Article.
Le
concept de goulag électronique. Analyse critique.
Jean-Paul Baquiast 13/08/2013

Certains
goulags peuvent paraître attirants
Nous avions
signalé précédemment la pertinence de
l'analyse d'un représentant de l'Eglise orthodoxe russe,
assimilant à un goulag électronique le système
global de saisie, d'espionnage et de contrôle que les
services de renseignements américains, sous l'égide
de la NSA et du gouvernement fédéral, imposent
à toutes les formes d'expressions empruntant le support
de l'Internet et des réseaux numériques. 1)
Comment
ce personnage définit-il le goulag électronique
américain ?
«
Un camp de prisonniers électronique global...D'abord
l'on habitue les gens à utiliser de façon systématique
des outils de communication commodes avec les autorités,
les entreprises et entre eux. Très rapidement chacun
s'habitue de faon addictive à de tels services. Ceci
donne à ceux qui possèdent économiquement
et politiquement ces outils un pouvoir à la fois considérable
et terrifiant. Ils ne peuvent pas repousser la tentation de
s'en servir pour contrôler les personnalités.
Ce contrôle peut devenir beaucoup plus complet qu'aucun
de ceux exercés par les systèmes totalitaires
connus au vingtième siècle » .
Le terme
de goulag, rendu célèbre par le romancier Alexandre
Solienitzin, désigne classiquement le système
pénitentiaire russe. Celui-ci, encore en activité
sous une forme à peine "améliorée"
, est constitué de camps de travail et de détention
répartis aux frontières de la Russie. Ils enferment
des centaines de milliers de condamnés, dans des conditions
précaires sinon indignes. Il est très difficile
de s'en évader. Les peines sont souvent très
longue ou à perpétuité. La plupart des
prisonniers sont des détenus de droit commun, mais
un nombre non négligeable d'entre eux a été
et demeure des opposants politiques ou personnes poursuivies
pour des délits d'opinion. On peut se demander pourquoi
les systèmes pénitentiaires des démocraties
occidentales, dont les conditions de fonctionnement n'ont
guère à envier au goulag russe, ne souffrent
pas de la réputation infamante de ce dernier...sans
doute est-ce du au fait que l'arbitraire y est en principe
moindre.
Quoiqu'il en soit, le propre d'un goulag est d'être
mis en place et organisé par un pouvoir dominant qui
s'impose délibérément à des minorités
dominées. On ne parlerait pas de goulag, sauf par abus
de langage, si les conditions d'enfermement résultaient
de circonstances n'ayant rien à voir avec une volonté
de répression dictatoriale, patients dans un hôpital
psychiatrique ou personnes isolées sur un territoire
dépourvu de liaisons avec le reste du monde, par exemple.
Pourquoi
parler de goulag numérique ?
Sous
sa forme imagée, le terme de goulag désigne
un système d'enfermement physique ou moral condamnable
au regard des libertés civiques et des droits de l'homme.
Le monde des réseaux numériques mérite-t-il
d'être ainsi qualifié, alors qu'il est de plus
en plus considéré par ses milliards d'utilisateurs
comme un moyen d'émancipation hors pair. Rappelons
qu'il permet en effet non seulement les échanges par
l'internet mais aussi les communications faisant appel au
téléphone portable, dont la souplesse est sans
égal dans les pays dépourvus d'infrastructures
développées. Pour leurs utilisateurs ces deux
technologies apparaissent non comme des goulags mais au contraire
comme des élément incomparables d'émancipation.
Elles leur permettent en effet d'échapper à
l'enfermement au sein de modes d'expression traditionnels,
dominé par des autorités rigides, religieuses,
sociales, médiatiques.
S'imaginer
cependant que des solutions technologiques, représentant
des coûts considérables, viendraient subitement
s'épanouir dans nos sociétés pour le
seul bénéfice des citoyens et du jeu démocratique,
serait un peu naïf. Nul ne fait de cadeau à personne.
Si un service est rendu, il doit être payé. Il
en est de même d'ailleurs d'autres services de communication,
radiodiffusion et télévision. L'expérience
montre que leurs premiers bénéficiaires en sont
leurs promoteurs.
Ceux-ci
peuvent être regroupés en deux grandes catégories,
les entreprises commerciales et les administrations publiques.
