Article
L'artificialisation des données naturelles et leur
appropriation par des intérêts commerciaux et
politiques
Jean-Paul Baquiast 06/06/2013

Un
agent de Google opérant dans les Alpes
Appelons
données ou informations naturelles celles que produisent
et échangent les organismes vivants, soit en leur sein,
soit entre organismes d'une même espèce, soit
entre espèces. Donnons quelques exemples. Un organisme
produit des données au sein même de son organisme,
par exemple lorsque l'estomac signale aux autres organes,
via le cerveau, qu'il a fait le plein d'aliments. Les organismes
échangent des données entre eux, au sein d'une
même espèce, par exemple pour permettre aux mâles
et femelles de se rencontrer. Enfin, entre espèces,
bien que plus rares, de nombreux échanges permettent
la coopération en vue de la survie. Ainsi lorsqu'une
proie signale à ses congénères l'arrivée
d'un prédateur, d'autres espèces pouvant elles-aussi
craindre ce prédateur en profitent pour se mettre à
l'abri.
Les organismes vivants ne sont pas équipés de
systèmes émetteurs et récepteurs analogues
à ceux mis au point par les humains. Ils n'ont pas
non plus de bibliothèques d'informations ou d'ordinateurs
analogues aux nôtres pour stocker les données
qu'ils produisent ou qu'ils reçoivent. Néanmoins,
comme l'a montré la bionique, ou science de l'étude
des organes biologiques visant à les imiter par l'intermédiaire
de techniques artificielles, de telles capacités informatiques
naturelles se trouvent en nombre quasiment illimité
au sein des écosystèmes.
C'est une des principales activités de la biologie
que d'en faire dans un premier temps l'inventaire, puis d'essayer
de comprendre les échanges et quasi-langages en découlant.
Lorsque ces points sont éclaircis, la science s'efforce
de remplacer la production des données naturelles par
des processus faisant appel à l'artificiel, toute les
fois que s'y attache un intérêt suffisant. Ainsi,
des composés pharmaceutiques peuvent être utilisés
pour suppléer à la défaillance de messages
naturels dans les communications internes au corps humain.
On peut donc nommer artificialisation des données naturelles
le processus général consistant à comprendre
les données ou informations produites par les langages
naturels et à les remplacer par des données
artificielles. Celles-ci sont le plus souvent aujourd'hui
numériques. Ce travail, relevant le plus souvent de
techniques scientifiques, peut être conduit dans un
cadre universitaire académique. Ses résultats
seront alors publiés afin d'être mis à
la disposition de tous. Mais il peut être conduit aussi
par des entreprises privées commerciales. Celles-ci
conserveront pour elles le produit de leurs recherches, en
le protégeant soit par des brevets, soit par le secret
industriel. Cette dernière démarche est courante
en économie de compétition. Elle n'est pas critiquable
en soi, sauf lorsqu'elle empiète sur les droits légitimes
des citoyens à connaître et utiliser, non seulement
des données d'intérêt général,
mais des données qu'ils produisent eux-mêmes,
ou que produit leur environnement immédiat.
C'est pourtant ce que font des géants de la captation
et de la mémorisation des informations, tel Google,
lorsqu'aujourd'hui ils saisissent, mettent en mémoire
et utilisent à leur seul bénéfice les
innombrables traces que laissent les individus au sein des
écosystèmes numériques.
Si
le moindre de mes propos téléphoniques, de mes
messages et écrits sur Internet, de mes comportements
et de mes lieux de vie, de ceux de mes relations, sont saisis
par les divers capteurs mis en place par Google, puis mémorisés
et utilisés par lui avec et sans mon consentement,
je me retrouve enfermé dans une prison numérique
dont je ne pourrai plus jamais sortir. Plus grave, des milliers
d'inconnus, bien ou mal intentionnés, pourront utiliser
le contenu de ces messages pour m'enfermer davantage, le tout
à mon insu. Je ne le découvrirai éventuellement
que lorsque le mal sera fait.
Or c'est bien le comportement de Google et de ses homologues.
Ce sera de plus en plus le leur lorsqu'ils proposeront aux
naïfs d'utiliser des objets portables intelligents et
communiquant tels que Google Glass. Il faudrait parait-il
s'en féliciter, si l'on en croit un article de Joël
de Rosnay dans Le Monde daté du 6 juin. Je cite: « En
ce sens, il faut s'inspirer de la NetGen (Génération
Internet), qui pratique le "lifestreaming", le "flow".
Cette génération accepte l'instabilité
dynamique (comme le surfeur sur la vague), le passage d'une
situation à l'autre, le zapping des idées, des
thèmes, des relations interpersonnelles.
Dans le nouvel Internet, passé, présent et futur
sont simultanés. C'est l'ère de l'immédiateté.
Ce qui motive cette génération, c'est le temps
réel associé à l'IRL (in real life).
Pour que les Français changent, il faut les aider à
passer d'une relation fondée sur des rapports de force
qui conduit à la concurrence, à la compétition
et à l'individualisme à une situation
de rapports de flux, privilégiant l'échange,
le partage, la solidarité et l'empathie. Un changement
profond qui contribuera à donner plus de sens à
la vie. »
Manifestement,
cette vision idéaliste ne tient pas compte du monde
tel qu'il est, de plus en plus livré à ce que
nous avons appelé des algorithmes et des serveurs prédateurs
- sans mentionner les services officiels de divers pays, Etats-Unis
en premier lieu, qui font grand usage de
ces rapports de flux, privilégiant l'échange,
le partage, la solidarité et l'empathie.
Le malheureux soldat Bradley Manning, qui avait sans doute
cru à un tel idéal, est aujourd'hui menacé
de prison à vie, sinon pire.
Note
au 07/06/2013
L'Union européenne, Parlement et Commission, est actuellement
assiégée par des nuées de lobbies américains
qui viennent défendre le "droit" des compagnies
telles que Google, Facebook et autres à utiliser sans
aucunes limites tenant à la protection des données
personnelles et autres droits traditionnels en Europe les
données qu'elles peuvent capturer ici. Ces lobbies
sont relayés par des représentants de l'administration
américaine. Il faut choisir, disent-ils en gros, entre
le droit à la protection et le droit à faire
des affaires. Les gouvernements britanniques et irlandais,
entre autres, les écoutent avec beaucoup de sympathie.
Même le New York Times semblent s'étonner de
la perméabilité des Européens face à
ce lobbying http://nyti.ms/193muGq
Ceci vient
au moment où, comme le rappellent nos amis de La Quadrature
du Net, la révision de la directive européenne
sur la libre circulation des données personnelles est
entrée dans une phase cruciale : le vote de la commission
chargée de rédiger le rapport final sur ce dossier
(la commission « libertés publiques »)
est annoncé pour le 19 juin. Voir leur article
https://www.laquadrature.net/fr/privacy-alert-0-introduction