Entretien avec Franck Biancheri
Jean-Paul Baquiast
06/06/2012
Ce
texte a été relu par Franck Biancheri
Jean-Paul
Baquiast (JPB).
Cher Franck Biancheri, je suis heureux de notre rencontre
de ce jour, 6 juin 2012, tant pour les lecteurs de Automates-Intelligents
et Europe Solidaire que pour moi personnellement. Nous
vous connaissons depuis quelques années par la
lecture de vos articles et interventions sur la situation
politico-économique mondiale. Certains chroniqueurs
vous avaient surnommé Mr Catastrophe car vous
avez prédit, au moins depuis 2005, l'effondrement
du système actuel globalement dominé par
les intérêts financiers de Wall Street
et de la City. Il s'est avéré cependant
que ces prédictions se sont réalisées
ou sont en train de l'être. Elles ne résultaient
pas d'une vision extralucide mais des travaux d'un tout
petit groupe d'experts, le LEAP, que vous avez réunis
au sein de ce que vos amis appellent le premier think
tank véritablement mondial.
Pour
moi cependant, en tant qu'européen convaincu,
ce surnom de Mr Catastrophe n'est pas adéquat.
Il faudrait au contraire le remplacer par celui de Mr
Bonne Nouvelle. Vous avez en effet depuis vos débuts
européens dans le programme Erasmus annoncé
que l'Europe et les Européens, loin d'être
les traîne-savates du monde, entrant à
reculons dans l'avenir, en seront au contraire un des
moteurs. Ce rôle d'entraînement ne leur
sera pas acquis d'emblée. Ils devront s'ouvrir
à tous ceux, notamment les jeunes, qui dans tous
les pays veulent valoriser leurs connaissances et leurs
compétences. Mais par sa diversité et
sa richesse, dites-vous, l'Europe est la mieux à
même de jouer ce rôle de ferment universel.
Nos lecteurs connaissent ce message très revigorant
car j'ai eu plusieurs fois l'occasion de faire allusion
à vos travaux. Néanmoins je crois utile
de vous demander aujourd'hui, à un moment où
la crise mondiale semble se précipiter, au moment
où l'Europe elle-même, y compris au niveau
de son noyau dur qui est la zone euro, semble menacée
de dislocation, au moment enfin où les tensions
entre l'Europe et ses grands voisins du BRICS semblent
se durcir, alors que les Etats-Unis accumulent d'énormes
ressources en matière de technologies de contrôle
des réseaux et des esprits, si votre optimiste
ne mériterait pas d'être quelque peu tempéré.
Après
vous avoir entendu sur ce premier point, je vous propose
de consacrer la seconde partie de cet entretien au concept,
dont là encore vous êtes le père,
d'euroBRICS. Rappelons qu'il s'agit dans votre esprit
d'encourager la construction de la vraie grande puissance
multipolaire du monde de demain, celle qui rapprochera
l'Europe, la Russie, la Chine, l'Inde et les grands
pays d'Amérique latine. Or là encore,
on serait fondé à se demander si les briques,
si l'on peut dire, loin de se cimenter, ne seraient
pas en train de se disjoindre sous la pression de la
crise.
Les
Etats-Unis
JPB.
Voyons d'abord ce que vous pensez du poids futur des
Etats-Unis. Ce n'est pas céder à un anti-américanisme
forcené que constater comment, depuis la 2e guerre
mondiale, Washington sous des encouragements de façade
a toujours combattu la construction européenne,
dès lors que l'Europe tentait par ce biais de
se constituer en puissance autonome et compétitive.
Ils continuent à le faire, directement ou par
l'intermédiaire de leurs alliés et clients,
à Bruxelles et dans les pays européens.
Par ailleurs, malgré la crise qui les frappe
aussi, ils continuent à se doter d'un arsenal
technologique apparemment surpuissant, capable de les
assurer indéfiniment une global
awareness
et une global
dominance.