Elles s'en servent prioritairement pour établir ou
renforcer leur influence sur les individus, considérés
soit comme des consommateurs soit comme des administrés
ou des électeurs. Il n'y a pas de mal à cela,
dans la mesure où dans nos sociétés la
vie économique et la vie politique reposent en grande
partie sur des entreprises commerciales ou des administrations
publiques. Les rares citoyens qui voudraient cependant utiliser
les ressources des technologies numériques pour de
doter de nouveaux espaces de communication et de création
devraient se persuader que ceci ne pourra venir que de leurs
propres efforts.Il y a plus cependant à prendre en
considération.
Les sociétés
occidentales, en Amérique mais de plus en plus en Europe,
ont découvert ces dernières années ce
qui était une réalité depuis les origines
de l'informatique, mais qu'elles ne voulaient pas ou ne pouvaient
pas voir: les réseaux numériques sont de bout
en bout les produits de technologies et d'entreprises développées
aux Etats-Unis et restées très largement sous
le contrôle du pouvoir scientifique, économique
et culturel de ce qu'il faut bien appeler le lobby militaro-industriel
américain. Les autres puissances mondiales, peu averties
dans des domaines où la Silicon Valley (si l'on peut
employer ce terme imagé) s'était donné
un monopole historique, s'efforcent actuellement de rattraper
leur retard. C'est le cas notamment de la Russie et surtout
de la Chine. Mais elles sont encore loin du compte. Quant
à l'Europe, elle dépend très largement
des Etats-Unis, dont elle est en ce cas comme en d'autres
une sorte de satellite.
Or le
grand écho qu'ont pris les révélations
faites par Edward Snowden, dans l'affaire initialement qualifiée
de PRISM/NSA/Snowden tient précisément â
la découverte du pouvoir donné à l'Empire
américain par l'espionnage tous azimuts découlant
de l'utilisation que nous faisons de l'internet, du téléphone
et autres technologies numériques. Il s'agit d'un pouvoir
si complet et si imparable, du moins à ce jour, que
le terme de goulag électronique paraît parfaitement
adapté. De plus ce pouvoir, même s'il résulte
de grandes évolutions technologiques et géo-stratégiques
paraissant dépasser la responsabilité d'individus
déterminés, fussent-elles celles des POTUS (Presidents
of the Unites States) et de leur entourage, relève
cependant dans le cas de la NSA et des autres agences de renseignement,
de volontés humaines bien identifées. L'actuel
POTUS, précisément, ne s'en cache pas. Au contraire,
il s'en félicite.
Si nous
admettons ces prémisses, nous pouvons revenir sur les
grands traits du goulag électronique en question.
Un
goulag attrayant mais d'autant plus enfermant
L'actualité
récente nous permet de préciser l'analyse 2).
Le 8 aout 2013, le propriétaire du site américain
Lavabit annonçait qu'il cessait son activité
sous les pressions de l'administration fédérale.
Il offrait en effet jusque là des services se voulant
sécurisés à des centaines de milliers
d'utilisateurs recherchant la possibilité d'échapper
à l'inquisition rendue possible par la transparence
de l'internet. Or la NSA lui avait imposé de lui livrer
des informations confidentielles concernant certains de ses
clients, ce qu'il avait refusé de faire. Peu après,
il était suivi dans ce refus par le site Silent
Circle qui offrait des services analogues. D'autres services
en ligne de même nature ont probablement fait le même
choix. Le Guardian qui dès le début de la crise
NSA/Snowden s'était fait le porte parole de ce dernier
donne régulièrement des précisions sur
l'évolution des rapports de force entre la NSA et les
professionnels du web.
L'intransigeance
de la NSA ne devrait pas surprendre en France où la
législation interdit depuis longtemps l'usage de systèmes
de communications cryptées susceptibles d'échapper
aux investigations des services de police ou de contre-espionnage.
Ceci ne scandalise que peu de gens dans la mesure où
l'on présume généralement que ce seraient
les activités criminelles qui feraient principalement
appel à de telles facilités.
Il faut
cependant tirer quelques conclusions de cet événement
concernant la pertinence du concept de goulag électronique
appliqué au monde des réseaux numériques
actuels. Que peut-on en dire?
1. Il
s'agit d'abord d'un univers de plus en plus global et inévitable,
auquel celui qui veut s'exprimer et communiquer peut de moins
en moins échapper ceci d'ailleurs tout autant
dans les sociétés peu développées
que dans les sociétés avancées. Autrement
dit l'Internet est inévitable et à travers lui
sont inévitables les divers contrôles qu'il permet.
