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Reality, A Very Short Introduction
par
Jan Westerhoff
Oxford University Press 2011
Présentation
et discussion par Jean-Paul Baquiast
17/10/2012
Jan
Westerhoff enseigne la philosophie des sciences et des
religions orientales à l'université de
Durham et à la School of Oriental and African
Studies de l'Université de Londres
Pour en savoir plus
voir http://en.wikipedia.org/wiki/Jan_Westerhoff |
La collection
A Very Short Introduction de l'OUP est un peu comme notre
Que sais-je. Elle comporte des centaines de textes abordant
sous des signatures reconnues tous les domaines de la science
et de la philosophie. Sous un court volume (110 pages),
le travail présenté ici offre une synthèse
des questions posées aux scientifiques matérialistes
par le concept de Réalité, le plus employé
et aussi le plus mystérieux de tous ceux qu'utilise
la pensée rationaliste, ceci depuis ses origines
jusqu'aux problématiques récentes nées
de la physique quantique.
Nous allons
dans un première partie résumer le texte de
l'auteur. Ceci ne nous paraît pas inutile, car ce dernier,
bien que s'appuyant sur un grand nombre de références
précises, utilise un vocabulaire un peu personnel,
qui ne contribue pas selon nous à éclairer le
sujet. Dans une seconde partie, nous présenterons nos
propres hypothèses.
1.
La Réalité à travers les principales
approches de la science contemporaine, selon Jan Westerhoff
La Réalité
est pour la science matérialiste aussi difficile à
définir que le concept de Dieu pour les théologiens.
Tout le monde est persuadé de son existence (étant
entendu que peu de scientifique nient complètement
celle-ci), mais personne ne peut en donner une définition
précise et univoque. Les théologiens répondent
à la question de Dieu en expliquant qu'il s'agit d'un
Mystère que le croyant doit accepter sans chercher
à le comprendre. Les scientifiques ne renoncent pas
à proposer des définitions aussi précises
que possible de la Réalité. Mais ils conviennent
eux-mêmes que ces définitions n'épuisent
pas les questions qui se posent. Une grande part d'inconnu,
sinon d'inconnaissable, demeure, comme nous l'avons montré
dans un article précédent (Qu'est-ce
que la Réalité? Jean-Paul Baquiast 08/10/2012
).
Dans cet
article, nous rappelions, en commentant un article du NewScientist
consacré à ce thème, où intervient
d'ailleurs le même Jan Westerhoff, que le concept de
Réalité (que nous ne distinguerons pas ici de
celui de Réel) convient parfaitement pour désigner
des faits d'expérience quotidienne. Il s'agit de ceux
auxquels se référait le Dr Johnson en discutant
de l'immatérialisme ou solipsisme défendu par
l'évêque Georges Berkeley (1685-1753): « le
Réel est comme ce rocher qui me blesse si je lui donne
un coup de pied un peu violent ». Mais aux
deux extrêmes de ce même réel, le microscopique
et le macroscopique, on trouve deux réalités
d'expérience, qui se rejoignent d'ailleurs peut-être,
et dont la science ne peut pas encore donner de définitions
précises. Appelons-les le vide quantique et le vide
cosmologique. Il n'empêche que les physiciens les utilisent
en permanence. Ils appliquant la consigne « calcule
et tais-toi » dont le caractère théologal
n'échappe à personne.
Le livre
de Jan Westerhoff est, pour l'essentiel, consacré à
une présentation des différents acceptions données
au terme de Réalité par les grandes disciplines
scientifiques. Il s'agit nécessairement d'une introduction
sommaire. Mais elle est néanmoins très éclairante.
Dans un premier chapitre, il examine les hypothèses,
assez en vogue aujourd'hui, selon lesquelles la Réalité
dont nous croyons constater l'existence serait le résultat
de rêves ou de simulations dont nous serions des agents
involontaires. Nous ne pensons pas utile de discuter ici ces
hypothèses. Les progrès permanents de la réalité
virtuelle encouragent leur diffusion, mais le thème
nous paraît cependant relever davantage encore de la
science fiction que de la science. Trois autres chapitres
plus substantiels sont consacrés à la Réalité,
celle de la matière, celle du Moi (ou de la personne)
et celle du Temps. Nous allons en dire quelques mots
La
réalité de la matière.
