Technologies
et politique
La
cyber-guerre se généralise
Jean-Paul Baquiast - 12/03/2013
On
peut, sans grande originalité, définir la cyber-guerre
comme une guerre qui se mène sur les réseaux.
Elle met en présence trois grandes catégories
d'acteurs: les Etats et leurs dépendances, des entreprises
grandes et petites, des organisations criminelles. Comme toute
guerre, elle a deux aspects: la défensive dite aussi
cyber-sécurité , visant à se protéger
des attaques de l'ennemi (ou du concurrent) - l'offensive,
visant à pénétrer et détruire
l'ennemi.
La cyber-guerre mobilise un nombre de moyens humains et techniques
en forte hausse. Mais, même dans les pays bien dotés
en ressources humaines, cette mobilisation se heurte à
un manque permanent de spécialistes. La cyber-guerre
ne connaît ni le chômage ni la crise. Avis aux
demandeurs d'emploi compétents.
Longtemps
conduite de façon discrète, sinon secrète,
la cyber-guerre s'officialise de plus en plus.. Elle occupe
désormais une bonne partie du web. Il n'est plus possible
d'y échapper. Seule demeure discrète la cyber-criminalité.
Ceux qui ne prennent pas la cyber-guerre suffisamment au sérieux,
en n'y affectant pas un nombre suffisant de moyens, mettent
en jeu leur survie, quand il s'agit des entreprises, ou leur
poids géopolitique quand il s'agit des Etats. On a
pu dire, à tort ou à raison, que la perte de
compétitivité des entreprises françaises
à l'international tient au fait que celles-ci, traditionnellement
en retard en ce qui concerne les nouvelles technologies, n'avaient
pas pris assez au sérieux les enjeux de la cyber-guerre.
Un point
important de la cyber-guerre est qu'elle fait appel désormais
à des agents intelligents non-humains, qui complètent
et parfois remplacent, tant dans la défensive que l'offensive,
les personnels humains. On pourra se référer
sur ce point à l'étude d'Alain Cardon "Vers
un système de contrôle total", 20 octobre
2011 . Mais cette étude elle-même, bien que récente,
nécessite aujourd'hui d'être actualisée.
Il est vrai que ces agents ne sont pas encore organisés
en autonomie totale, donnant naissance à un nouveau
cyber-pouvoir totalement incontrôlé par les humains.
Mais ils donnent à leurs contrôleurs humains
des capacités d'action que ceux-ci n'avaient pas initialement
prévues et qu'ils découvrent au fur et à
mesure, quitte à se laisser dépasser.
Il ne
s'agit pas ici de présenter, même de façon
sommaire, le domaine foisonnant de la cyber-guerre. Mentionnons
seulement quelques pistes de recherche.
Cyber-sécurité et cyber-guerre
aux Etats-Unis.
Il
s'agit désormais d'un domaine majeur de la politique
fédérale de défense. La raison en a été
donnée récemment: riposter aux cyber-attaques
dont les Etats-Unis seraient de plus en plus victimes, venant
en premier lieu de la Chine, mais aussi de puissances mineures
comme l'Iran. Ceci ne doit pas faire oublier que les Etats-Unis
mènent depuis la guerre froide une guerre tous azimuts
sur les réseaux, visant à espionner le monde
entier. Ils déploient pour ce faire tous les moyens
d'écoute et de traitement disponibles: satellites,
aéronefs, UAV notamment. Le réseau mondial Echelon,
souvent dénoncé, n'a cessé de s'étendre
sous divers autres noms. La Darpa vient par exemple de lancer
un programme dit TERN ou Eyes in the ski (image) visant
à étendre les moyens déjà considérables
de monitoring des activités mondiales sur le Web.