Il reste évidemment possible à qui veut rester
discret de faire appel à la parole, au geste et à
l'écrit sous leurs formes traditionnelles, à
condition d'éviter tout support susceptible d'être
ensuite numérisé et diffusée. Autant
dire que la moindre activité ayant une portée
un tant soit peu sociale pourra être ou sera enregistrée,
mémorisée et le cas échéant, commentée,
manipulée voire déformée par des tiers,
bien ou mal intentionnés.
Les contrôles
sont d'autant plus inévitables que les technologies
utilisées s'automatisent de plus en plus, permettant
de traiter des flots de meta-données et de données
par milliards à la minute. Les humains seront de moins
en moins nécessaires, tant dans la définition
des cibles que dans l'application des sanctions. 3). Nous
avons ici depuis longtemps signalé cette évolution
inévitable.
2. Or
cet univers n'est pas innocent. Il est aux mains, plus ou
moins complétement, de pouvoirs se voulant totalitaires,
c'est-à-dire cherchant à connaître, contrôler
et le cas échéant faire disparaître des
pouvoirs plus faibles s'efforçant d'échapper
à leur emprise. Ceci n'a rien en soi de scandaleux.
Il s'agit d'une loi générale s'exerçant
depuis l'origine de la vie au sein de la compétition
entre systèmes biologiques. Un organisme, une espèce,
un ensemble de solutions vitales qui ne peuvent pas s'imposer
comme totalitaires sont menacés de disparition, au
moins dans leur niche vitale. Leur premier réflexe
est donc d'éliminer ou tout au moins de contrôler
leurs concurrents.
Les réseaux
numériques subissent, comme toutes les constructions
sociétales, l'influence des systèmes de pouvoirs
plus généraux qui dominent les sociétés
dans leur ensemble. Parmi ceux-ci, on distingue classiquement
les pouvoirs politiques, les pouvoirs économiques et
les pouvoirs médiatiques. Ces systèmes de pouvoirs
sont personnifiés par des couches sociales ou des individus
relevant de ce que l'on nomme les élites ou les oligarchies.
Même si leurs intérêts propres divergent
éventuellement selon les lieux et les périodes,
ces élites et oligarchies se retrouvent généralement
unies au niveau global pour défendre leur domination.
On estime très sommairement qu'elles représentent
environ 1% de la population mondiale, s'opposant à
99% de personnes ou d'intérêts n'ayant pas pour
diverses raisons la capacité de dominer. Les Etats
et leurs administrations sont généralement,
même dans les sociétés démocratiques,
au service des minorités dominantes, sinon leur émanation
directe.
3. La
description ci-dessus convient parfaitement pour désigner
ce qu'il est devenu courant dans le langage politique engagé
d'appeler le Système, avec un S majuscule. On
dénonce le Système, on s'engage dans des actions
anti-Système...Certaines personnes se demandent à
quoi correspond exactement ce Système. Elles ne reçoivent
pas toujours des réponses précises. Pour nous,
les réponses sont sans ambiguïté. Elles
correspondent à ce que nous venons d'évoquer,
la domination de 1% d'oligarchies et d'activités associées
s'imposant au reste des population. On remarquera que le Système,
dans cette acception, n'est pas lié seulement au système
capitaliste, ou au système de l'américanisme.
Il s'agit d'une structure absolument générale,
identifiable sous des formes très voisines dans tous
les régimes politiques et dans toutes les parties du
monde. Plus généralement, nous y avons fait
allusion dans d'autres articles, il s'agit de formes de pouvoir
émergeant spontanément de la compétition
darwinienne entre systèmes biologiques.
Ceci veut-il dire que rien ne pourra jamais modifier cette
inégalité fondamentale? Les combats pour l'égalité
et une plus grande démocratie sont-ils d'avance voués
à l'échec? Disons que des formes souvent différentes
de répartition des pouvoirs se rencontrent nécessairement.
Certaines d'entre elles peuvent laisser une plus grande place
aux responsabilités de la périphérie
ou de la base. Ce sont sans doute celles-là qu'il conviendra
d'encourager. Mais d'une façon générale,
des structures parfaitement égalitaires ne semblent
pas envisageables. Elles signifieraient la fin de toute évolution,
une sorte de mort cérébrale. Si bien d'ailleurs
qu'elles ne sont jamais apparues spontanément.