Franck
Biancheri (FB). Je crois de moins en moins à
cette puissance. Les leaders politiques et les moteurs
sociologiques qui avaient fait leur succès face
à l'URSS se disloquent aujourd'hui, laissant
place à des réflexes et des idéologies
archaïques. Leur message au monde est en train
de perdre tout prestige, comme le montre la désaffection
des milieux universitaires internationaux. Leurs arsenaux,
y compris dans le domaine du monitoring des technologies
de l'information, risquent de s'effondrer sous une complexification
désordonnée et ingérable. Les Chinois,
même les Iraniens, n'en ont plus peur. Des « hackers »
commentent à les pénétrer et les
détourner. Les Européens auraient tort
de se laisser impressionner. Ceci ne veut pas dire qu'ils
auraient raison d'attendre le collapse américain
les mains dans les poches. Ils doivent évidemment
prendre d'urgence le relais des investissements américains
dans le domaine de la science et de l'ingénierie.
Sinon, d'autres le feront à leur place. Ils le
font déjà.
JPB.
Les Européens continuent, par Otan interposée
ou directement, à faire preuve d'une grande servilité
vis-à-vis du lobby militaro-diplomatique américain.
Voici longtemps par exemple qu'ils auraient du refuser
le programme de Ballistic Missile Defense in Europe
(BMDE) ne visant qu'à les couper de la Russie.
Or même François Hollande a paru accepter
de contribuer aux dépenses de ce système.
FB. Rassurez-vous. Ce programme ne se fera pas.
D'une part, personne ne voudra ou ne pourra en assumer
les frais. D'autre part, les Américains eux-mêmes
s'enferreront dans les conflits bureaucratiques que
les deux BMD, en Europe et en Asie, ne manqueront pas
de susciter. Et rappel important : depuis 30 ans,
les Etats-Unis ont été incapables de conclure
efficacement un grand programme d'armement. S'ajoutent
désormais à cette inefficacité
croissante, les coupes budgétaires importantes
pour réduire le déficit US. Le résultat
est déjà écrit : un affaiblissement
rapide et massif de la machine militaire américaine.
D'où l'émergence de tous ces concepts
de guerre "nouvelle génération"
avec Forces spéciales et hacking. Ils visent
surtout à cacher le fait que le roi est de plus
nu.
Pour cette raison, les Européens (du continent,
oublions le Royaume-Uni en pleine dérive) ont
besoin de très rapidement reprendre le contrôle
de leur défense. A ce titre, au moment où
le débat européen se recentre enfin sur
les questions fondamentales de perspectives politiques,
la France aurait tout intérêt à
proposer un débat sur la défense nucléaire
européenne autour de la dissuasion française,
pour y associer l'Euroland ou au moins ses principaux
pays. L'Allemagne et son économie, la France
et sa défense nucléaire
. voilà
à mon avis le débat qui va dominer les
3 ou 4 prochaines années pour trouver le chemin
vers l'intégration politique de l'Euroland.
JPB. Sur un autre plan,
ne craignez-vous pas que la conjonction des riches et
des puissants, le 1% dénoncé par le mouvement
Occupy, dont le pôle est à Wall Street,
ne s'arrange en sous-mains pour pérenniser la
domination financière du monde, quitte si besoin
était à militariser les institutions à
son profit, aux Etats-Unis comme en Europe ?
FB.
La conspiration des Maîtres du Monde ? Là
encore, je n'y crois pas. J'ai rencontré dans
différentes occasions des « membres »
de ces cercles présentés comme tout-puissants.
Aujourd'hui, ils sont complètement perdus face
à la crise. Si certains cercles ont pu croire,
dans la période 1945/2000, qu'ils dirigeaient
les affaires de la planète, c'était uniquement
parce que les choses étaient linéaires
et parce que jusqu'aux années 1980, la simplicité
des affaires permettait à quelques Américains
et Européens d'avoir beaucoup d'influence sur
un monde qui comptait peu hors de ces zones. Aujourd'hui
le monde est devenu trop complexe et trop mouvant pour
pouvoir être dirigé par quelques têtes
pensantes, fussent-elles relayées par de puissantes
technologies de contrôle. Les intérêts
des différents acteurs, pays,
et la complexité
de leurs interactions sur fond de crise historique,
rendent tout simplement aberrante l'idée même
de pouvoir manipuler l'ensemble. Mais, bon, cette vision
parano de l'Histoire arrange ceux qui dénoncent
ces groupes
et ceux qui sont accusés d'en
faire partie. Pourtant la réalité est
bien plus rude : plus personne ne contrôle
plus rien !
L'Europe
JPB.
Bien, mais l'Europe n'est-elle pas elle aussi en train
de s'effondrer ?
