Les neurosciences vont-elles confirmer la psychanalyse
?
René Trégouët
Article publié dans Rtfflash n° 20/06/2012
thttp://www.rtflash.fr/neurosciences-vont-elles-confirmer-psychanalyse/article
Comme
nous en avons convenu avec l'auteur dans de précédentes
occasons, nous republions ici un de ces articles, afin
de le faire connaître à ceux de nos lecteurs
qui ne fréquenteraient pas régulièrement
son site. Automates Intelligens
Longtemps les neurosciences et les sciences cognitives,
grisées par les avancées incontestables
dans la connaissance des mécanismes biochimiques
et moléculaires qui caractérisent notre
cerveau et sous-tendent notre pensée, notre mémoire
et notre conscience, se sont appuyées sur la
métaphore informatique pour rendre compte du
prodigieux fonctionnement de notre esprit et des remarquables
facultés cognitives de l'espèce humaine.
L'idée
dominante, née avec la cybernétique et
l'informatique dans les années 40, était
alors que notre cerveau s'apparentait à un ordinateur
très compliqué et très intégré
mais qu'avec de la patience et en utilisant toutes les
ressources des nouvelles technologies d'analyse et d'imagerie
(IRM, caméra à émissions de positons...),
on parviendrait à comprendre le fonctionnement
des différents niveaux d'organisation de notre
cerveau (molécules, neurones et aires spécialisées)
et qu'ensuite cette connaissance des parties déboucherait
logiquement sur la connaissance du tout, selon un processus
cartésien imparable.
Cette
conception scientifique et philosophique dominante dans
les sciences cognitives connut son apogée avec
des ouvrages qui eurent un grand succès, comme
"homme neuronal" de Jean-Pierre Changeux,
en 1983, le "Cerveau-machine", de Marc Jeannerod,
en 1991 ou encore "La biologie des passions",
de Jean-Didier Vincent, en 1999.
Mais
depuis une quinzaine d'années, les neurosciences,
confrontées à la complexité inouïe
du cerveau humain et découvrant les liens de
causalité innombrables et circulaires qui lient
ce dernier et son environnement, ont été
contraintes de revoir leurs prétentions à
la baisse et de diversifier considérablement
leurs approches conceptuelles et leurs théories
en y intégrant notamment l'apport essentiel des
autres sciences humaines (anthropologie, sociologie,
logique, linguistique) mais également de nouveaux
paradigmes directement issus de la philosophie.
C'est
ainsi qu'en 1994, Antonio Damasio, célèbre
neurobiologiste américain, jeta un pavé
dans la marre de la neurobiologie "pure et dure"
en publiant en 1994 un remarquable essai intitulé
" L'erreur de Descartes, Spinoza avait raison".
Dans ce livre qui s'appuie sur des observations scientifiques
rigoureuses, Damasio montrait à quel point les
sensations, les émotions et les sentiments jouaient,
à notre insu, un rôle déterminant
dans nos prises de décisions, nos raisonnements
et nos actions "rationnelles".
Selon
Damasio et comme Spinoza en avait eu la géniale
intuition, c'est bien avec tout notre corps que nous
pensons, agissons et interprétons le monde qui
nous entoure et selon la célèbre phrase
de Spinoza, "Nul ne sait ce que peut le corps".
Il
est intéressant de rappeler que le fondateur
de la psychanalyse, Sigmund Freud, avait lui même
une formation scientifique de haut niveau en neuropathologie
et que, dans un essai prophétique, abandonné
et retrouvé après sa mort, «L'Esquisse
d'une psychologie scientifique» (1895) puis dans
une célèbre lettre datée de 1898,
Freud justifiait certes l'autonomie épistémologique
et méthodologique des outils et concepts en gestation
de la psychanalyse mais affirmait néanmoins sa
conviction que ceux-ci se verraient un jour reliés
et intégrés à un vaste cadre théorique
concernant le fonctionnement et l'organisation biologique
du cerveau et finiraient par être confirmés
sur le plan expérimental par les progrès
de la neurobiologie.
Aujourd'hui,
même si cela gène à la fois certains
psychanalystes et certains neurobiologistes "orthodoxes"
et peu enclins au dialogue pluridisciplinaire, les neurosciences
semblent confirmer de manière surprenante les
concepts psychanalytiques, comme l'a montré le
psychanalyste Gérard Pommier dans un excellent
livre publié en 2004 et intitulé "Comment
les neurosciences démontrent la psychanalyse".