Ajoutons
que les grands systèmes de pouvoirs identifiables aujourd'hui
au sein des réseaux numériques correspondent
à ceux qui dominent la sphère géopolitique
dans son ensemble, tout au moins dans les domaines technologiques
et scientifiques. Les Etats-Unis et le cortège des
pays qui sont sous leur influence pèsent du poids le
plus lourd. La Russie est en train de reprendre une certaine
influence. La Chine constitue une force montante. Mais il
est encore difficile de mesurer son poids actuel.
4. Les
activités qui sont identifiables au sein des réseaux
numériques, qu'elles proviennent des agents dominants
ou des dominés, se partagent entre activités
licites et activités illicites ou criminelles.
On retrouve là encore un trait général
s'appliquant à l'ensemble des sociétés
suffisamment organisées pour se doter d'une règle
de droit et des moyens administratifs et judiciaires de la
faire appliquer. Qui dit règles de droit ou contraintes
d'ordre général dit aussi tentatives réussies
ou non pour y échapper. Certes, sauf dans les pays
pénétrés en profondeur par des mafias,
les activités licites sont les plus nombreuses. Mais
il suffit de quelques acteurs se livrant à des activités
illicites ou criminelles pour pervertir l'ensemble. D'où
le consensus social s'exerçant à l'égard
des institutions et personnes visant à identifier et
empêcher de s'exercer les activités illicites.
Ceci d'autant
plus que l'Internet tolère, sinon encourage l'anonymat.
Derrière cet anonymat prolifère ce que l'on
nomme de plus en plus une poubelle, c'est-à-dire une
abondance de propos malveillants. L'opinion considère
que les contraintes de police et de contrôle sont le
prix à payer pour le maintien d'un minimum d'ordre
public sur le web. Cette tolérance peut laisser le
champ libre à divers abus de la part des autorités
de contrôle. Mais ces abus restent, tout au moins pour
le moment, très peu visibles. La plus grande partie
des utilisateurs ne s'estiment donc pas - tout au moins pour
le moment - concernés.
5. Il
résulte de tout ce qui précède que les
entreprises ou individus exerçant leurs activités
au sein des réseaux numériques sont de facto
obligés de se conformer aux lois et règlements
mis en place par les pouvoirs dominants, non seulement pour
prévenir et combattre les activités illicites,
mais plus généralement pour assurer leur maîtrise
sur l'univers numérique. Ceux qui veulent échapper
aux contraintes ainsi définies par les pouvoirs dominants,
qu'elles prennent une forme légale ou spontanées,
risquent en effet d'être considérés comme
encourageant le crime et la fraude, sous leurs différentes
formes. Au tribunal de l'opinion publique, ils n'échapperont
pas à ce reproche. Seuls pourraient s'en affranchir
des activistes masqués ou anonymes, dont l'influence
restera marginale. Les activistes seront en effet obligés
à un jeu de chat et de la souris dont ils ne sortiront
pas vainqueurs. Malgré l'anonymat prétendu offert
par les réseaux numériques, les moyens de contrainte
dont disposent les Etats et leurs administrations s'imposeront
toujours. Il faudrait un effondrement social global, y compris
au niveau des forces de sécurité et de défense,
pour que ces moyens de contrainte perdent de leur influence.
6. Le
goulag numérique ainsi décrit serait-il si oppressant
qu'il serait progressivement rejeté par les intérêts
et individus dominés sur lesquels il s'exerce? Pas
du tout, car il s'agit en fait de ce que l'on pourrait nommer
un goulag attrayant. S'il enferme étroitement
les acteurs, il leur offre aussi des compensations. La constatation
a été souvent faite à l'égard
de systèmes de contrôle des comportements s'exerçant
à travers la publicité commerciale et la télévision.
La plupart des citoyens sont près à « vendre
sinon leur âme, du moins leur sens critique et leur
droit à l'autonomie, à condition de bénéficier
d'une promotion publicitaire ou de quelques minutes d'antenne.
