Sciences
politiques. Le
Système va-t-il connaître un Grand Effondrement
?
Jean-Paul Baquiast 25/06/2013

On
entend souvent affirmer, de la part de commentateurs de l'actualité
politique mondiale, que « le Système »
vit ses derniers jours. Des crises s'enchainant à d'autres
crises, le Système, selon eux, marcherait, plus ou
moins rapidement, vers une crise finale, un Grand Effondrement.
Mais qu'entendent
en général par le terme de Système ceux
qui portent un tel jugement? Ils en donnent une définition
sans doute réaliste mais inquiétante pour les
défenseurs d'une authentique démocratie, ou
gouvernement du peuple par le peuple. Pour eux, le Système
se caractériserait par la domination, au niveau mondial,
d'une petite minorité (dite des 1%) s'imposant au 99%
des sujets obligés faute de ressources suffisantes,
d'accepter cette domination. Les 1% se retrouvent partout:
dans l'économie, dans la société, dans
les médias. Ils prennent des formes différentes
selon les pays et les sociétés, mais chaque
fois que nécessaire, si la défense de leurs
pouvoirs l'exige, ils réussissent à s'entendre.
Ajoutons que les femmes, en tant que composantes de la diversité
sociale, se retrouvent plus souvent parmi les 99% de dominés
que parmi les 1% de dominants.
Certains
ethnologues pensent qu'une telle domination par une minorité
de riches et de puissants, très majoritairement masculins,
n'est que la traduction, au plan d'une planète mondialisée,
des anciennes inégalités dans la répartition
des pouvoirs ayant toujours caractérisé les
sociétés humaines et leurs évolutions
à travers l'histoire. Elle se retrouverait sous des
formes primitives dans les sociétés animales.
Ceci ne voudrait pas dire que cet ordre, ainsi défini,
serait viable en lui-même, voire capable de se perpétuer
indéfiniment. Ceci voudrait dire par contre que si
des esprits audacieux voulaient qu'il change, ils devraient
faire un énorme effort intellectuel pour proposer des
solutions de remplacement ayant quelques chances de s'imposer.
On ne peut se battre que si l'on visualise clairement les
objectifs que l'on poursuit.
Aujourd'hui
cela n'est pas le cas. Aucun modèle d'anti-Système
n'est crédible, n'en déplaise à leurs
promoteurs. Ou bien ils paraissent utopiques, ou bien l'expérience
montre qu'ils n'aboutissent qu'à renforcer le Système.
Il faudrait donc de nouveaux arguments, vraiment innovants,
pour montrer que le Système vit ses derniers jours.
En fait, tel l'oiseau Phoenix, le Système pourrait
mourir sous une certaine forme mais il ressusciterait immédiatement
sous une autre. N'est-ce pas ce que semble démontrer
une lecture rapide de l'actualité géo-politique
mondiale?
Le
Système est-il en crise ?
Les critiques
du Système, avec beaucoup de bonnes raisons, considèrent
que le Système s'exprime d'une façon particulièrement
visible par la domination que les Etats-Unis, imposent au
reste du monde. Mais ils admettent que, du fait de son caractère
mondialisé, ce même Système se retrouve
sous des formes voisines dans tous les grands pays. Or, selon
eux, tant aux Etats-Unis qu'ailleurs, le Système, ainsi
défini se révèlerait aujourd'hui en crise
partout. Est-il donc sérieusement menacé ?
Différentes
évolutions à long terme paraissent justifier
ce pronostic, plutôt optimiste aux yeux des militants
qui voudraient combattre le Système. Il y a d'abord
les reculs de l'influence américaine qui avait modelé
les soixante dernières années: perte de puissance
de l'appareil militaire classique, qui ne paraît plus
capable de mener de nouvelles campagnes de grande ampleur,
la dernière étant la guerre en Afghanistan
crise économique latente, se caractérisant par
la désindustrialisation et une baisse (très
relative) des niveaux de vie perte d'influence diplomatique
au Moyen Orient, en Amérique latine, en Asie du sud-Est,
devant la montée en puissance de nouveaux acteurs ou
la remise en selle de la Russie. Si l'Amérique demeure
la première des super-puissances, ce n'est plus l'hyper-puissance
que certains avaient cru voir il y a quelques années.
De son
côté, la Russie n'est plus la seconde grande
puissance qu'elle était du temps de la guerre froide.
Bien qu'ayant retrouvé un rôle d'arbitre au Moyen
Orient, elle n'est pas encore capable de proposer de solutions
durables au reste du monde, comme l'ancienne Russie soviétique
avait tenté de le faire. Elle reste partagée
entre un autoritarisme résurgent et l'adoption des
solutions les plus contestables du libéralisme économique
par lequel s'exprime le Système. Elle n'échappera
donc pas à la crise de celui-ci. Ce ne sera sous une
version « russe » que le Système pourra
survivre.
Il en
est de même des autres formes adoptées par le
Système dans les autres parties du monde. Toutes paraissent
en crise. C'est une telle crise qui handicape les membres
du BRIC, Brésil et Chine en particulier. Le Brésil
n'a pas développé de voie originale entre une
volonté de démocratisation politique et la prise
en mains de la société par les intérêts
spéculatifs internationaux. La Chine pourrait laisser
penser qu'elle a pu concilier l'ouverture au capitalisme et
le maintien de structures politiques ayant conservé
certaines des valeurs du communisme. Mais l'expérience
montre qu'il n'en est rien. Une certaine ouverture à
la démocratie (démocratie à la chinoise,
notamment par les réseaux du web) n'empêche pas
la coexistence des vices anciens, la corruption, l'autoritarisme,
et des vices nouveaux, tenant à la domination d'une
nouvelle couche de super-riches très peu différente
de celle qui domine l'Occident.