FB.
J'estime toujours que si la crise peut conduire certains
pays à l'effondrement, elle aura sur l'Europe
un effet contraire, poussant au rassemblement et à
l'atténuation des divergences stériles.
Voyez comme l'Allemagne et l'Europe du Nord se sont
rapprochés des positions françaises et
de celles des forces de gauche européennes depuis
que François Hollande a été élu.
Voyez aussi comme la Pologne bénéficie
actuellement de son appartenance à l'Europe.
Mais il fallait pour cela que la politique versatile
et irresponsable de Nicolas Sarkozy cède la place.
Je suis persuadé qu'au delà des difficultés
actuelles de la Grèce et de l'Espagne, une relation
solide et durable s'établira, au moins au niveau
de la zone euro. La France avec toutes ses traditions
démocratiques et régaliennes, aura un
grand rôle à jouer.
JPB. C'est en fait une
fédéralisation progressive que vous envisagez
?
FB.
C'est un processus d'intégration politique, économique,
social,
Le mot fédéralisme a des
connotations variables selon les pays. Je ne l'utilise
jamais car il obscurcit les débats au lieu de
les éclairer. Il donne une réponse avant
même qu'on ait défini la question. L'Euroland
avance sur la voie d'une intégration ad hoc.
C'est un modèle sui generis. Ce qui est certain
c'est que cette intégration est antinomique avec
l'élargissement vers l'Ukraine, la Turquie,
Pour avancer cependant, au delà des mesures relevant
de la coopération des gouvernements, il faudra
que les peuples encouragent les initiatives se traduisant
par un partage des pouvoirs au niveau des assemblées
représentatives élues, qu'il s'agisse
des parlements ou des assemblées territoriales
diverses. Les échanges entre scolaires ou universitaires
y contribueront, selon la voie qu'avait inaugurée
Erasmus.
Mais il faudra faire beaucoup plus, notamment concernant
la traduction réciproque des langues européennes.
Comment voulez vous que des vues communes sur la démocratie
se répandent, compte-tenu de l'étanchéité
actuelle des concepts et des cultures ? L'intégration
politique n'est pas qu'une affaire institutionnelle,
c'est aussi l'émergence d'une société
civile trans-européenne. Les bases sont là,
bâties depuis plus d'une vingtaine d'années
via l'apparition de réseaux européens
de toutes sortes (étudiants, citoyens, chercheurs,
villes,
), mais elles sont encore insuffisantes
pour porter un édifice institutionnel.
JPB.
Nous y reviendrons tout à l'heure. Concernant
l'exigence d'une fédéralisation démocratique
de l'Europe, pensez vous que la majorité française
actuelle, qui l'avait inscrite (timidement) dans ses
programmes, fera ce qu'il faut pour faire progresser
l'idée, au-delà des Euro-Bonds et des
euro-investissements ?
FB.
Je continue à parler d'intégration démocratique,
pas de fédéralisation. Pour les Euro-Bonds
et autres, je suis persuadé qu'en effet l'élection
de François Hollande va accélérer
l'évolution D'ailleurs c'est déjà
le cas. Mais les Européens convaincus de la nécessité
de la chose devront poser cette exigence en toutes occasions:
droit social et du travail, législations fiscales,
douanières et environnementales, échanges
entre universités et laboratoires, grands programmes
structurants...Il faut bien reconnaître que manque
encore, au niveau des hommes de gouvernements, en France
comme ailleurs, une grande vision géopolitique.
Manque également, dans les partis et les syndicats,
la volonté d'impliquer les peuples dans de vrais
processus démocratiques. Mais je suis certain
que cela viendra très vite, l'aggravation de
la crise aidant, si je puis dire. Je rappelle que, conformément
aux prévisions de mon équipe, le gros
de la crise est encore devant nous, à partir
de la fin 2012. Elle touchera le monde entier.
JPB:
L'Europe selon vous est-elle menace par la montée
d'un islam intégriste et conquérant, à
ses frontières et en son sein ?