Dans
son essai, Pommier montre que la conscience du monde
qui nous entoure ne peut prendre sens que par la "médiation
du symbole". Il nous explique qu' "un souvenir
reste inconscient, non lorsqu'il est oublié,
mais lorsqu'un sujet ne parvient pas à en prendre
la mesure", autrement dit à se l'approprier,
non pour s'en libérer mais pour le dépasser
et l'utiliser comme matériau dans un processus
de construction personnel.
Mais
sur quelles observations la neurobiologie peut-elle
étayer le concept freudien d'inconscient ? Un
premier élément de réponse est
donné par la façon dont notre cerveau
perçoit et traite les images subliminales. Plusieurs
expériences ont clairement montré que
la vision d'un film contenant des éléments
que le spectateur n'a pas le temps de percevoir va avoir
un impact spécifique et mesurable sur son comportement
émotionnel. L'autre observation complémentaire
de la première concerne le phénomène
« d'amorçage ». Selon ce mécanisme,
toute information, qu'elle soit perçue de manière
consciente ou complètement inconsciente est en
mesure d'avoir un effet sur nos décisions et
comportements ultérieurs.
Autre
découverte étonnante : la mémoire
implicite procédurale. Ce type de mémoire
a été mis en évidence à
l'aide d'expériences réalisées
sur des sujets souffrant de pathologies particulières
et notamment de cécité totale résultant
d'une destruction de l'aire corticale visuelle. Ces
sujets affirment ne rien voir mais pourtant ils sont
capables de montrer du doigt avec une grande précision
des points lumineux situés dans leur champ aveugle,
ce qui démontre qu'ils peuvent traiter correctement
des informations visuelles sans en avoir la moindre
conscience !
Il
faut également évoquer les expériences
menées sur des sujets souffrant de prosopagnosie,
un dysfonctionnement cérébral qui empêche
de reconnaître les visages. Lorsque l'on présente
à ces sujets des photos de proches, parents ou
amis, ils sont incapables de les reconnaître.
Mais, observation là encore révélatrice,
si on leur demande « Quelle personne vous semble
la plus sympathique", ils choisissent alors toujours
la photo d'un de leurs proches !
Enfin,
il y a quelques semaines, la théorie freudienne
de l'inconscient a reçu une nouvelle et remarquable
confirmation expérimentale grâce à
une expérience, présentée à
l'occasion du Congrès annuel de l'association
américaine de psychanalyse qui aurait sans doute
enthousiasmé Freud (Voir 1 ci-dessous).
Depuis
plus de 40 ans, le Professeur Howard Shevrin, professeur
de l'Université du Michigan, s'applique dans
des expériences au protocole méthodologique
rigoureux à tenter de démontrer la validité
scientifique de la psychanalyse. Sa dernière
expérience montre qu'il existerait bien un lien
de causalité entre la théorie du «
conflit inconscient » et les symptômes conscients
ressentis par des sujets souffrant de troubles anxieux.
Dans
un premier temps, une dizaine de patients souffrant
de troubles anxieux ont suivi plusieurs séances
dirigées par des psychanalystes. Ceux-ci ont
alors pu identifier l'existence de conflits inconscients
probablement à l'origine des troubles anxieux
ressentis par ces patients.
Dans
un deuxième temps, les mots signifiants impliqués
dans le conflit inconscient ont été choisis
pour être utilisés comme stimuli verbaux
du conflit inconscient. Ces stimuli verbaux ont ensuite
été proposés aux patients par une
technique subliminale durant moins d'un millième
de seconde. Au cours de cette présentation des
stimuli aux patients, les chercheurs ont enregistré
soigneusement les modifications de leur activité
cérébrale à l'aide d'électrodes.
Les
chercheurs ont alors imaginé une méthode
subtile qui vise à comparer l'effet des stimuli
inconscients sur les stimuli des symptômes conscients.
Ils ont présenté aux patients des stimuli
du conflit inconscient juste avant les stimuli des symptômes
conscients et ont enregistré la fréquence
de l'onde alpha du cerveau observée à
ce moment précis.