L'auteur
propose 4 définitions du Réel matériel.
Dans son vocabulaire un peu particulier, il nomme la première
Matrix definition. Il s'agit de ce qui apparaît
à nos sens. La définition n'est évidemment
pas suffisante car elle inclut le produit de toutes les illusions
des sens ou de l'imaginaire. C'est néanmoins sur elle
que nous nous appuyons dans la vie ordinaire. Il nomme la
seconde 1984 definition, en allusion à
l'ouvrage de Georges Orwell « 1984 ».
Il s'agit de tout ce qui fait l'objet de convictions partagées
au sein d'une communauté donnée. Ce concept
est utilisé couramment dans les travaux scientifiques.
Si le chercheur ne peut se prévaloir en général
d'une objectivité indiscutable, il s'efforce d'être
conforme à une subjectivité qu'il partage avec
ses collègues, autrement dit une intersubjectivité.
L'inconvénient
de ces deux définitions est qu'elles évacuent
d'emblée la prise en considération d'une Réalité
qui existerait indépendamment d'humains pour en traiter.
Mais après tout, dira-t-on, qu'est-ce qui nous autorise
à supposer qu'il existe dans des mondes dépourvus
d'humains pour l'observer une réalité comparable
à celle que nous observons? . Nous reviendrons plus
bas sur ce point capital
.La troisième
définition de la Réalité proposé
par Westerhoff est nommée par lui Johnson's definition,
en allusion à la réfutation du solipsisme proposée
par le Dr Johnson, à laquelle nous avons fait allusion
ci-dessus. La réalité est alors ce qui nous
résiste. Elle peut contredire nos hypothèses,
démentir nos expériences, et demeurer indépendamment
de nous si nous ne sommes pas là pour la mettre à
l'épreuve. Mais alors qu'en est-il des rêves,
qui nous résistent même si nous ne leur reconnaissons
pas de caractère réel? Et qu'en est-il des marchés
boursiers? Sont-ils réels? Non, car ils ne résisteraient
pas au fait que nous cessions de croire en eux?
On retrouve
cependant l'objection précédente. C'est le regard
de l'humain qui constate les résistances de la réalité.
Ces résistances proviennent le plus souvent de postulats
ou préalables posés par l'humain. Si le Dr Johnson
avait connu la mécanique quantique, il aurait pu supposer
que son pied, réduit à la dimension de quelques
atomes, aurait pu traverser sans obstacles les atomes du rocher.
Il reste que la sanction de l'expérimentation, c'est-à-dire
la mise en évidence d'éventuelles résistances
de la nature à telle ou telle hypothèse, est
inséparable de l'élaboration des théories
scientifiques, tout au moins dans le domaine des sciences
expérimentales.
La quatrième
définition proposée est dite Apocalyptic
definition. Ce terme bizarre désigne le monde
tel qu'il est supposé exister, qu'il y ait ou non des
humains pour l'observer et des consciences humaines pour l'interpréter.
Elle élimine tout ce que nous nommons des réalités
sociales, mais elle permet d'inclure l'ensemble du monde,
observable, non encore observé ou inobservable. C'est
selon Westerhoff la définition la plus convenable pour
la recherche scientifique. Encore faudrait-il que la science
sache s'arrêter à la frontière de l'affabulation
(qui peut prendre en ce cas le visage de théories non
susceptibles de vérifications expérimentales).
Sous cette réserve, cette définition est indispensable
pour l'élaboration d'hypothèses concernant le
monde momentanément ou même définitivement
hors de portée de l'homme, par exemple en cosmologie.
Plus bizarre
encore est la cinquième définition proposée
par le livre, dite Turtle definition . En clair
il s'agit de désigner le point au delà duquel
ceux qui cherchent à décrire le réel
se refusent à aller, parce que les éléments
pertinents leur manquent alors. On se borne à postuler
qu'il existe quelque chose, une sorte de cause première,
pouvant expliquer l'existence des réalités perceptibles.