Il en
est de même en ce qui concerne le rapport des individus
avec les réseaux dits sociaux, vivant de la marchandisation
des données personnelles. La plupart des gens sont
près à confier à ces réseaux des
informations confidentielles les concernant, fussent-elles
gênantes, pour le plaisir d'être identifiés
plus ou moins largement par le public. Ainsi espèrent-ils
sortir de l'anonymat, qui est la pire des malédictions
dans un monde où tout le monde est censé communiquer
avec tout le monde. On objectera que beaucoup de ceux se dévoilant
ainsi restent suffisamment prudents pour ne pas livrer de
vrais secrets pouvant les mettre en danger. Mais ce n'est
pas le cas quand il s'agit de personnalités faibles
ou d'enfants., cibles précisément des activités
potentiellement criminelles.
7. La
description du goulag numérique proposée ici
ne peut évidemment être considérée
comme décrivant de façon exhaustive la diversité
des situations qui se rencontrent au sein des réseaux
numériques. Il s'agit seulement d'un schéma
très général comportant des exceptions.
On trouve dans la réalité quotidienne de nombreux
cas montrant que des acteurs particuliers échappent
momentanément ou localement à la domination
et au contrôle que tentent d'imposer les pouvoirs dominants.
Ceci fut illustré récemment par la suite des
évènements survenus lors de la crise NSA/Snowden.
D'une part les grands acteurs du web ont fini par s'inquiéter
de l'inquiétude et la désaffection d'un nombre
grandissant de leurs clients, de plus en pls gênés
par les intrusions croissantes non seulement des pouvoirs
de police mais des services marketing des entreprises. Concernant
le pouvoir fédéral américain, les acteurs
du web interviennent actuellement auprès de Barack
Obama pour faire alléger les contrôles qu'exercent
sur leurs fichiers les différentes agences de renseignement,
agissant pour leur compte propre ou à la demande des
administrations chargées de l'application des différentes
réglementations en vigueur: fiscalité, douanes,
environnement, etc.
D'autre
part, comme nous l'avons vu, soit aux Etats-Unis mêmes,
soit dans de nombreux autres pays, de nouvelles entreprises
offrant la possibilité d'échapper non seulement
à l'espionnage et au contrôle mais à une
publicité devenue oppressante ne cessent de se créer.
Leur succès reste limité vu la répression
qu'elles suscitent, mais elles exercent cependant un contre-pouvoir
non négligeable. L'enfermement imposé par le
goulag numérique global reste cependant son caractère
dominant.
Une
évolution systémique
Nous pouvons
évoquer une dernière question, souvent posée
par les personnes qui découvrent les problèmes
évoqués ici: existe-t-il au sein du goulag numérique
des individus ou groupes d'individus clairement identifiables
qui organiseraient en dernier ressort les dominations ainsi
mises en place. Lorsqu'il s'agissait du goulag soviétique
sous ses formes les plus arbitraires, on pouvait dans l'ensemble
identifier les « organes », notamment
au sein du parti, qui mettaient en oeuvre ce goulag, décidaient
qui devaient y être enfermé, et ce que serait
leur sort. Les conspirationnistes, pour qui tous les éléments
négatifs de nos sociétés résultent
de complots organisés, répondront que la même
situation prévaut concernant ce que nous avons évoqué
ici sous le terme de goulag électronique. Il devrait
selon eux être possible d'identifier les entreprises
et au sein de celles-ci les responsables organisant la domination
des grandes forces s'exprimant à travers les réseaux
numériques.
Il serait
naïf de prétendre que ce n'est pas le cas, mais
il serait tout aussi naïf de ne pas admettre que les
phénomènes de l'ampleur évoquée
ici ne dépendent pas seulement d'initiatives personnelles
identifiables. Il s'agit de grands mouvements sociétaux
affectant le monde moderne dans son ensemble. Certains individus
ou intérêts y sont plus actifs que d'autres,
mais ils ne peuvent à eux seuls être tenus responsables
de la totalité des phénomènes.
C'est
à ce stade du raisonnement qu'il est intéressant
d'évoquer à nouveau notre concept de système
anthropotechnique, présenté dans notre essai
"Le paradoxe du Sapiens". Ce concept s'applique
parfaitement à l'analyse qui précède.
