécanismes du développement sensori-moteur,
cognitif et social chez l'humain et chez les robots.
Suivant une approche multidisciplinaire, où les
sciences du numérique par- ticipent à
notre compréhension du vivant et de l'homme,
il s'intéresse au rôle de l'auto-organisation
et de l'apprentissage au cours des interactions entre
cerveau, corps et environnement physique et social.
Lauréat
du programme européen ERC et du prix Le Monde
de la recherche universitaire, il dirige l'équipe
Flowers à Inria et à l'Ensta ParisTech,
et a été chercheur au Sony Computer Science
Laboratory à Paris.
Page
personnelle http://www.pyoudeyer.com/AuxSourcesDeLaParole.htm
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Notre
ami le Pr Jean-Louis Le Moigne propose de mettre en exergue
de cette recension une citation quasi-prémonitoire
de Paul Valéry:
Lartificiel
est indispensable. Il est curieux que pour suivre exactement
la nature lartificiel soit indispensable
Cahier
Pléiade II, p. 838, C S XIV , V, 290, 1914
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Présentation
du thème du livre par l'auteur
Ce
livre traite principalement de deux sujets:
- le rôle de l'auto-organisation dans les origines et
l'acquisition de la parole, les interactions avec la sélection
naturelle, et la contextualisation de la question de la formation
des structures de la parole dans la réflexion plus
globale sur la morphogenèse en biologie.
- le rôle de la modélisation informatique et
robotique pour aborder ces questions, relatives à la
compréhension de l'homme, dans une approche systémique
Cf.
une présentation résumée des thèmes
abordés dans la première partie du livre:
http://www.pyoudeyer.com/ParoleetMusiqueOudeyer09.pdf
La
dernière partie du livre aborde quant à elle
une dimension nouvelle et importante par rapport aux textes
précédents: la modélisation de l'apprentissage
dirigé par la curiosité, sur les motivations
intrinsèques et sur le rôle de ces mécanismes
dans la découverte de la parole chez les nourrissons.
C'est la partie du chapitre 9, où est présentée
l'expérience du "Playground", qui montre
que ces mécanismes d'exploration spontanée et
de curiosité peuvent auto-organiser la formation d'étapes
développementales qui vont de la découverte
de son corps, à la manipulation d'objets, et enfin
à l'interaction vocale systématique avec les
autres.
Les deux textes ce-dessous introduisent cette thématiques.
Cependant, ils ne font pas le lien avec la formation des langues,
lien qui n'est fait pour le moment que dans le texte du livre:
http://www.pyoudeyer.com/kaplan-oudeyer-enfance.pdf
http://www.pyoudeyer.com/kaplan-oudeyer-revuephilo.pdf
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En 2003, c'est à dire
10 ans avant la parution de son dernier livre, Aux sources
de la parole, nous avions eu le plaisir de publier une présentation
de la thèse de Pierre-Yves Oudeyer, l'auto-organisation
de la parole ainsi qu'un long et fructueux entretien
avec l'auteur.
Les bases conceptuelles et méthodologiques
sur lesquelles s'était appuyé Pierre Yves Oudeyer
sont restées très voisines, ce qui prouve l'avance
qu'il avait prise sur la pensée scientifique consacrée
à l'émergence de la parole chez les humains.
On les retrouve dans le livre, ce qui permettra à nos
lecteurs de s'en informer en parcourant nos deux articles
précités avant d'entreprendre la lecture de
l'ouvrage proprement dit. Nous n'aurons en ce qui nous concerne
pas besoin d'y revenir dans la présente présentation,
puisqu'elles ont été discutées dans ces
deux articles.
Le livre, comme il était prévisible,
s'appuie sur des travaux de simulation robotique bien plus
développés que ceux qui étaient permis
à l'époque en travaillant sur les robots de
Sony. L'auteur a quitté Sony et à rejoint l'Inria,
organisme de recherche publique créé aux origines
du Plan Calcul et dédié aux technologies de
l'information et de la communication. Il y a mis en application,
en liaison avec d'autres chercheurs étudiant la robotique
développementale et sociale ses hypothèses sur
l'auto-organisation de la parole en travaillant sur des robots
de plus en plus perfectionnés. De tels robots, physiques
ou virtuels, sont utilisés par ailleurs aujourd'hui
pour la compréhension d'un grand nombre de mécanismes
propres au vivant, notamment à la genèse et
au rôle du cerveau chez l'homme.
Le livre réunit plusieurs approches
assez différentes. La première (chapitre 1 à
3) développe le concept d'auto-organisation et son
application au langage et à la parole. La seconde (chapitre
4) rappelle les théories, dont certaines se veulent
encore actuelles, concernant les origines de la parole. Ce
sont ces théories dont le livre permet de comprendre
des limites importantes. Il propose de les compléter
en les recontextualisant dans une approche systémique.
La troisième approche (chapitres 5,6, 7 et 8) décrit
en détail des modèles artificiels destinés
à renouveller de façon souvent approfondie les
théories traditionnelles, à partir de populations
de robots interagissant dans divers environnements. Ces développements,
à la différence du reste du livre, sont quelque
peu techniques, voire mathématiques. Ils n'intéresseront
que les spécialistes de la discipline. Le lecteur plus
généraliste pourra se limiter à les survoler.
La quatrième approche enfin (chapitres 9 et 10) tire
les conclusions épistémologiques de ce qui précède,
tant concernant les origines du langage (exaptation?) que
d'autres comportements plus ou moins complexes intéressant
non seulement les humains mais aussi beaucoup d'animaux.