FB:
Je pense qu'avec le développement imparable,
notamment au sein des réseaux, de la démocratie,
du féminisme, de la prise de parole libre, les
intégristes musulmans ayant pris le pouvoir sur
les ruines des dictatures ne dureront pas longtemps,
quelques années tout au plus. Mais il ne faudra
pas pour cela que les Européens encouragent,
en continuant à consommer leur pétrole,
les Etats pétro-arabes qui sous couvert de religion,
tentent de s'immiscer en Europe et perturber notre jeu
politique. Il faut en vouloir beaucoup ainsi à
Nicolas Sarkozy et aux gouvernants qui ont facilité,
pour des raisons proches de la corruption, la pénétration
en Europe, dans des secteurs clefs, du Qatar, des Emirats
et de l'Arabie saoudite.
L'euroBRICS
JPB:
Je suis tout à fait de votre avis. Ceci dit,
pour en revenir à l'essentiel de notre entretien,
vous estimez, comme je l'évoquais en introduction,
qu'une très grande puissance mondiale est en
train d'émerger, rassemblant les Etats évoqués
par cet acronyme d'euroBRICS, en partie sur les ruines
de l'Empire américain...
FB:
Oui, mais ceci ne résultera pas des voies diplomatiques
et institutionnelles traditionnelles. Il n'y aura pas
avant longtemps d'instance internationale analogue à
une subdivision de l'ONU rassemblant les pays considérés,
avec des programmes et des moyens bien définis.
Tout au plus le G20, plus ou moins élargi, pourra
poser les grands problèmes intéressant
la coopération Euro-BRICS, envisager des solutions,
notamment en matière de système monétaire
international, mais le G20 n'est pas une structure décisionnelle.
Dans vos propres écrits, notamment le Paradoxe
du Sapiens, vous évoquez une évolution
globale résultant de la compétition de
super-organismes nouveaux évoluant dans un environnement
chaotique, au sens scientifique et d'ailleurs aussi
politique du mot. Je considère pour ma part que
le partenariat Euro-BRICS se constitue actuellement
selon de tels processus.
JPB.
Pensez vous cependant que des ensembles aussi énormes,
en termes de population, que la Chine et l'Inde, avec
de tels problèmes de développements à
résoudre, pourront partager progressivement les
intérêts de sociétés plus
riches et moins nombreuses, telles celles de l'Union
européenne et de la Russie ?
FB:
Ces ensembles changeront évidemment lentement,
en gardant longtemps leurs pesanteurs. Mais pourquoi
voudrait-on que, sur des questions elles-mêmes
émergentes, intéressant la planète
entière, liées notamment à la lutte
contre la dégradation des écosystèmes,
des synthèses ne puissent apparaître rassemblant
notamment les jeunesses du monde qui veulent ne pas
refaire les erreurs du passé ?
JPB:
Vous pensez peut-être à la mise en place
d'un Erasmus-bis, étendu à l'euroBRICS
tout entier, et je suppose aussi à des programmes
fondateurs d'avenir, tels que les programmes spatiaux
que nous avons évoqués à plusieurs
auteurs dans une de vos publications...
FB:
Oui mais pas seulement. Je mentionnais il y a quelques
minutes l'enjeu essentiel consistant à faciliter
la traduction entre des langues aussi apparemment étanches
que le mandarin, l'hindoustani, le russe et les langues
européennes. La traduction est la langue de l'Europe
disait Umberto Eco. Et mon expérience de 30 ans
m'a prouvé qu'il avait raison. Pour l'intégration
démocratique de l'Europe, le développement
et la mise à disposition de systèmes intelligents
bon marchés permettant de traduire et/ou d'interpréter
est ainsi un impératif absolu. C'est le seul
moyen de dynamiser tant le tissu socio-politique qu'économique
de notre continent fragmenté linguistiquement.
Le délire du tout-Anglais a vécu ce que
vivent les roses : le temps de la puissance dominante
qui le portait. Pour le reste, 500 millions d'Européens
continueront à parler leurs langues, tout comme
les milliards de Chinois, Indiens, Brésiliens,
etc. Et la bonne nouvelle pour les chercheurs/entrepreneurs
européens dans ce domaine, c'est qu'outre le
vaste marché européen, c'est un secteur
qui va connaître un boum majeur au niveau mondial
dans les décennies à venir. Voilà
une direction, à mon sens, que devrait emprunter
ceux qui veulent devenir des grands opérateurs
technologiques innovants des années 2015/2025.
JPB:
Ne doutons pas que les lecteurs d'Automates Intelligents
recevront ce message sans difficultés. Je vous
remercie.
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