Les grands acteurs de l'évolution en cours ne sont
pas seulement des groupes humains. Mais il ne s'agit pas non
plus de systèmes technologiques autonomes. Il s'agit
de la conjonction de groupes humains dont l'analyse relève
de l'anthropologie ou de la politique, associés en
symbioses étroites avec des promoteurs de systèmes
technologiques dépendant de contraintes relevant de
l'analyse scientifique et industrielle. Le tout prend des
formes et configurations très variables, selon les
pays, les époques et les domaines. L'évolution
darwinienne globale résultant de la compétition
des différentes entités anthropotechniques ainsi
formées s'impose au monde de la même façon
que s'était imposé jusqu'à présent
l'évolution biologique et sociétale.
Ajoutons
que prendre toute la mesure de phénomènes de
cette ampleur est quasiment impossible aux observateurs que
nous sommes, puisque nous sommes inclus dans les mécanismes
que nous voudrions décrire objectivement, et donc incapables
de se donner le recul théoriquement nécessaire.
Notes
1) Cf notre article "Comment définir le Système
et comment lutter contre lui ?" http://www.europesolidaire.eu/article.php?article_id=1148&r_id=
2) Fermeture
de Lavabit. Voir The Guardian
http://www.theguardian.com/technology/2013/aug/08/lavabit-email-shut-down-edward-snowden
3) Voir
une déclaration du General Keith Alexander, patron
de la NSA NSA head: Replace would-be Snowdens with computers
to stop future leaks http://rt.com/usa/nsa-snowden-former-job-future-257/
Commentaire
du Pr Jean-Louis Le Moigne, que je remercie
Le lecteur
convient volontiers que si il ne trouve ici aucune certitude
simposant sans alternatives à lintelligence
humaine, il note beaucoup de plausibles dans la phase diagnostic
et un peu moins dans la phase pronostic.
Ce qui
bien sûr incite à explorer dautres plausibles
(Toujours explorer le champ des possibles), en
remettant en question lexclusivité de lHypothèse
initiale que vous rappelez très bien en conclusion
"
L'évolution darwinienne globale résultant de
la compétition des différentes entités
anthropotechniques ainsi formées s'impose au monde
de la même façon que s'était imposé
jusqu'à présent l'évolution biologique
et sociétale. Ajoutons que prendre toute la mesure
de phénomènes de cette ampleur est quasiment
impossible aux observateurs que nous sommes, puisque nous
sommes inclus dans les mécanismes que nous voudrions
décrire objectivement, et donc incapables de se donner
le recul théoriquement nécessaire "
Certes
vous assumez implicitement le paradoxe qui va rendre au lecteur
son droit au changement de regard Si il est impossible
à lobservateur de prendre toute la mesure du
phénomène comment pourrait-il être
certain que lévolution darwinienne (laquelle
nest pas si simple et irréductible à
une seule loi invariante) puisse seule simposer
au monde : .Au mieux on pourrait dire dans une certaine
mesure et dans un certain contexte actuellement identifiable
!
Dés
lors, si cette hypothèse ne peut plus être exclusive,
nous retrouvons notre respiration intellectuelle et nos relisons
quelques pages de Montaigne (et de tant dautres) vivant
aux pire moments des inquisitions & colonisations. Par
exemple en nous souvenant que le % de cyniques ignobles que
lon trouve chez les dominants est le même
celui quon trouve chez les dominés
!
Dés
lors, les dynamiques passent par des bifurcations qui peuvent
se vouloir, et plutôt que seulement être subies.
Je pense à E Klein enseignant cette année aux
ingénieurs que la Science navait pas le monopole
de la raison et de son bon usage et que les indiens dAmazonie
oubliée raisonnaient aussi correctement quun
ingénieur centralien ! Quel changement de regard !
Ne faut-il
pas tenir pour micro bifurcation contemporaine, par exemple,
létonnant sursaut populaire provoqué
par laffaire Snowden et consorts ? Une éducation
qui nous accoutume à une vie entre Ordre et Désordre,
sans jamais tenir pour définitivement meilleur un Ordre
quel quil soit, celui du Goulag ou celui du Paradis,
est ce vraiment inconcevable ?
Je ne
développe pas dautant plus que mes perceptions
sont très locale (comment cela se vit
il en Corée ou en Palestine ?).Mais pour linstant
je suis toujours tenté de ne pas me résigner
aux fatalismes (fussent-ils présumés darwiniens)
et à activer les changement de point de vue,
assumant par là même leur conséquence
: limprédictibilité des résultats
espérés ou calculés.
Bien amicalement.
JL²M
Jean-Louis Le Moigne
jl.le-moigne at wanadoo.fr