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Le
Cosmos et le Lotus,
par Trinh Xuan Thuan,
Albin Michel 2011
présentation
et commentaire par Jean-Paul Baquiast 15/09/2011
Pour
en savoir plus sur l'auteur
Trinh
Xuan Thuan. Site personnel (français)
http://www.trinhxuanthuan.com/indexfr.htm
Dans
son dernier livre, Le Cosmos et le Lotus, le cosmologiste
américain francophone Trinh Xuan Thuan (photo)
aborde la question de ses convictions spiritualistes
et des concordances qu'il peut trouver entre les découvertes
de la science et ce qu'enseigne le bouddhisme. Il y
explique qu'étant de tradition confucianiste,
il estime que cette philosophie exprime mieux que toute
autre sa vision du monde.
Trinh
Xuan Thuan est souvent mobilisé par les adversaires
du matérialisme scientifique quant ils défendent
la thèse spiritualiste dite dualiste selon laquelle
l'esprit (ou l'âme) ne peut être analysé
par la science. L'esprit et la matière constituent
pour les dualistes deux « réalités »
d'ordre différent, nécessitant des approches
elles-mêmes différentes. Pour les matérialistes
au contraire, s'inscrivant dans la philosophie moniste,
la science peut au contraire expliquer l'apparition
de l'esprit et de la conscience à partir d'analyses
portant sur l'évolution spontanée du monde
matériel. Le recours à une explication
faisant appel à un ordre divin détourne
la science de la nécessité d'approfondir
les questions un peu complexes où intervient
ce que l'on nomme généralement la spiritualité.
J'ai
moi-même amplement illustré et défendu
le postulat matérialiste dans un ouvrage de 2007,
« Pour
un principe matérialiste fort ».
J'ai eu plusieurs fois eu l'occasion d'en débattre
avec des spiritualistes, sans être le moins du
monde convaincu par leurs arguments. Je souhaitais néanmoins
mieux connaître l'approche métaphysique
de Trinh Xuan Thuan, que je soupçonnais d'être
beaucoup plus modéré que ne le présentaient
des idéologues tels que Jean Staune.
1) La parution du Cosmos et du Lotus en donne
l'occasion.
Le
livre n'est en rien un traité de philosophie
des sciences ou de métaphysique. Il s'agit d'un
ouvrage facile à lire par lequel Trinh Xuan Thuan
rappelle d'abord les grandes étapes de sa formation,
à Hanoï et Saïgon d'abord, en France
puis dans les universités américaines
au sein desquelles il a acquis des titres universitaires
que beaucoup lui envient. L'ouvrage présente
par ailleurs une résumé succinct de l'histoire
de la cosmologie observationnelle (celle qui utilise
les grands instruments au sol et satellitaires) et de
l'état actuel de ses connaissances. L'auteur
mentionne aussi en quelques paragraphes ses propres
recherches, nécessairement plus spécialisées,
portant notamment sur les galaxies naines. Le lecteur
connaissant déjà cet auteur a pu apprécier,
dans ses ouvrages de vulgarisation, la clarté
avec laquelle il sait présenter les questions
les plus complexes. Au delà des aspects techniques,
il fait aussi partager son amour de la science fondamentale
et un émerveillement jamais lassé devant
ce qu'il appelle les merveilles de l'univers.
La
pensée bouddhiste
Un
tiers de l'ouvrage cependant aborde la métaphysique.
L'émerveillement de Trinh Xuan Thuan prend chez
lui une forme quasi mystique. Elle lui donne l'occasion
de préciser le titre du livre, c'est-à-dire
ce que signifie pour lui le terme de Lotus, qu'il associe
à celui de Cosmos. Son but n'est pas, comme il
l'écrit (p 200), en voulant confronter les approches
scientifique et bouddhiste du réel (nous reviendrons
sur ce terme de réel), de donner à la
science une tournure mystique ni de justifier les enseignements
du bouddhisme par des découvertes scientifiques.
Il est de signaler leurs convergences dans ce qu'il
nomme des approches différentes de la Vérité.
