Neurosciences.
Cartographier le cerveau. Entre foi et scepticisme
Jean-Paul Baquiast 08/03/2013
Nous avons signalé il y a quelques semaines l'espèce
d'enthousiasme qui avaient saisi divers organismes de recherches
et leurs tutelles politiques, à l'idée de dresser
dans les 10-15 ans à venir, des modèles aussi
complets que possible du cerveau humain et de son fonctionnement.
Ce fut d'abord le projet
européen Human Brain Project qui pourrait bénéficier
à terme d'un financement d'1 milliard d'euros. Tout
de suite après nous relations que Barack Obama avait
annoncé le lancement dans son discours sur l'Etat de
l'Union d'un programme voisin, nommé depuis le Brain
Activity Map, qui
devrait être doté de crédits au moins
3 fois plus importants. Ce dernier avait fait 6 mois plus
tôt l'objet d'une
présentation dans la revue Neuron
Rappelons
que quelques années plus tôt avait été
lancé par les NIH le
Human Connectome Project visant à analyser à
grande échelle les connections neuronales intéressant
les cerveaux de 1200 humains volontaires.
Voir notre article de septembre 2009 . Le HCP devrait
en principe présenter de premiers résultats
dans les prochains jours.
Ces trois projets et notamment les deux premiers cités
ici ont provoqué un grand intérêt chez
les neuroscientifiques et les industries s'intéressant
à la modélisation des processus cognitifs et
décisionnels cérébraux. Cet enthousiasme
tient au fait que des laboratoires civils sont invités
dorénavant à participer à des recherches
d'une grande ampleur alors qu'ils ne disposaient jusqu'à
présent que de crédits très modestes.
Ceci en dépit du fait que la prudence règne
aujourd'hui concernant l'importance des finances disponibles.
La rigueur budgétaire imposée à l'Union
européenne comme aux budgets fédéraux
américains, sous le nom de séquestration, font
craindre beaucoup de retards voir d'annulations.
Restrictions aux ambitions
Quant au fond cependant, les chercheurs ayant un minimum de
sens des responsabilités tiennent aujourd'hui à
rappeler les limites de tels projets, non seulement pour la
simulation des fonctions cérébrales supérieurs,
mais même pour la cartographie des aires neuronales.
La
première restriction tient à la volonté
de ne pas utiliser de techniques invasives. On entend notamment
par ce terme le fait d'ouvrir la boite crânienne pour
implanter des électrodes dans le cerveau, fussent-elles
de taille millimétrique ou inférieure. Même
chez de petits animaux, comme le rat et la souris, ces techniques
ont une portée très limitée. Elles sont
à juste titre considérées comme inacceptables
chez les humains, fut-ce à l'occasion de trépanations
imposées pour des raisons thérapeutiques.
D'autres techniques, utilisées chez l'animal vivant,
consistant à injecter une teinture ou des protéines
génétiquement modifiées destinées
à signaler l'activité de tel ou tels neurones,
par exemple au sein du cortex visuel, comme dans le MindScope
project de l'Allen Institute à Seattle (voir
l'article de Nature ) sont elles-aussi d'un usage limité.
La
seule méthode généralement admise par
les neurosciences, consiste à recueillir les traces
électriques de l'activité des neurones par l'intermédiaire
de capteurs externes. Mais elle est lente, nécessite
de puissants moyens de traitement informatique et, là
encore, ne donne que des images très partielles des
aires cérébrales observées.
Quelles que soient par ailleurs les méthodes, la densité
du cerveau est telle, même chez un petit animal, qu'il
est difficile d'attribuer à tels neurones déterminés
les signaux obtenus. Les microscopes très puissants,
nécessaires pour observer au dessous d'une couche de
quelques millimètres, n'existent pas encore.
Le
cerveau ne se résume pas à quelques millions
de neurones
Une
seconde restriction, tout aussi déterminante, tient
au fait que la simulation des interconnexions et du fonctionnement
d'un nombre limité de neurones ne paraît pas
susceptibles de faire comprendre le cerveau tout entier, fut-il
d'un rat. Le cerveau n'est pas un organe isolé. Il
travaille en interconnexion avec un corps, lui-même
immergé dans un milieu social plus ou moins complexe.
L'ensemble de ce « connectome », pour
reprendre ce terme, est pratiquement impossible aujourd'hui
à cartographier. Sans cela pourtant la cartographie
du cerveau sera de portée limitée.
Nous avons précédemment développés
ces objections de type méthodologique, notamment à
l'occasion des critiques faites par Alain Cardon à
des méthodes centrées sur le cerveau biologique.
Mais jusqu'à ce jour, les méthodes alternatives
reposant sur des modèles du cerveau en intelligence
artificielle, n'ont pas été engagées
faute de crédits à l'échelle qui serait
nécessaire.
Cela n'interdit pas cependant d'entreprendre la tâche,
neurone par neurone et milliseconde par milliseconde, comme
annoncent vouloir le faire les plus ambitieux des chercheurs,
tel Paul Alivisatos, directeur du Lawrence Berkeley National
Laboratory en Californie, Miyoung Chun, George M. Church,
Karl Deisseroth, John P. Donoghue, Ralph J. Greenspan, Paul
L. McEuen, Michael L. Roukes, Terrence J. Sejnowski, Paul
S. Weiss et Rafael Yuste. Ils viennent de publier dans Science
un article en ce sens, auquel nous renvoyons le lecteur.
Par
ailleurs, dans un interview
publié par l'Harvard Medical School, le généticien
George Church, que nous avions précédemment
présenté à nos lecteurs, explique les
raisons qu'il a de croire à l'intérêt
du projet Brain Activity Map, dont il a été
l'un des instigateurs.
Il
est certain que la science n'avance qu'à petits pas.
Rien n'interdit en principe de penser que des méthodes
modernes, certaines encore à découvrir, permettront
sans doute de progresser un peu plus vite qu'actuellement
dans le domaine de la cartographie, ou plus exactement, de
la simulation du cerveau humain. Nous avons d'ailleurs tout
lieu de penser que, dans divers pays, des laboratoires financés
par des crédits militaires et ne publiant pas leurs
résultats, sont déjà bien engagés
sur cette voie.
Mise
à jour
On
apprend le 5 mars que le Human Connectome Project vient de
publier un grand nombre de données significatives provenant
des mois de recherches précédentes. Le travail
va se poursuivre et s'étendre. Nous y reviendrons.
L'image ci-contre montre les
régions en vert et bleu activées par un travail
mathématique, celles en jaune et rouge réagissant
à un récit littéraire.
Pour en savoir plus
* Voir le site de l'Université Washington à
St Louis, USA http://news.wustl.edu/news/Pages/25041.aspx