[ Voir http://www.spacewar.com/reports/DARPAsNew_TERN_
Program_Aims_for_Eyes_in_the_Sky_from_the_Sea_999.html]
Cette
année, les efforts du Congrès ainsi que des
diverses agences impliquées dans la cyber-sécurité
pour sensibiliser les autorités semblent porter leurs
fruits. Ainsi, Barack Obama a ratifié le 3 janvier
la National Defense Authorization Act (NDAA), une loi
annuelle spécifiant le budget et les dépenses
du Département de la Défense américaine
pour l'année fiscale. Cette loi approuve, au sein d'un
budget total de 633 milliards de dollars alloué au
Département de la Défense, une action de 3,4
milliards de dollars dédiés aux activités
liées au cyber-espace. Cette loi impose aussi au Département
de la Défense de rapporter au Congrès chaque
trimestre toutes les attaques initiées ainsi que les
principales opérations défensives liées
à la cyber-sécurité.
Le département
de la cyber-sécurité serait lui-même composé
de trois grands secteurs : la protection des systèmes
d'information nationaux et industriels, la protection des
réseaux gouvernementaux ainsi qu'un secteur de mission
de combat qui serait destiné à porter des attaques
à l'extérieur. Ces trois secteurs définiraient
les nouvelles divisions du US Cyber Command, le commandement
chargé de la sécurité de l'Information
de l'armée. C'est d'ailleurs le Général
Keith Alexander, Directeur de la NSA, qui en a la charge.
* Voir
article : http://www.clearancejobs.com/defense-news/1048/cybersecurity-news-round-up-2013-defense-budget-outlines-new-mandates-to-enhance-cybersecurity
* Voir aussi Washington Pos : t http://www.washingtonpost.com/world/national-security/pentagon-to-boost-cybersecurity-force/2013/01/19/d87d9dc2-5fec-11e2-b05a-605528f6b712_story_1.html
* Sur la "drone policy", voir aussi notre
article récent, MAV : http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2013/135/MAV.htm
Cyber-sécurité
en Europe
En Europe,
chaque Etat dispose en propre d'un minimum de politique de
cyber-défense. Au plan de l'Union, constatant d'ailleurs
le manque d'ambition de ces politiques nationales, les autorités
viennent de décider un programme de cyber-sécurité
visant à "protéger l'internet ouvert et
les libertés en ligne". Ce programme s'organisera
autour de cinq priorités: - parvenir à la cyber-résilience
- faire reculer considérablement la cybercriminalité
- développer une politique et des moyens de cyber-défense
en liaison avec la politique de sécurité et
de défense commune (PSDC) - développer les ressources
industrielles et technologiques en matière de cyber-sécurité
- instaurer une politique internationale de l'Union européenne
cohérente en matière de cyber-espace et promouvoir
les valeurs essentielles de l'Union. L'incertitude règne
sur les crédits qui seront éventuellement déployés.
Ils seront certainement très inférieurs à
ceux des Etats-Unis.
La politique
internationale de l'Europe en matière de cyber-espace
encourage le respect des valeurs essentielles de l'Union,
définit des règles pour un comportement responsable
et prône l'application dans le cyber-espace de la législation
internationale existante tout en aidant les pays hors Union
à renforcer leurs capacités en matière
de cyber-sécurité. Au plan des moyens, à
compter de janvier 2013, un Centre européen de lutte
contre la cyber-criminalité (EC3) entrera en activité
et contribuera à protéger les entreprises et
les citoyens européens contre la cyber-criminalité.
Le Centre est situé dans les locaux de l'Office européen
de police (Europol), à La Haye (Pays-Bas) [voir http://europa.eu/rapid/press-release_IP-12-317_fr.htm?locale=fr].