Commentaires
Nous ne
reprendrons pas ici les nombreuses questions intéressant
la philosophie des sciences que pose le travail très
riche de Pierre-Yves Oudeyer. Comme indiqué ci-dessus,
le lecteur intéressé les retrouvera dans nos
deux articles cités en référence, ainsi
que les réponses et compléments de l'auteur.
L'ensemble demeure d'actualité.
Par contre,
plus de 10 ans après, l'utilisation de la robotique
comme outil pour comprendre sinon l'univers entier, du moins
le développement de la vie, est de plus en plus à
l'ordre du jour. A cet égard nous pouvons considérer,
pour l'en féliciter, que Pierre-Yves Oudeyer demeure
un des premiers scientifiques français (pour ne pas
dire quasiment le seul) qui puisse participer avec les compétences
suffisantes au vaste mouvement autour duquel se reconstruiront
la plupart des sciences, concernant l' « émergence »
d'un cerveau artificiel.
De l'avis
général des personnes s'intéressant à
l'évolution des sciences et leur impact sur les organisations
sociales, trois grandes révolutions, déjà
en cours, se préciseront dans les prochaines décennies.
Il s'agit de trois domaines se développant à
grande vitesse, sous la pression d'investissements tout autant
militaires que civils: le cerveau artificiel distribué,
la biologie synthétique et la prise en compte du rôle
des « bits quantiques » dans les mécanismes
modélisés par les sciences macroscopiques. Dans
les deux premiers, pour nous limiter à eux, ce que
l'auteur appelle la méthode de l'artificiel joue un
rôle particulièrement déterminant. Il
s'agit d'utiliser des populations d'entités robotiques
de plus en plus complexes et autonomes pour comprendre d'abord,
reproduire et étendre ensuite les phénomènes
que nous pouvons observer dans le monde naturel.
Le travail
de Pierre-Yves Oudeyer en donne un excellent exemple. Appliqué
au langage, nous pensons pour notre part qu'il ne se borne
pas à mieux faire percevoir es sources de la parole.
Il devrait permettre, s'il était développé
et étendu, d'introduire de la parole intelligible dans
des entités constituées de machines, d'automates
et de réseaux algorithmiques qui en sont dépourvues.
Cette parole sera d'autant plus intéressante qu'elle
ira bien au delà des paroles que peuvent échanger
les humains connectés à ces artefacts. Il s'agira
de contenus perceptifs et cognitifs tout à fait originaux.
En fait,
ces machines et réseaux disposent déjà
de volontés organisées autour de processus de
conquête plus ou moins spontanés, comme le montre
le développement aujourd'hui exponentiel d'entreprises
dont Google est l'exemple le plus éclatant, ou de systèmes
d'armes dits intelligents, utilisant par exemple des drones
de diverses catégories pour ne pas mentionner,
dans un autre domaines, les ambitions des religions de conquête
se déversant sur le web. Ces processus s'expriment
déjà par des langages et des paroles. Mais les
humains ordinaires ne les comprennent pas et, a fortiori,
sont incapables d'intervenir dans les échanges pour
tenter de les influencer...ceci d'autant plus que, pour des
raisons de compétitivité commerciale ou de secret
défense, les sources permettant de les analyser ne
sont pas facilement disponibles.
Il serait
pourtant indispensable de le faire, pour de simples raisons
tenant aux équilibres politiques et à la survie
de la démocratie. Si les humains ordinaires ne sont
pas capables de décrypter les langages des nouveaux
pouvoirs, la démocratie déjà bien compromise
disparaîtra rapidement. On dira que, au moins dans les
pays occidentaux, des myriades de sociologues et politologues
analysent déjà les langages utilisés
par les pouvoirs politiques et économiques. Mais ils
le font avec des outils classiques, qui ne permettent pas
d'identifier ou analyser les paroles et les processus langagiers
de ceux qui s'efforcent de nous dominer. Il serait impératif
dans ces conditions que des myriades de spécialistes
des systèmes artificiels et de leurs échanges,
formés à l'école dont Pierre-Yves Oudeyer
est un des meilleurs représentants français,
prennent le relais, en coopération d'ailleurs avec
les analystes plus classiques qui se formeraient à
cette occasion.
Malheureusement,
en Europe et a fortiori en France, il apparaît que nous
serions loin de pouvoir mettre en oeuvre de telles études.
D'une part, les compétences universitaires, comme le
montre la bibliographie du livre, ne dépassent pas
quelques dizaines d'individus. D'autre part les crédits
qui seraient nécessaires pour faire apparaître
les « sources » et les générateurs
des nouvelles paroles politiques visant à nous contrôler
sont quasi inexistants. Les financements comme nous l'avons
indiqué, restent essentiellement militaires, sous l'égide
de la Darpa, agence du département de la défense
et de la NSA, aux Etats-Unis ou - ce qui ne vaut pas mieux
- dans le cadre des financements considérables consentis
par les entreprises américaines du web pour conquérir
les milliards de cerveaux humains connectés à
Internet et au téléphone portable.
C'est
pourquoi nous pensons, pour en revenir au livre de Pierre-Yves
Oudeyer, qu'il est un peu triste de penser que, comme nous
le prévoyions (peut-être à tort), l'essentiel
de ses lecteurs se borneront à survoler sans les comprendre
en profondeur les chapitres consacrés à « la
méthode de l'artificiel ». Ce n'est pas
un reproche que nous faisons à l'auteur. Il n'est pas
responsable de l'incompétence de la plupart d'entre
nous dans ces domaines. C'est un reproche au système
éducatif français qui n'a pas encore perçu
l'importance véritablement politique de ces questions.