Article.
L'avenir de la science
Jean-Paul Baquiast 17/12/2012
Chacun
croit savoir ce qu'est la science: on désigne généralement
par ce terme le produit de l'activité des cerveaux
humains en société qui permettent de s'accorder
sur un certain nombre de représentations communes du
monde, provenant de l'expérience des sens et des instruments
d'observation qui les prolongent. L'ensemble de ces données
et de leurs relations considérées d'un commun
accord comme les plus conformes possibles à l'expérience
constitue le savoir scientifique. Celui-ci est par définition
susceptible de modifications à la suite de nouvelles
expérimentations. Cependant, et du fait de cette évolutivité
même, il est perçu comme l'outil le plus utile
possible à l'humanité dans sa lutte pour s'adapter
à l'évolution du monde.
La science
se distingue donc des différents produits de l'imaginaire.
Ceux-ci résultent également de l'activité
des cerveaux humains, mais ils diffèrent des produits
de la science par le fait, d'une part qu'ils ne recherchent
pas systématiquement la vérification de l'expérience,
et d'autre part qu'ils n'ont jamais réussi à
susciter comme la science des consensus universels.
Forte
de cette ambition à l'objectivité et à
l'universalité, la science, à travers ses différentes
formes, est devenue depuis le siècle des Lumières,
le symbole de l'activité industrieuse et transformatrice
des humains, sous ses aspects les plus ambitieux et les plus
nobles. On lui doit un monde progressivement débarrassé
de divers maux naturels contre lesquels sans elle l'humanité
était désarmée. On lui doit aussi un
horizon des possibles qui ne cesse de s'élargir, que
ce soit sur la Terre ou dans l'espace.
Nouvelles
formes de contestation
Depuis
quelques décennies cependant, la science a cessé
d'être, y compris au sein des sociétés
qu'elle a profondément transformées, un objet
incontesté de respect et d'émulation. D'une
part les religions qui se sont toujours opposées à
elle se font de plus en plus entendre. Elles y voient, plus
que jamais et à juste titre, la seule parole susceptible
de remettre en cause avec succès les « vérités »
prétendument révélées dont elles
font commerce. Mais d'autre part la discussion est venue du
sein même des sociétés dites scientifiques.
Avec la
généralisation des armes savantes, depuis deux
siècles, la science était apparue comme l'instrument
des guerres de conquête et de destruction. Aujourd'hui,
même en ce qui concerne ses activités les plus
désintéressées, il est devenu courant
de dénoncer les menaces qu'elle fait courir à
l'humanité et à l'environnement, dans un monde
dont les ressources sont de plus en plus rares, les équilibres
de plus en plus fragilisés. Les applications scientifiques
les mieux intentionnées peuvent ainsi apparaître
comme générant des risques inacceptables. Ainsi
on évoque de plus en plus désormais les contreparties
négatives des progrès de la médecine.
La diminution de la mortalité en résultant,
bien que souhaitable en elle-même, peut induire des
tensions démographiques génératrices
de conflits et guerres. Il n'y a plus aujourd'hui de domaines
de la science qui, en dépit de leurs aspects constructeurs,
ne fassent l'objet de critiques de plus en plus vives provenant
de censeurs et d'activistes variés.
Qu'en
conclure concernant la question que nous évoquons dans
cet article, l'avenir de la science dans les prochaines décennies?
Perdra-t-elle du terrain face à des oppositions de
plus en plus militantes, s'ajoutant aux offensives jamais
désarmées des différents irrationalismes.
Sera-t-elle considérée au mieux comme une arme
à double tranchant, une sorte de Janus bi-frons
dont il faudra accepter les effets potentiellement destructeurs
au regard de ses effets bénéfiques?
Des
systèmes anthroposcientifiques
Pour notre
part, nous croyons indispensable de jeter sur la science un
regard nouveau. Il faudrait cesser de la considérer
en elle-même, comme une activité relativement
indépendante des sociétés humaines où
elle émerge et des moyens technologiques qu'elle conduit
à déployer.