Au plan
réglementaire, une proposition de directive sur la
SRI (Sécurité des Réseaux d'information)
devrait devenir un volet essentiel de la stratégie
globale. Elle obligerait tous les États membres, les
facilitateurs de services internet clés et les opérateurs
d'infrastructures critiques telles que les plateformes de
commerce électronique et les réseaux sociaux,
ainsi que les acteurs économiques des secteurs de l'énergie,
des transports, des services bancaires et des soins de santé
à garantir un environnement numérique offrant
des gages de sécurité et de confiance dans toute
l'Union. La proposition de directive prévoit notamment
les mesures suivantes:
- les
États membres doivent adopter une stratégie
de SRI et désigner des autorités nationales
compétentes en la matière, qui disposeront de
ressources financières et humaines suffisantes pour
prévenir et gérer les risques et incidents de
SRI et intervenir en cas de nécessité,
- un mécanisme
de coopération entre les États membres et la
Commission doit être instauré pour diffuser des
messages d'alerte rapide sur les risques et incidents au moyen
d'une infrastructure sécurisée, pour collaborer
et organiser des examens par les pairs,
- les
opérateurs d'infrastructures critiques de secteurs
tels que les services financiers, les transports, l'énergie
et la santé, les facilitateurs de services internet
clés (notamment les magasins d'applications en ligne,
les plateformes de commerce électronique, les passerelles
de paiement par internet, les services informatiques en nuage,
les moteurs de recherche ou les réseaux sociaux) ainsi
que les administrations publiques doivent adopter des pratiques
en matière de gestion des risques et signaler les incidents
de sécurité significatifs touchant leurs services
essentiels.
On doit
constater que ces projets suscitent déjà de
la part des acteurs visés diverses protestations, fondées
ou non, comme l'on pouvait s'y attendre.
Mais,
plus gravement, il ne s'agit en rien de mesures à la
hauteur, tant sur le plan de la défensive que de l'offensive,
des politiques de défense mises en place aux Etats-Unis,
politiques que nous venons de rappeler. Ceci traduit la faiblesse,
sinon l'inexistence d'une PESC (Politique étrangère
et de sécurité commune)
Voir http://europa.eu/rapid/press-release_IP-13-94_fr.htm
Cyber-sécurité
et intelligence économique en France
La France
s'est dotée, tant sous les gouvernements de droite
que de gauche, de politiques visant à défendre
ses centres nerveux et ses entreprises des attaques extérieures.
On signalera notamment à cet égard le service
qui avait été confié à Alain Juillet,
ancien Haut Responsable à l'Intelligence économique
auprès du Premier ministre. Cet activité a visé
à rajeunir et actualiser les traditions des services
militaires et civils consacrés au contre-espionnage
et à la recherche d'information dans ces domaines.
Le concept d'intelligence économique signifie que la
cyber-sécurité doit prendre en compte la défense
des entreprises du pays autant que celle des institutions
et des personnes.
Des entreprises
privées avaient dès le début pris le
relais. Aujourd'hui a été crée par elles
le Portail de l'intelligence économique (IE) http://www.portail-ie.fr/
. Dans ce cadre, Alain Juillet, Bruno Racouchot, directeur
de Comes Communication, et Ludovic François, directeur
de la Revue internationale d'intelligence économique,
ont lancé une réflexion de fond sous forme d'une
Lettre
Communication et Influence, qui vient de faire paraître
son n° 41
Existe
par ailleurs une organisation dite Alliance géostratégique
AGS qui publie des articles concernant non seulement la géostratégie
mais la cyber-guerre et la cyber-sécurité. Voir
http://alliancegeostrategique.org/
Nous
sommes enfin et depuis longtemps lecteurs de la revue Défense
et Sécurité Internationale, DSI. Elle est très
bien informée et publie de nombreux articles intéressant
aussi bien l'histoire que la politique contemporaine. La cyber-sécurité
et l'intelligence économique y seront de plus en plus
évoqués. Elle
est disponible mensuellement en kiosque. Voir http://www.dsi-presse.com/
Ajoutons
que nous avons été informés récemment
d'un projet qui paraît intéressant dans son principe.
L'objectif en est de créer un Observatoire des Evolutions
algorithmiques. Il s'agirait d'un investissement collectif
visant à identifier et le cas échéant
neutraliser les multiples agents logiciels en voie d'autonomisation
qui prolifèrent désormais sur les réseaux,
conformément au diagnostic précité d'Alain
Cardon. La revue DSI Défense sécurité
Internationale et l'AGS le rendront public prochainement.
Nous pourrons en discuter.