Editorial2.
Incognito
Jean-Paul Baquiast et Christophe Jacquemin 10/04/2013
Dans
un livre récent, intitulé Incognito,
le neuroscientifique David Eagleman (Robert Laffond) explique,
entre autres, que le cerveau conscient ne peut se représenter
consciemment qu'une très faible partie des informations
produites au niveau du cerveau tout entier, en relation avec
le monde extérieur. Le reste, qui conditionne une très
grande partie de notre comportement, échappe à
ce que l'on nomme généralement les décisions
conscientes. Ceci ne veut pas dire que les décisions
conscientes, que nous prenons explicitement, n'ont pas d'effets
sur notre comportement, mais que cet effet est souvent plus
faible ou différent de celui que nous souhaitions avoir.
On
peut utiliser cette comparaison à propos des nombreuses
décisions aujourd'hui annoncées par le gouvernement
français, en liaison parfois avec ses homologues européens,
dans la lutte contre la fraude et les paradis fiscaux, devenue
brutalement d'actualité après le scandale Cahuzac.
Beaucoup d'actions ont été annoncées,
certaines seront engagées. Mais réussiront-elles
à influencer le comportement du corps social? Celui-ci
s'est construit autour d'une considérable quantité
de règles destinées, tant en France qu'à
l'étranger, à faire triompher la domination
des trois oligarchies internationales, économiques,
politiques et médiatiques, qui dominent le monde depuis
quelques décennies.
D'une
part ces règles fonctionnent incognito de l'opinion
publique et souvent mêmes des spécialistes s'en
inspirant. Comment alors les modifier par des décisions
politiques conscientes, autrement dit volontaristes? D'autre
part, à supposer que des mesures de contrôles
soient prises, notamment au plan juridique, comment espérer
qu'elles puissent agir en profondeur au sein du tissu social.
De la même façon, dirait David Eagleman, nous
décidons volontairement de cesser de fumer et nous
continuons, parfois en nous en étonnant, à le
faire.
Ce sentiment
d'impuissance face à un monde dont la complexité
organisée nous dépasse, est constamment présent
dans la scepticisme avec lequel nous accueillons, entre autres,
les décisions destinées à moraliser la
vie politique ou lutter contre les fraudes innombrables grâce
auxquelles les oligarchies évoquées ci-dessus
échappent aux règles constitutionnelles ou juridiques
visant explicitement à limiter leur pouvoir.
Peut-on
espérer ainsi qu'un élu, disposant d'un quelconque
poids politique, ne le mettra pas au service des forces grâce
auxquelles il a trouvé les financements électoraux
nécessaires, même si ces forces refusent de s'afficher
ouvertement? Peut-on espérer qu'une administration
de contrôle, fiscale ou de police, pourra échapper
aux instructions reçues de sa hiérarchie, si
celles-ci visent à protéger des intérêts
politiques occultes mais bien implantés?
La question
se pose dans les circonstances les plus banales de la vie
politique ou économique. Mais elle prend aujourd'hui
un aspect véritablement tragique avec les interventions
de plus en plus omniprésentes des maffias, contre lesquelles
beaucoup de mise en garde sont aujourd'hui disponibles, sans
provoquer d'effets sensibles 1).
Il s'agit
là dira-t-on de phénomènes marginaux,
même s'ils entraînent des conséquences
d'autant plus considérables qu'elles demeurent volontairement
cachées. Mais les effets de ce que l'on pourra nommer
la connivence organisée (et dissimulée) se manifestent
partout à qui sait les voir. Comment demander par exemple
à la direction du Trésor en France, composée
pour l'essentiel d'inspecteurs des finances visant à
« pantoufler » dans la banque, des mesures
sérieuses de régulation bancaire ayant pour
objet de restreindre les pouvoirs exorbitants dont jouit cette
corporation?
Le monde
change cependant avec la diffusion des réseaux citoyens
et l'apparition de nombreux acteurs non institutionnels recueillant
et diffusant de l'information, contribuant à la formation
d'une conscience sociale mieux informée et plus efficace.
Nous ne nous faisons évidemment pas d'illusion sur
le rôle moralisateur d'Internet et des pouvoirs émergents
qui s'y expriment. Néanmoins nier ce rôle comme
le font beaucoup de media dont les motifs mériteraient
d'être mieux connus, serait particulièrement
dangereux pour la démocratie.
Il faut
que sur Internet s'expriment un nombre croissant de lanceurs
d'alerte (voir notre article précédent, sous
ce titre). On les recevra avec la circonspection qui s'impose
mais on ne devra pas les réduire au silence. Il faut
aussi que s'y expriment un nombre croissant d'auteurs de blogs
ou de journaux en ligne visant à critiquer et mettre
en perspectives les alertes ainsi lancées. Edwy Plenel,
dans son dernier essai, Le droit de savoir, Don Quichotte
Editions, a fort bien résumé les nouvelles
formes de démocratie que permettent les réseaux
modernes et ceux qui s'y expriment. Ce sera à chacun
d'entre nous de faire en sorte qu'elles soient respectées.
2)
1) Voir
par exemple dans Diploweb, à la rubrique Géopolitique
du crime organisé, les articles de Jean-François
Fiorina et Jean-François Garaud. http://www.diploweb.com/+-Mafia-+.html
2) Sans
polémiquer, nous devons cependant reconnaître
qu'aucune des mesures prises ou proposées par l'actuel
président de la République française
n'avaient été décidées par son
prédécesseur.