Qu'est-ce
à dire? Nous avons proposé dans un travail précédent
le concept de système anthropotechnique. (J.P.Baquiast.
Le paradoxe du Sapiens, éditions J.P. Bayol,
2000). On
considère généralement que les hominiens
se sont différenciés des autres primates lorsqu'ils
ont acquis, dans le cadre d'une « mutation »
réussie, la capacité d'utiliser des outils.
Avec l'utilisation des outils s'est mise en place une véritable
révolution jamais vue auparavant dans l'histoire de
la biologie. Des êtres nouveaux hybrides sont apparus,
sous la forme de super-organismes associant en symbiose des
composants biologiques et anthropologiques, d'une part, des
composants technologiques, d'autre part. Dès leur apparition,
ces systèmes anthropotechniques sont entrés
en compétition darwinienne pour la conquête des
ressources et du pouvoir, éliminant ce faisant une
partie des autres systèmes vivants
En application
de cette hypothèse, qui s'est révélée
fructueuse dans de nombreux domaines, nous voudrions suggérer
de considérer les nombreux super-organismes associant
des humains porteurs de savoirs scientifiques et des technologies
provenant elles-mêmes de la recherche scientifique comme
des systèmes anthropotechniques d'un type particulier.
Nous les nommerons des systèmes anthroposcientifiques.
Dans cette optique, la science ne serait pas simplement une
arme qu'utiliseraient les systèmes anthropotechniques
dans leurs compétitions pour la maitrise du monde.
Elle serait le produit global d'un ensemble très diversifié
de systèmes anthroposcientifiques , résultant
de la symbiose permanente entre les humains qui la produisent
ou l'utilisent, et les technologies qui se développent
de plus en plus spontanément à cette occasion.
C'est
ainsi que le monde très organisé des recherches
scientifiques en matière de moteurs, véhicules
et carburants intéressant l'automobile pourrait être
considéré comme un système anthroposcientifique
fer de lance du système anthropotechnique bien plus
vaste associant les producteurs et utilisateurs d'automobiles,
ainsi que les nombreux lobbies qu'ils suscitent sur le plan
politiques.
Les deux
catégories d'acteurs impliqués dans le développement
des systèmes anthroposcientifiques, humains et technologies
scientifiques, ont évolué au cours de l'histoire
selon des modalités et à des rythmes globalement
comparables. Aujourd'hui cependant, et sans doute pour le
futur, il semblerait que les technologies scientifiques aient
acquis une aptitude à la croissance tous azimuts qui
font d 'elles un moteur désormais dominant de l'évolution
plus globale de la planète. Elles maîtrisent
de plus en plus les humains, dont les capacités à
les rationaliser et les mettre en oeuvre n'évoluent
pas suffisamment vite.
Ces technologies,
produits de la science, transforment aussi profondément
la science elle-même, dans ses moteurs et ses fondements
comme dans ses applications. Elles répandent notamment,
partout dans le monde, à un rythme de plus en plus
soutenu, des instruments nouveaux d'observation de démonstration
et de calcul dont les résultats s'imposent désormais
aux humains, laboratoires et chercheurs, d'abord, décideurs
politiques ensuite et finalement citoyens.
Pour approfondir
le concept de système anthroposcientifique, il faut
l'examiner d'abord au plan théorique, afin de le préciser.
Ceci permettra d'apprendre à percevoir parmi
nous la présence d'agents en grande partie invisibles
dont nous sommes des produits inconscients.
A cette
lumière, il sera possible d'évoquer pour mieux
les comprendre les trois grandes révolutions que prépare
le développement convergent et accéléré
(selon les termes de Ray Kurzweil) des systèmes anthroposcientifiques:
de nouvelles formes de vie et d'intelligence, de nouveaux
équilibres géopolitiques et, peut-être,
de nouvelles visions du cosmos, cet infra-cosmos que le physicien
quantique David Deutsch a nommé « l 'étoffe
de la réalité ».