Editorial
Le cas Nutt, le cas Changeux
Jean-Paul
Baquiast, Christophe Jacquemin 23/06/2012
Dans
le NewScientist du 9 juin 2012, p. 29, David
Nutt, professeur de neuropsychopharmacologie à
l'Impérial College de Londres, constate que la
prohibition, justifiée au prétexte de
leurs effets dangereux, d'un libre usage des drogues
(cannabis, LSD, héroïne, cocaïne...)
empêche toute étude scientifique de l'effet
de ces produits sur les organismes humains. Or ces études
pourraient d'une part montrer comment ces drogues agissent
sur les organismes et d'autre part rechercher si des
usages thérapeutiques (sous contrôle médical)
de ces drogues pourraient avoir des effets bénéfiques.
David Nutt constate par exemple qu'il n'existe à
ce jour encore aucune étude d'imagerie cérébrale
intéressant l'effet du cannabis sur le cerveau,
alors qu'il en existe des dizaines concernant la réaction
du cerveau à telle ou telle image visuelle.
Il
est donc difficile d'apprécier l'opportunité,
recommandée par certains chercheurs, d'utiliser
le cannabis pour répondre à certaines
urgences thérapeutiques. La même situation
règne à propos de l'action des autres
drogues. Même si leurs effets dangereux paraît
indéniable, créant addiction et autres
pathologies, il serait intéressant de comprendre
pourquoi. Des études sous contrôle scientifique
de leurs effets sur le cerveau et le système
nerveux pourraient être menées, non seulement
sur des animaux tels que le rat mais dans certaines
conditions sur des humains volontaires. Elles pourraient
éclairer la compréhension de phénomènes
encore mal connus tels que les états de conscience
perturbés, les psychoses et plus généralement
la perception et les humeurs.
On
doit noter que le Pr.Nutt a dirigé pendant sept
années le comité technique de l'UK Advisory
Council on the Misuse of Drugs, avant d'en être
nommé président. Il a cependant été
démissionné de ce poste par le gouvernement
en 2009 au prétexte qu'il défendait des
thèses incompatibles avec la politique officielle
en matière de lutte contre les drogues. Ses rapports
sur ces questions avaient pourtant reçu un large
appui de ses confrères scientifiques. Il a depuis
créé un comité indépendant,
l'Independent Scientific Committee on Drugs, en janvier
2010. L'ont rejoint un certain nombre de scientifiques
s'élevant contre le caractère sommaire
des positions officielles.
A
priori, du point de vue de la connaissance scientifique
objective, il paraît difficile de ne pas approuver
les positions défendues par David Nutt et ce
comité. Mais d'un autre côté, on
peut comprendre le gouvernement britannique. S'estimant
en charge de la santé publique, compte-tenu des
dégâts indiscutables résultant de
l'usage des drogues dans la population, ainsi que des
coûts imposés à la collectivité
par ces usages, il paraît logique qu'il refuse
tout signal pouvant laisser croire qu'il adopte une
politique de tolérance le progrès
des connaissances scientifiques dut-il en souffrir.
Cette
question rejoint celle à laquelle le gouvernement
français actuel est aux prises: faut-il dépénaliser
l'usage du cannabis alors même que ceux du tabac
et de l'alcool sont en vente libre? Mais dans ce cas
ne faudrait-il pas dépénaliser l'usage
des autres drogues citées ci-dessus, voire de
tous autres composés que la recherche pharmacologique
ne manquera pas d'inventer. La dépénalisation
aurait l'effet probable de décourager les trafics
criminels ce qui ne fera d'ailleurs pas disparaître
la criminalité qui trouvera vite d'autres domaines
où s'exercer. Encore faudrait-il avant de prendre
des positions officielles définitives disposer
d'études sérieuses concernant l'effet
de ces différents produits sur les organismes
vivants.
Mais
qui financera de telles études? L'exemple du
tabac et de l'alcool montre que, dans tous les grands
pays, face à des budgets publics de recherche
anémiques, ce sont les lobbies du tabac et de
l'alcool qui financent les recherches. Les scientifiques
les plus prestigieux n'hésitent pas alors à
participer à celles-ci et à co-signer
des articles. Certaines précautions visant à
garantir une objectivité de façade sont
prises, mais la démarche générale
ne trompe personne. Si les industriels du tabac et de
l'alcool les financent, c'est parce qu'ils en espèrent
une augmentation de la consommation, soit dans la population
générale, soit chez les adolescents, soit
dans les pays pauvres.
Le
cas de Jean-Pierre Changeux
Un
triste exemple de compromission est actuellement fourni,
touchant un des neuroscientifiques français les
plus prestigieux. Le journaliste scientifique Michel
de Pracontal publie ces jours-ci une série d'articles
dans Médiapart montrant que Jean-Pierre
Changeux, tout au long de sa carrière, a bénéficié
de financement de l'industrie du tabac. Ceux-ci, détaillés
grâce à des sources qui viennent d'être
révélées par le site Legacy
Tobacco Documents Library
de luniversité de Californie, lui ont
permis de faire progresser des recherches très
importantes concernant notamment l'effet de la nicotine
sur les récepteurs du cerveau.