Mais on s'en tient là. Le terme fait allusion à
la tortue mythique sur laquelle le monde était censée
reposer, et que l'on renonce à décrire, sauf
à faire allusion à une chaine infinie de tortues
analogues. Le réel serait ainsi ce qui se trouve « en
dessous » ou au delà de toutes les descriptions
scientifiques, un facteur dont la science confesse le caractère
au moins temporairement inconnaissable.
On
pourrait aussi parler d'un point au delà duquel cessent
les spéculations et les paris, faute de pouvoir aller
plus loin (Real is where the buck stops, selon la devise
inspirée du poker et inscrite sur le bureau du président
Truman « The Buck stops here »).
Cette
définition pourrait convenir à ce que nous disions
du vide quantique et du vide cosmologique, concepts qui marquent
la limite actuelle des spéculations scientifiques vers
l'infiniment petit et l'infiniment grand, et qui désigne
cependant ce que les physiciens n'ont pas renoncer à
nommer une réalité.
Westerhoff
termine ce chapitre consacré à la réalité
de la matière en rappelant les problématiques
bien connues soulevées par les interprétations
de la mécanique quantique, le rôle supposé
de l'observation dans la décohérence d'un objet
quantique et celui supposé de la conscience humaine
dans cette observation. Nous n'y reviendrons pas ici. Le lecteur
en trouvera un résumé, fait par l'auteur lui-même,
sur le site
du NewScientist
La
réalité du Moi ou de la Personne
Le postulat
du Moi, c'est-à-dire la croyance à la réalité
d'une entité répondant à cette définition,
est incontournable dans les cultures occidentales, qu'elles
soient d'ailleurs scientifiques ou religieuses. Mais il s'agit
sans doute d'une création relativement récente.
Des cultures plus primitives s'intéressaient plus au
Moi collectif qu'au moi individuel. Le concept de Moi pourrait
être confondu avec celui de Moi conscient, et plus généralement
avec celui de conscience, qu'elle soit dite « primitive »
(courante chez la plupart des animaux) ou « supérieure ».
Mais l'auteur n'entre pas dans ces distinctions. Rappelons
que nous avons précédemment consacré
de nombreux développements à la question du
Moi et à celle de la conscience, qui implique aussi
le concept éminemment controversé du Moi ou
conscience volontaire, éventuellement doté de
libre-arbitre.
Dans ce
3e chapitre, l'auteur mentionne un certain nombre d'expériences,
cliniques ou relevant des neurosciences, permettant de mieux
comprendre comment le cerveau, associé au corps, construit
le Moi. Il rappelle aussi les facteurs, certains apparemment
insignifiants, pouvant perturber cette construction, nous
rendant plus ou moins inaptes à la vie sociale ou intellectuelle.
Il évoque à cette occasion les expériences
déjà anciennes de Benjamin Libet, montrant un
décalage entre le début de l'exécution
d'un acte et la prise de conscience de cette action. A propos
du rôle de la réduction de la fonction d'onde
par la conscience, il évoque très superficiellement
l'hypothèse des univers multiples, dite aussi en ce
cas des « multi-minds », selon laquelle
le Moi procédant à un choix se duplique entre
deux branches d'univers, l'une comportant le Moi ayant fait
tel choix et l'autre le Moi ayant fait le choix contraire.
On peut évidemment se demander que devient alors le
Moi initial. Nous pensons avec Westerhoff que ces supputations
n'ont guère d'intérêt pratique.
Le Moi
peut légitimement être considéré
comme un facteur d'unification des multiples états
neuronaux intéressant le cerveau en interaction avec
le corps et son environnement. On parle aussi d'un centre
de contrôle global. Mais on sait que la localisation
précise de cette fonction importante n'apparait pas.
