Technologies
et politique
Main
basse sur les livres du XXe siècle
par
François Élie, Bernard Lang et Franck
Macrez
(Adullact, AFUL, FFII France)
26/03/2012
Cet
article a été proposé (sans suite)
pour publication au journal Le Monde, à l'occasion
du Salon du Livre. Il
est repris sur le Blang-blog. Comme il est libre
de droits, nous le republions ici. Le sujet est complexe,
mais comme militants de l'AFUL et intéressés
par tout ce qui concerne l'édition scientifique,
nous pensons pouvoir en approuver le contenu. Automates
Intelligents
Le
patrimoine écrit de la France est considérable.
A l'heure où tout devient accessible numériquement,
500 000 à 700 000 titres publiés commercialement
et encore sous droit d'auteur ne se trouvent qu'en bibliothèque
ou sur le marché de l'occasion. En fait il en
manque bien d'autres, issus notamment du travail universitaire.
Mais, étant sans vocation commerciale, ils n'intéressent
guère le ministre de la culture. N'en parlons
plus.
Ces
livres indisponibles, publiés au XXe siècle,
trop peu rentables pour être réimprimés,
ne peuvent être exploités numériquement
qu'avec l'autorisation de l'auteur, ce qui ne fut que
rarement prévu dans les contrats d'édition
d'une époque qui ignorait tout du numérique.
Mais le respect du droit d'auteur étant "peu
rationnel du point de vue économique", une
loi bientôt promulguée permet aux éditeurs
de passer outre par le biais d'une gestion collective
des droits numériques de ces livres dès
lors qu'ils sont reconnus indisponibles par la Bibliothèque
nationale de France. Les auteurs ont six mois pour s'y
opposer mais nul n'est censé les prévenir.
Tout cela est inspiré de l'accord transactionnel
du procès Google aux Etats-Unis, rejeté
par la justice américaine, dont tous les promoteurs
privés et publics de la loi avaient longuement
expliqué à quel point il était
attentatoire au droit d'auteur.
Inspiré
seulement, car l'accord Google était plus respectueux
des droits et plus équilibré entre auteurs
et éditeurs. La nouvelle loi permet, sans accord
de l'auteur, la cession exclusive des droits numériques
aux éditeurs n'ayant acquis que les droits de
reproduction imprimée. Elle empêche les
auteurs de s'y opposer en reniant le principe premier
du droit d'auteur qui présume que l'auteur est
titulaire exclusif de tous les droits sur son uvre.
L'auteur publiant son oeuvre sur Internet serait alors
contrefacteur, passible de trois ans de prison et 300
000 euros d'amende.
Cette
loi est le volet législatif d'un accord-cadre
signé en février 2011 par le ministre
de la culture et destiné à financer la
numérisation de ce patrimoine par un partenariat
public-privé avec les éditeurs. Accord
dont le contenu est resté secret, y compris de
la représentation nationale, quasiment jusqu'à
la fin du débat parlementaire le concernant.
Nulle analyse du coût n'est publiée mais,
vu le prix de production d'un livre numérique,
il faut l'estimer entre 250 et 700 millions d'euros
dont l'emprunt sur les investissements d'avenir financerait
jusqu'à 40 %. Surprenant usage de l'emprunt dans
un secteur non stratégique mettant en uvre
une technologie sans avenir quand tous les écrits
seront numérisés. L'importance culturelle
ne le justifie pas, il n'y a pas urgence et cela peut
être réalisé par d'autres voies,
à moindre coût et avec moins d'effets pervers.
Ce
coût élevé devra être récupéré
sur le marché du livre, dont l'élasticité
est limitée, voire inexistante pour les bibliothèques.
Elles sont la cible prévue de la vente par lots
de l'accès aux uvres, ce qui permet le
prélèvement récurrent d'argent
public pour rembourser l'argent public emprunté.
Pire, nulle étude ne semble avoir évalué
l'impact de l'arrivée en cinq ans de ces 500
000 à 700 000 titres, même numériques,
sur un marché du livre qui est de 600 000 titres
environ. Une part de ce marché sera nécessairement
occupée par les ex-indisponibles.
Globalement,
les éditeurs n'y perdront rien. Dans tous les
cas ils touchent leur part qui est même plus importante
dans le cas du livre numérique, voire une part
additionnelle prise sur la rémunération
de l'auteur. Pour les auteurs actuellement actifs, c'est
une autre affaire : ils subiront pleinement la réduction
de leur marché. Certains profiteront un peu du
retour numérique de leurs uvres anciennes,
mais de façon infime, noyées dans la masse
des 500 000 autres. Seront aussi victimes les jeunes
éditeurs dont le fonds est récent et réduit.
Les
dégâts seraient moindres en donnant gratuitement
accès aux 30 à 60 % d'uvres orphelines,
évitant ainsi qu'elles n'accaparent des parts
de marché sans bénéfice pour leurs
auteurs introuvables et au détriment de leur
visibilité par le public. Des parlementaires
ont fini par l'obtenir, mais assorti de trop de restrictions
pour être utile. Car si la rémunération
des livres orphelins est sans destinataire, elle n'est
pas pour autant perdue pour tout le monde.
Il
y a un scénario plus pervers. Les éditeurs
ne produisent pas de livre numérique mais se
contentent d'une numérisation sommaire des livres
imprimés, à l'intention des bibliothèques,
peu compatible avec les liseuses, ce qui ne coûte
que 5 à 15 millions d'euros. Cet apport minimal
leur permet de contrôler l'ensemble de ce patrimoine,
pour y pêcher au fil des ans des pépites
"signifiant[e]s du point de vue commercial"
à valoriser financièrement par une édition
numérique de qualité. L'amélioration
éditoriale est interdite à toute autre
personne, fût-ce bénévolement par
intérêt culturel, quitte à laisser
en jachère ce qui, dans notre patrimoine, n'est
pas financièrement intéressant. Mais il
est impensable que des éditeurs ou le ministre
de la culture se prêtent à une telle dénaturation
du droit d'auteur qui nous ferait regretter la loyauté
et la vertu de Google.
Les
auteurs
*
François Elie, professeur de philosophie, élu
local, président de l'Adullact
* Bernard Lang, chercheur en informatique, membre du
Conseil supérieur de la propriété
littéraire et artistique (CSPLA),
co-fondateur de l'AFUL
*
Franck Macrez, maître de conférences -
Centre d'études internationales de la propriété
intellectuelle CEIPI)
- Université de Strasbourg, administrateur de
la FFII France.
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