Résultat
: il existe bien une nette corrélation, montrée
par les enregistrements d'ondes alpha, entre stimuli
inconscients et conscients, mais à condition
que les stimuli du conflit inconscient soient présentés
de manière subliminale.
«
Ces résultats montrent de manière très
convaincante que les conflits inconscients causent ou
contribuent aux symptômes d'anxiété
du patient » souligne le Professeur Shevrin qui
voit dans cette expérience remarquable la preuve
que la théorie psychanalytique est à présent
pleinement accessible à la vérification
expérimentale selon des méthodes scientifiques
rigoureuses...
Le
grand philosophe des sciences Karl Popper considérait
que la psychanalyse n'était pas une discipline
scientifique car elle n'était pas une théorie
"testable" et "réfutable"
et se présentait comme un discours autoréférent.
Il semble que cette objection épistémologique
majeure soit en train de tomber et que, comme le souhaitait
Freud, la psychanalyse, sans perdre la spécificité
conceptuelle ni la singularité discursive qui
en font toute sa richesse, soit sur le point de s'articuler
de manière féconde et cohérente
aux structures neurobiologiques qui portent notre esprit
et notre conscience sans jamais pouvoir les réduire
à cette seule dimension objective et rationnelle.
L'erreur
conceptuelle, culturelle et philosophique aura finalement
été de vouloir conférer à
toute force à la théorie psychanalytique
un statut ontologique radicalement incompatible et irréconciliable
avec les approches scientifiques objectives, au demeurant
fort diverses, proposées par les neurosciences
et les sciences cognitives. Freud, dans les traces de
Spinoza et de son "conatus" qui fait du désir
l'affirmation absolue de notre puissance de vie, avait
d'ailleurs parfaitement perçu ce défi
intellectuel et conceptuel.
Cette
convergence scientifique fonctionne d'ailleurs dans
les deux sens et si les neurosciences semblent confirmer
de manière remarquable la théorie psychanalytique
et ses concepts, les avancées de la psychanalyse
viennent enrichir en retour le cadre théorique
des neurosciences. Ce rapprochement n'implique ni soumission,
ni domination de la psychanalyse par rapport aux neurosciences.
Il
ne conduit pas d'avantage à un vague syncrétisme
sans substance ni cohérence mais dévoile
plus fondamentalement une nouvelle construction intellectuelle
en forme d'"Unitas Multiplex", comme dirait
Edgar Morin, c'est-à-dire d'une infinie complexité
et d'une indépassable humanité dans laquelle
se coproduisent, s'articulent et se donnent sens, par
la production et la médiation symbolique, l'objet
et le sujet, le corps et l'esprit, l'homme et le monde.
1)
Article. Freud's theory of unconscious conflict linked
to anxiety symptoms in new U-M brain research
http://www.uofmhealth.org/news/unconscious-anxiety
Notre
commentaire
Peut-être pourrions nous ajouter que seul l'enfermement
disciplinaire peut conduire aujourd'hui à opposer
neurosciences et psychanalyse. Que ce soit pour des
recherches théoriques ou pour des pratiques thérapeutiques,
il est évident que tous les moyens permettant
de comprendre le fonctionnement de l'individu humain
en société, fonctionnement « normal »
ou « pathologique » devraient
être conjugués. Cela supposerait notamment
de rapprocher l'observation des comportements et des
formalisations langagières avec l'observation
des mécanismes cérébraux et corporels
correspondants, de plus en plus facilitée par
l'imagerie et par l'étude des neuromédiateurs.
Ajoutons qu'il faudrait conjuguer ces approches avec
celles résultant de la simulation du psychisme
sur des automates autonomes.
Mais
pour ce faire, il faudrait modifier progressivement
la formation et les modalités de travail des
chercheurs et des thérapeutes, afin de généraliser
le travail en commun. Il faudrait aussi investir dans
des espaces de travail pluridisciplinaires, notamment
dans les CHU. On peut malheureusement craindre que les
restrictions de crédit actuelles, dont souffre
en premier la recherche fondamentale, n'encourage pas
ces nécessaires rapprochements.
Cela
n'éliminera pas la pression pour ne rien changer
de ceux qui, disons le mot, gagnent facilement de l'argent
en exploitant les vieux mythes de la psychanalyse, ou
de toute autre « psychothérapie »
tirant sa force du pouvoir d'influence d'un « maître »
sur un disciple. JPB