L'Europe
pour sa part aurait pu mettre en oeuvre une solution originale,
reposant sur une sorte d'humanisation progressive du Système.
Elle aurait conjugué un libéralisme politique
indéniable, une approche fédérale subsumant
les antagonismes nationaux et, au plan économique,
la synthèse entre un nécessaire libéralisme
dans les domaines des industries de la consommation et un
retour à des politiques publiques d'investissement
et de gestion dans le domaine des infrastructures. Mais elle
n'a pu affirmer cette originalité potentielle, devant
la coalition des influences atlantistes internes et l'opposition
extérieure des Etats-Unis, pour qui la réussite
d'une solution européenne à la crise du Système
serait ressentie comme une défaite majeure. Ce ne sera
donc pas l'Europe, à supposer qu'elle en ait l'intention,
qui provoquera une remise en cause salvatrice du Système.
Le Système, s'il s'effondrait, s'effondrerait aussi
en Europe.
Les
rebonds du Système
Les difficultés
rencontrées par les différentes variantes du
Système signifient-elles cependant pour lui une crise
générale, peut-être avant-coureuse du
Grand Effondrement évoqué plus haut ? Rien ne
permet de le penser. On peut au contraire estimer que le Système,
caractérisé pour l'essentiel par la domination
des 1% de grands privilégiés sur un vulgum pecus
de 99%, se poursuit et se poursuivra. Il fait montre en effet
d'une grande résilience.
D'une
part la domination du Système se poursuit partout sous
ses formes traditionnelles. L'appropriation capitaliste-libérale
des richesses du monde, ou de ce qu'il en reste, n'est nulle
part remise en cause. Nulle part, même dans les parties
de la planète les plus menacées, un ordre nouveau
plus ménager des ressources et de l'avenir ne s'est
imposé. Au plan social, l'apparition de classes dites
moyennes n'a pu remettre en cause les hiérarchies en
place. Ces classes moyennes n'ont pas accès aux grandes
décisions, elles sont cantonnées dans la consommation
et les jeux, panem et circenses, disaient les Romains.
Quant
au grand rêve de démocratisation nourri chez
certains idéalistes par la généralisation
des réseaux numériques, prétendument
ouverts à tous, le scandale dit PRISM-NSA-Snowden montre
aujourd'hui ce qu'il en est. Ces réseaux et les idées
qui les parcourent sont étroitement contrôlés
par de très étroite minorités de décideurs
nous pourrions dire de conspirateurs émanant
du coeur du Système. Aux Etats-Unis, les "activistes"
du web commencent à comprendre que l'explosion de l'usage
des "algorithmes intelligents" financés par
les services secrets (NSA, CIA) profite à la fois à
ces mêmes services et à Wall Street. Ce sont
les profits spéculatifs des banquiers qui ont permis
indirectement à l'Etat, via les prêts de la Réserve
Fédérale, de se doter à crédit
de moyens militaires considérables. En retour la puissance
de l'US Army protège partout dans le monde la domination
des banques américaines, comme l'ont montré
les suites de la crise de 2008.
Plus généralement,
si comme certains auteurs le pensent 1), la capacité
d'utiliser les "big data" générées
par l'universalisation de la numérisation (de la "datafication",
selon l'expression utilisée) changera le rapport au
monde, ceci ne se fera qu'aux bénéfices des
rares privilégiés maîtrisant les outils
nécessaires.
Une démocratisation
résultant de l'accès de tous aux big data ne
pourrait survenir si elle comportait une vraie menace pour
la pérennité du Système. Ceci ira jusqu'à
la mise à mort (accidentelle) des lanceurs d'alerte
les plus dangereux. L'accident automobile ayant provoqué
il y a quelques mois la mort d'un journaliste whistleblower
aurait pu être provoqué par l'intervention de
cyber-hackers opérant sur sa voiture. Il y aura certainement
d'autres lanceurs d'alerte, à l'exemple d' Edward Snowden.
Mais ils le feront, comme lui, au péril de leur vie.
Si certains auteurs critiquant le Système sont tolérés,
c'est parce qu'il sont à peu près inaudibles.
S'ils devenaient vraiment dangereux pour l'avenir du Système,
ils disparaitraient, d'une façon ou d'une autre.
En ce
qui concerne cet avenir, il est certes possible de faire confiance
aux hasards de ce que les experts en systémique nomment
l'Emergence pour espérer que d'un chaos généralisé
encore imprévisible, né de contradictions inattendues
du Système, pourrait naître un ordre nouveau
actuellement indéfinissable. Celui-ci, tout en provoquant
la mort du Système, serait fécond. Mais un tel
espoir parait relever aujourd'hui d'une sorte de foi quasi
religieuse.
Bien sûr,
se persuader à l'avance que rien ne pourra renverser
le Système fait éminemment le jeu de celui-ci.
Mais à l'inverse mener contre lui des sortes de charges
de Reichshoffen conduisant à la destruction de toute
la cavalerie serait tout aussi suicidaire.
1) Voir l'ouvrage éponyme de Viktor Mayer-Schönberger
et Keneth Cukier, dont nous rendrons compte prochainement.