Mais
dans le même temps l'industrie du tabac en a bénéficié.
Elle a pu, comme l'indique Michel de Pracontal, "minimiser
les effets nocifs de la cigarette ; les faire apparaître
comme complexes et liés à de nombreux
facteurs, en particulier génétiques ;
et enfin, positiver limage de la cigarette, notamment
en montrant que la nicotine a des effets bénéfiques
et pourrait conduire à la découverte de
nouveaux médicaments importants". En conséquence
de quoi se poursuit et s'aggrave la production la consommation
et les trafics en tous genres intéressant le
tabac.
Jean-Pierre
Changeux est devenu tout au long de sa carrière
le représentant le plus éminent et le
plus estimé de ce que l'on peut appeler le matérialisme
scientifique dans le domaine des sciences du cerveau
et des sciences cognitives (voir à ce sujet
notre présentation de son ouvrage "Du
vrai, du beau du bien"). Il est devenu
de ce fait l'adversaire à abattre pour tous ceux
qui défendent avec des arguments tirés
de l'enseignement des religions l'existence chez l'humain
d'une conscience et d'un libre-arbitre présentés
comme reflétant la présence d'un Etre
supérieur s'imposant au monde matériel.
Ces polémistes ne manqueront pas de prétendre
que Jean-Pierre Changeux n'était pas l'arbitre
neutre susceptible de s'opposer à leurs thèses.
Les
innombrables disciples de Jean-Pierre Changeux, à
commencer par Stanislas Dehaene et Lionel Naccache,
souvent cités sur notre site, ne remettront évidemment
pas en cause l'intégrité de ce dernier
et l'importance de ses découvertes. Cette affaire
évoque cependant plusieurs questions souvent
d'ailleurs posées à la science et aux
chercheurs. Nous avons cité le cas des disciplines
s'intéressant aux stupéfiants, mais il
en est de même de celles concernant la pharmacologie,
les biotechnologies, les industries de défense
et bien d'autres. Une grande partie des recherches publiques,
apparemment désintéressées, dans
ces domaines, sont financées par des industriels
ou des Etats ayant des intérêts bien précis
à défendre, pas toujours en conformité
avec un intérêt général bien
compris. L'idéal voudrait que des organismes
publics "indépendants" et des budgets
de recherche adéquats puissent en assurer le
financement. Mais il ne faut pas se faire d'illusion,
ce ne sera jamais le cas. Que doivent faire alors les
scientifiques? Refuser les appuis d'origine douteuse
quitte à s'isoler et laisser de confrères
moins scrupuleux récupérer les acquis
de connaissance et les avantages en résultant
? Beaucoup de ceux que nous avons rapidement consultés
répondent par l'affirmative. Il faut refuser
les compromissions. Retenons cet avis qui paraît
d'ailleurs aller de soi au regard de l'éthique
de la science, mais....
Plus
généralement, on ne voit pas comment des
connaissances, quelles qu'elles soient, pourraient être
produites en dehors de l'action de ce que nous nommons
dans la terminologie souvent employée ici, des
complexes anthropotechniques. Tout superorganisme associant
des organismes bio-anthropologiques (des humains) et
des technologies en compétition darwinienne génère
des concepts et des philosophies qui contribuent directement
à son existence et à sa survie. En tant
qu'agents co-actifs dans de tels superorganismes, pouvons-
nous prétendre au libre-arbitre nous permettant
d'adopter des points de vue remettant en cause la logique
même des entités correspondantes? Si nous
utilisons des automobiles, pouvons-nous par exemple
militer pour la réduction des dépenses
énergétiques induites par ces matériels.
Si nous utilisons des ordinateurs et des objets «
intelligents » en réseau, pouvons-nous
limiter la prolifération des technologies de
contrôle global en résultant? Poser la
question n'est pas la résoudre. Tout au moins
n'est-il pas mauvais d'en discuter de la façon
la plus ouverte possible.
Références
* David Nutt : http://en.wikipedia.org/wiki/David_Nutt
* Article de Michel de Pracontal : "Comment l'industrie
du tabac a enfumé la recherche française"
(paru dans médiapart): http://www.mediapart.fr/journal/international/200612/comment-lindustrie-du-tabac-enfume-la-recherche-francaise
* Article de David Leloup et Stéphane Foucard
: "Comment le lobby du tabac a subventionné
des labos français" (paru dans Le Monde)
:
http://www.lemonde.fr/sciences/article/2012/05/31/guerre-du-tabac-la-bataille-de-la-nicotine_1710837_1650684.html
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