Elle semble résulter de la coopération d'un
grand nombre d'aires cérébrales. Elle est aussi,
comme nous l'avons rappelé, à la merci du moindre
accident neurologique. Signalons à ce sujet la sortie
du dernier livre du neurologue Oliver Sacks, « Hallucinations »
qui explore un certain nombre d'états de conscience
donnant du monde extérieur des représentations
déformées, considérées comme anormales,
sauf en ce qui concerne la création artistique. Ce
chapitre évoque aussi en quelques mots les hypothèses
de la mémétique, elles-aussi bien connues de
nos lecteurs. On dira en simplifiant que pour les méméticiens
se sont des mêmes en compétition pour la survie
qui construisent les contenus mentaux les plus favorables
à leur reproduction. Ceci avait été dit
précédemment d'une façon plus simples:
ce sont nos idées et nos préjugés qui
nous façonnent, et non l'opposé. Le chapitre
conclue comme l'on pouvait s'y attendre, au terme de cette
trop sommaire exploration, que le Soi, impossible à
mettre en doute, est également indéfinissable.
Il s'agit d'un autre exemple de la « Turtle definition »
évoquée précédemment à
propos des « réalités » du
monde de la physique.
La
réalité du temps.
De nombreuse
légendes traditionnelles ont exprimé l'idée
que le temps n'était pas une réalité
immuable, malgré la conviction bien implantée
chez les individus psychiquement normaux qu'il existe une
flèche du temps s'écoulant du passé vers
le futur, en passant par un point, indéfinissable en
termes précis, qui est le présent. Cette question
du temps, depuis les propositions de la relativité
restreinte d'Einstein, est devenue inséparable de tous
les modèles d'univers. Elle est généralement
liée à celle d'espace.
Si cependant
l'espace-temps, où si l'on préfère un
temps sans réalité objective, peut très
bien se concevoir en termes mathématiques, il ne correspond
à aucune de nos expériences pratiques. Peut-on
alors considérer comme « réel »
le seul passé, étant entendu que le futur est
encore à naître. Là encore, si différentes
sciences peuvent parler du passé en termes relativement
objectifs, la mécanique quantique nous a appris qu'il
n'en était rien. Dans les expériences inspirées
des fentes de Young, l'observation d'une particule ayant déjà
interagi avec une autre pour construire une frange d'interférence
peut rétroactivement détruire cette frange.
Quant
au présent, une autre série d'expériences
dues elles aussi à Benjamin Libet, et citées
dans le livre, montrent qu'il existe un décalage de
500 millisecondes entre la perception par le sujet d'une stimulation
produite directement dans son cerveau par l'intermédiaire
d'une électrode, et la prise de conscience de l'effet
de cette stimulation. Ces décalages sont aujourd'hui
exploités couramment par le cinéma pour créer,
grâce à des images se succédant à
un rythme trop rapide pour être détecté
consciemment, des effets de conscience dont le sujet ne perçoit
pas l'origine. La sensation de « présent »
ne peut donc pas être considérée comme
correspondant à une réalité objective.
Il en
sera de même des prévisions relatives au futur.
Le
paradoxe d'Andromède, que nous ne développerons
pas ici, présenté par Roger Penrose, montre
que deux personnes peuvent avoir d'un même phénomène
se produisant à distance, des visions différentes
selon que l'une sera immobile et l'autre en mouvement () .
Là encore, le futur sera relatif aux conditions de
l'observation et au statut de l'observateur.
Le lecteur
objectera que toutes ces considérations sont intuitivement
admises par les humains. Ils n'attribuent que des valeurs
relatives à ce qu'ils nomment le passé, le présent
et le futur. Il reste que parallèlement, ils se refusent
à dénier toute réalité objective
à ces concepts. On se retrouve là, comme dans
les cas précédemment évoqués,
confronté à une réalité indescriptible
sur laquelle s'appuient les pyramides de nos croyances à
la réalité.
Six
catégories de théories
Dans un
chapitre conclusif, l'auteur propose de classer les croyances
en la réalité en 6 grandes catégories.
Selon la première, qu'il nomme « universalisme »,
tout est réel, les électrons, les esprits, les
nombres. Selon la seconde, le solipsisme, les choses n'ont
de réalité que dans nos esprits. Selon la troisième,
qu'il nomme anti-solipsisme, tout est réel, sauf le
sujet pensant. Pour une 4e conception, qu'il nomme le réalisme
sélectif, un certain nombre de choses sont réelles,
mais d'autres ne le sont pas. Les théories scientifiques
peuvent faire des choix entre elles. Ainsi, pour certains
mathématiciens, les nombres existent dans un monde
réel, distinct du monde de la réalité
matérielle. On parle d'une réalité platonicienne.
