Le
calculateur quantique sera-t-il opérationnel
plus tôt que prévu ?
Et qui bénéficiera de ces progrès
?
Jean-Paul Baquiast et Christophe Jacquemin - 02/11/2012
Dans
un supplément à son numéro de novembre
2012, intitulé "Les
supercalculateurs relèvent le défi",
la revue La Recherche recense les nombreux domaines
dans lesquels ces dernières années les
super-calculateurs, souvent désignés par
le terme de "calcul intensif", ont
bouleversé les sciences, les technologies et
leurs applications militaires et civiles. Il est intéressant
de noter que l'Europe (et la France notamment grâce
à la compagnie Bull, lointaine enfant du si décrié
Plan Calcul) tiennent une place plus qu'honorable dans
cette course à la puissance. Mais ce seront sans
doute dans l'avenir les Etats-Unis et la Chine qui continueront
à faire les plus gros efforts d'investissement.
Ceci
dit, pour certains types de problèmes, même
les supercalculateurs les plus puissants paraîtraient
des calculettes s'ils étaient confrontés
à des calculateurs quantiques utilisant quelques
dizaines ou centaines de qbits, c'est-à-dire
de particules maintenues en état de superposition
quantique le temps qu'elles se livrent à des
calculs parallèles. Dans un éditorial
du 15/10.2012 "Un
prix Nobel français en physique quantique...
oui mais ensuite ?", nous rappelions l'urgence
qui devrait s'attacher à la mise au point, notamment
en Europe où les capacités ne manquent
pas, de calculateurs quantiques véritablement
opérationnels.
Nous
y indiquions que, sans mentionner ce qui se fait sans
doute en Chine mais qui n'est pas publié, le
ministère de la défense américain,
via son agence de recherche la Darpa et un partenariat
étroit avec la société américano-canadienne
D-Wave,
sont en train de réaliser de substantiels progrès
en ce domaine [voir
ce film]. Il est inutile de parier que lorsque ces
projets aboutiront, entraînant de profondes ruptures
technologiques et scientifiques, les Européens
n'en bénéficieront pas.

Image tirée de la vidéo " D-Wave
Quantum Computer Scaling" réalisée
par la société D-Waves,
montrant - selon elle - la progression du nombre de
qbits utilisés dans les ordinateurs quantiques,
en fonction des années.
Une
nouvelle perspective
Mais
les voies permettant de réaliser des calculateurs
quantiques sont-elles aussi étroites qu'il apparaît
aujourd'hui ? Des percées ne seraient-elles pas
probables, dans des domaines où l'ingéniosité
des chercheurs n'a évidemment pas dit son dernier
mot ? On peut le penser en lisant un article publié
le 17 octobre dans la revue Nature par une équipe
américaine de Princeton dirigée par le
physicien Jason Petta : "Circuit
quantum electrodynamics with a spin qubit"(1)
.
Bornons-nous
ici à en donner un rapide aperçu.
L'ambition
affichée est énorme: réaliser éventuellement
des calculateurs quantiques composés de milliers
ou davantage (!) de q.bits. Pour atteindre cet objectif,
il faut faire appel à une véritable révolution
conceptuelle. Dans la course au calculateur quantique,
la difficulté est que l'état des électrons,
ou tout autre particule quantique (notamment son spin)
ayant vocation à jouer le rôle de q.bit,
est très sensible aux perturbations extérieures,
venant des champs magnétiques ou lumineux environnants.
Des méthodes de plus en plus efficaces permettant
d'observer le spin d'une particule quantique sans le
perturber ont été proposées, notamment
par Serge Haroche, titulaire du dernier Prix Nobel de
physique. Mais pour réaliser des calculateurs
efficaces, il faudrait transposer ces dispositifs à
l'échelle de 100 ou 1000.
Pour
résoudre cette difficulté, l'équipe
de Princeton propose de conjuguer des techniques venues
de deux sciences différentes, celle de la physique
des nanomatériaux et celle de l'optique. Dans
le but d'obtenir des q.bits utilisables pour le calcul
quantique, une opération en deux phases est mise
en place. Dans une première phase, des "points"
quantiques sont créés le long d'une petite
longueur d'un support spécial dit nanosemiconducteur,
"semiconductor nanowire". Ce nanosemiconductor
est si fin qu'il peut retenir des paires d'électrons
individuelles. Celles-ci sont ensuite enfermées
dans de petites "cages" le long du fil.
Les cages sont disposées de telle sorte que les
électrons prennent place dans une cage déterminée
en fonction de leur niveau d'énergie. Pour répartir
ces électrons afin d'observer ultérieurement
leur spin, on utilise le fait que les électrons
de même spin se repoussent tandis que ceux de
spin différent s'attirent. On manipule donc les
électrons jusqu'à leur conférer
un niveau déterminé d'énergie et
l'on observe ensuite leur position. S'ils se retrouvent
dans la même cage, ceci veut dire que leurs spins
sont différents. S'ils se trouvent dans des cages
différentes, c'est parce qu'ils ont le même
spin.
Mais comment "lire" cette information ? La
seconde phase de l'opération consiste à
placer les points quantiques (quantum dots) ainsi
obtenus dans un flux de photons micro-ondes (microwave
channel). Il s'agit, comme on vient de le rappeler,
d'observer leur spin afin d'en faire de véritables
q.bits utilisables pour le calcul. Les chercheurs ont
créé à cette fin une petite cavité
avec un miroir à chacune de ses extrémités.
Les miroirs réfléchissent la radiation
micro-onde. Les micro-ondes sont envoyées à
l'une des extrémités de la cavité,
puis observées à leur sortie par l'autre
extrémité. Elles sont affectées
par l'état du spin des électrons situés
dans la cavité, ce qui permet en recueillant
le flux de micro-ondes de lire cet état sans
le détruire.
Les
dispositifs proposés sont encore très
artisanaux et peu fiables. Ils ne permettent de traiter
qu'une paire d'électron à la fois. Le
premier objectif pour la suite consistera à améliorer
la fiabilité des miroirs aux deux extrémités.
Mais pour les concepteurs du procédé,
on ne devrait pas rencontrer de difficultés de
principe lorsque l'on voudra étendre le processus
à grande échelle afin d'obtenir les puissants
ordinateurs quantiques recherchés. Nous pouvons
supposer que, dans l'immédiat, au vu des éléments
publiés, le Pr. Serge Haroche est en mesure d'évaluer
l'intérêt de l'innovation proposée
à Princeton.
Se
poserait donc dès maintenant la question de savoir
qui décidera, financera et utilisera l'exploitation
à grande échelle de l'innovation ici évoquée,
si celle-ci tient ses promesses.
Il
y a tout lieu de supposer que cette question agite déjà
de nombreux esprits.
(1)
Article accessible sur abonnement. On peut toutefois
aussi le consulter dans son intégralité,
dans sa version
publiée sur Arxiv )
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