Pour d'autres, les nombres sont des créations de l'esprit
ou, plus précisément du cerveau.
Enfin,
à l'intérieur du réalisme sélectif,
il propose de distinguer deux catégories de théories.
Les premières élimineraient le concept d'esprit.
Rien de ce dont nous sommes conscients ne serait réel.
Il s'agirait dans tous les cas de diverses formes d'illusions.
A l'opposé, on distinguerait les théories pour
qui n'ont de réalité que les choses dont nous
sommes conscients, autrement dit celles ayant une réalité
dans notre cerveau. Mais ces deux classes soulèvent
leur propres difficultés. Dans la première,
comment expliquer que la conscience puisse surgir dans un
monde sans esprit. Dans la seconde, comment expliquer que
la matière puisse surgir en dehors de cerveaux lui
ayant donné sa réalité?
2.
Nos propres hypothèses relatives à la réalité
de la réalité
Jan Westerhoff
a la sagesse de ne pas proposer de solutions qui lui soient
propres, dans le labyrinthe de choix qu'il nous a décrit.
Nous voudrions pour notre part, abandonnant toute sagesse,
formuler nos propres hypothèses relatives à
la réalité de la réalité. Ceci
d'autant plus qu'elles pourraient s'insérer dans une
approche, ressortissant de ce que certains nomment le constructivisme,
qu'il n'a pas développée.
La
création de la réalité par des robots
Imaginons
un groupe de robots présentant les caractères
les plus évolués de ceux que proposent la robotique
et l'intelligence artificielle actuelle. Il ne s'agit pas
de science fiction car de tels robots sont mis au point et
étudiés, soit dans des laboratoires travaillant
pour la défense (mais il est difficile d'en parler
compte tenu des restrictions de communication imposées
dans ces domaines) soit par des firmes civiles telles que
Sony ou Aldebaran Robotics (image, robots Nao), au
moins si celles-ci disposent de crédits de recherche
en quantité suffisante. Nous y avons consacré
plusieurs articles il y a quelques années. (voir par
exemple un
entretien avec Fredéric Kaplan ).. On mentionnera
aussi les modèles de conscience artificielle établis
par Alain Cardon, mais ceux-ci, faute de crédits, sont
restés pour l'essentiel théoriques.
Chacun
de ces robots peut être considéré comme
un système cognitif, autrement dit capable de se donner
des représentations du monde lui permettant d'optimiser
son comportement dans ce monde. Il dispose en cela (comme
les animaux et les humains) d'organes sensoriels (dits d'entrée)
et d'organes effecteurs (dits de sortie). Il possède
par ailleurs, un système coordinateur d'ensemble (système
nerveux), dont la mémoire centrale gère ces
représentations. Autrement dit, à partir de
ces dispositifs, il peut générer des hypothèses
relative au monde, sur un mode éventuellement aléatoire,
qu'il soumet à l'expérience par l'intermédiaire
de ses organes d'entrée-sortie. Il ne conserve que
celles de ces hypothèses qui sont vérifiées
par l'expérience. Il les agrège alors à
sa mémoire afin de s'en servir comme d'une base permettant
de qualifier de nouvelles perceptions et suggérer de
nouvelles hypothèses. On parlera de système
cognitif artificiel pour marquer qu'en principe le robot ainsi
décrit n'a pas besoin de faire appel à la collaboration
de systèmes cognitifs biologiques.
Un tel
système cognitif, aussi perfectionné qu'il soit,
serait cependant sans moteur, autrement dit sans impulsion
à découvrir, s'il n'était pas soumis
à une compétition darwinienne pour l'accès
aux ressources et par conséquent pour survivre. Cette
compétition peut provenir d'autres entités non
robotiques, par exemple des animaux lui disputant l'espace
et l'énergie. Mais dans un premier temps elle proviendra
de robots analogues (ou très voisins) travaillant en
groupe avec lui. On parle parfois d'essaim ou de meute. Le
groupe ainsi formé générera de la compétition
entre ses membres, pour l'accès, là aussi, à
l'espace et aux ressources. Cette compétition n'exclura
pas la coopération, surtout si le groupe tout entier
est soumis à d'autres compétiteurs extérieurs
menaçant sa survie.
Les expériences
menées en ce domaine montrent que les robots individuels
acquièrent par essais et erreurs, à partir de
leurs organes d'entrée/sortie, la capacité d'élaborer
des proto-langages reposant eux-mêmes sur des concepts
et des syntaxes. Les "concepts" s'étant révélés
les plus pertinents pour décrire le monde extérieur
et y agir efficacement sont alors mémorisées
dans des bases de données dont chaque robot peut détenir
une version, en l'absence de mémoires externes sur
le modèle de nos bibliothèques. Avant même
la production de concepts abstraits, le groupe élabore
des répertoires de comportements modèles qui
sont les premiers éléments de ces langages.
Ces comportements, dont la signification est particulièrement
facile à saisir, sont les premiers éléments
des langages collectifs ainsi produits. Là encore,
ils sont générés par essais et erreurs.
Ils ne sont conservés qu'en cas de succès, à
la lumière de l'expérience acquise par le groupe.
On
conçoit que l'aptitude de tels groupes de robots cognitifs
à produire des représentations pertinentes du
monde leur sera précieuse quand ces robots auront été
déposés par des humains sur des planètes
mal connues, suffisamment lointaines pour ne pas permettre
une communication à court temps de réponse avec
le centre de contrôle terrestre. Ils devront alors « cartographier »
cet environnement, qualifier les objets ou phénomènes
qu'ils y rencontrent et utiliser leurs ressources afin d'y
survivre le plus efficacement possible. Ils pourront à
cette occasion élaborer de nouveaux comportements ou
de nouveaux langages leur permettant de s'adapter spécifiquement
à ce qu'ils découvriront (ci-contre la lune
de Mars Phobos, susceptible de devenir un prochain objectif
d'exploration robotique sur le modèle décrit
ici)
Une découverte
efficace de ces nouveaux mondes supposera que de tels meutes
de robots soient capables de jeter des regards originaux sur
ces mondes, sans se référer à ce qu'ils
auraient pu apprendre auparavant, y compris sur Terre. Ils
devront donc être capables d'ouverture, d'imagination
et finalement d'invention ceci toujours sur un mode
essais et erreurs adapté à leurs capacités
technologiques et cognitives. Si ces fonctions sont bien exécutées,
ces robots pourront créer un « monde nouveau »,
n'existant jusqu'alors ni sur la Terre ni sur la planète
explorée. On pourrait ainsi envisager que, combinant
au hasard certaines molécules rencontrés sur
cette planète, ils produisent des structures matérielles
originales, éventuellement réplicatives.
Systèmes
cognitifs artificiels et réalité
Tout ceci
est sans doute encore peu à la portée des générations
actuelles de robots, d'autant plus que les financements actuels
visent surtout à développer leurs capacités
de se comporter en systèmes d'armes autonomes, pour
détruire et non pour construire. Mais la compétition
des grandes puissances dans la découverte de l'espace,
et l'incapacité d'envoyer partout des humains, en feront
rapidement des « pseudopodes » des terriens,
à condition que ceux-ci ne se soient pas anéantis
réciproquement dans l'intervalle.
Que seront
les « réalités » de ces
robots? Reprenons pour en juger les grandes catégories
proposées par Jan Westerhoff. Concernant la matière
(celle de l'environnement physique) celle-ci sera définie
par l'interaction entre les organes du robot et le monde extérieur.
Elle ne sera « observée » que
dans les limites des capacités instrumentales du robot.
Elle ne sera « qualifiée » ou
« nommée » que dans les
limites de leurs capacités langagières. Toute
autre production conceptuelle ne serait que divagation, vite
éliminée. Nous avons vu cependant que les robots,
poussés par leur compétition pour la survie,
suggéreront sans cesse de façon aléatoire
un grand nombre d'hypothèses « théoriques ».
Rien n'exclut que certaines de ces hypothèses, mises
à l'épreuve systématiquement, loin de
disparaître du fait de leur adéquation, se révèlent
fructueuses, donnant naissance à de nouvelles formes
matérielles.
Dans ce
cas, elles élargiront le mécanisme de découverte
de la « réalité » auquel
se livrent les robots. Ceux-ci pourront dans leur langage
parler d'un processus constructif de la réalité,
non pas d'une réalité objective ou en soi, mais
d'une réalité « relative ».
Elle sera relative à l'observateur-acteur, à
ses instruments et aux concepts symboliques qu'il a acquis
pour les nommer. Ce ne sera donc pas une réalité
indépendante de l'observateur mais pas davantage une
réalité liée à celui-ci et indépendante
du monde extérieur. La réalité, encore
une fois relative, à prendre en considération
pourra être définie comme le résultat
de la superposition de ces deux illusions de réalité.
Le fait
cependant que l'environnement extérieur non qualifié
puisse comme nous l'avons vu répondre dans tel ou tel
sens à telle ou telle des hypothèses générées
par les robots devrait logiquement faire émerger au
sein de leurs bases de données conceptuelles l'hypothèse
d'un « extérieur » indéfinissable
a priori mais constituant une réalité ultime.
Il s'agira de la tortue décrite par la turtle definition
de Jan Westerhof. Rien n'interdirait évidemment
de chercher à repousser les frontières de l'indéfinissable,
par la construction à partir des processus évoqués
plus haut de nouveaux éléments pouvant prétendre
à s'intégrer dans les réalités
matérielles, mais la frontière de l'indéfinissable
sera reculée d'autant, sans que celui-ci disparaisse.
Autrement dit, si ces robots réussissaient à
décrire une première tortue jusqu'alors considérée
par eux comme indescriptible, ils découvriraient une
colonne d'autres tortues sur les carapaces desquelles la première
était juchée.
Il n'est
pas nécessaire de développer ici d'autres considérations,
concernant la réalité du Moi et du Temps aux
yeux des robots évolutionnaires que nous avons décrits.
Ce seront comme en ce qui concerne la matière le produit
d'interaction entre le monde extérieur a priori inconnaissable
et leurs dispositifs d'acquisition de connaissance. La conscience
de soi, dite aussi conscience primaire chez les animaux, est
le premier produit du fonctionnement de tout robot, ne fut-il
doté que de capacités limitées. Elle
lui sert de référence permanente pour qualifier
le résultat de ses activités exploratoires.
Mais où elle-elle située? Certainement au sein
du système nerveux central, mais aussi répartie
dans les différents organes du robot, à l'occasion
de la production des activités du système global.
En fait, il s'agit là, comme précédemment,
d'une « réalité » relative.
Elle est en cours de construction, et donc de définition,
permanente.
Concernant
le Temps, enfin, il est lui aussi le produit du fonctionnement
de tout robot, même élémentaire. Son passé
s'inscrit dans les couches de mémoires successives
résultant de son activité. Quant à son
futur, il le postule implicitement en procédant à
des hypothèses sur le monde qu'il met à l'épreuve
de ses expérimentations. Le présent du robot,
enfin, c'est ce qu'est ce robot au temps t zéro
des équations qu'il pourrait utiliser s'il s'agissait
d'un robot doté de symbolique mathématique.
On remarquera
que tout ce que nous venons de résumer concernant la
représentation de la réalité par des
groupes de robots cognitifs est très voisin, sinon
comparable, à la façon dont le physicien quantique
décrit la réalité quand il se hasarde
à le faire en prenant un recul épistémologique
avec les formalismes mathématiques qu'il utilise. La
Méthode de Conceptualisation Relativisée (MCR)
présentée par Mme Mugur-Schächter, souvent
référencée sur ce site, en donne une
description excellente. (Voir notamment Mioara Mugur-Schächter
"
L'infra-mécanique quantique " .
Nous avons pour notre part proposé d'étendre
cette méthode à l'ensemble des sciences macroscopique,
y compris les sciences dites molles. Il n'y a pas de raison,
à la lumière des acquis de la physique quantique,
de bâtir de frontières épistémologiques
dans le domaine des connaissances.