Il
souligne que ce faisant le bouddhisme comme la science
se veut empirique. Il ne s'agit pas pour le bouddhisme
de s'inspirer comme le font les religions monothéistes
de Livres prétendus révélés
en dehors desquels la science n'aurait rien à
dire. Il s'agit seulement de procéder à
un Eveil du savoir et de la conscience, par l'intermédiaire
non seulement de la contemplation du monde mais de pratiques
telles que la méditation. Cet empirisme, on le
voit, dépasse cependant considérablement
ce que les scientifiques désignent par ce terme,
c'est-à-dire le recours à la méthode
hypothético-déductive et la vérification
expérimentale.
Pour
la science expérimentale, classiquement définie,
seul le savoir objectif, soigneusement détaché
de la façon dont les individus l'interprètent,
peut avoir un sens. Pour le bouddhisme au contraire
l'expérience subjective et immatérielle
est première. Ceci veut dire qu'il peut y avoir
autant de visions du monde qu'il y a de sujets pensant
et méditant. On constate néanmoins une
similitude dans les perceptions bouddhistes du monde.
Elles donnent naissance à des concepts philosophiques
connus depuis longtemps par les spécialistes
des religions. Plus récemment nous allons
y revenir - les épistémologies ont pu
les retrouver derrière les grandes théories
scientifiques modernes, la relativité et la mécanique
quantique.
Cette
dernière convergence a été soulignée
dès le milieu du 20e siècle. La mécanique
quantique, plus particulièrement, a tout de suite
donné lieu à des interprétations
mystiques du monde qui ont contribué à
la faire connaître auprès du grand public,
tout en la décrédibilisant au regard des
physiciens traditionnels. Aujourd'hui, ces interprétations
sont considérées comme ne relevant plus
de la mystique, mais de la connaissance scientifique.
Que sont donc les concepts fondamentaux du bouddhisme,
entretenant au moins en apparence une parenté
avec ceux de la mécanique quantique? Il s'agit,
selon Trinh Xuan Thuan, de l'interdépendance,
la vacuité et l'impermanence. On peut constater,
ce qui n'a rien de surprenant, que ces concepts ou postulats
se rapprochent de ceux généralement attribués
à la pensée chinoise, en opposition à
ceux de la pensée occidentale dite aristotélicienne
2).
L'interdépendance
signifie que toute entité ne peut exister de
façon autonome ni être sa propre cause.
Il faut donc aller au delà du regard ordinaire
qui nous oblige à n'identifier que des choses
distinctes. Celles-ci ne représentent qu'une
« vérité relative »
ou « conventionnelle » devant
être dépassée dans la perception
d'une « vérité ultime ».
L'interdépendance est indispensable à
la manifestation des « phénomènes »
qui sont essentiellement des flux de relations. Ceci
ne veut pas dire que les faits distincts n'existent
pas, puisque nous les percevons et pouvons les étudier
par la science. Le bouddhisme propose de définir
une voie médiane ou Voie du Milieu selon laquelle
un phénomène tout en ne possédant
pas d'existence autonome puisse paraître sensible
aux lois de la causalité. Trinh Xuan Thuan n'a
pas de mal à montrer par de nombreux exemples
que cette notion d'interdépendance des "faits"
et phénomènes est désormais reconnue
par l'ensemble des sciences, notamment la biologie et
les sciences humaines, et pas seulement par la mécanique
quantique. Ainsi
l'étude de l'homme ne peut plus être conduite,
au plan fondamental, indépendamment de celle
des autres phénomènes.
Le deuxième concept fondamental du bouddhisme
est la vacuité. Ce terme souvent mal compris
dérive de l'interdépendance. Il signifie
l'absence d'existence propre. Il n'y a pas de réalité
autonome ou objective, mais des réalités
relatives découlant de l'interaction entre l'observateur
et l'objet observé. Ceci rejoint à nouveau
le postulat fondamental de la mécanique quantique,
décrit par Bohr sous le nom de principe de complémentarité.
L'observation modifie la réalité du monde
subatomique et en crée une nouvelle. Ceci peut
être étendu au monde atomique ou macroscopique.
Notons
que, dans un autre passage de son livre, d'une façon
apparemment contradictoire, Trinh Xuan Thuan s'affirme
réaliste, c'est-à-dire croyant en l'existence
d'un Réel indépendant de l'homme et de
ses observations. Mais on peut penser par là
qu'il veut seulement s'opposer au constructivisme relativiste
à la mode en France dans les années 1970,
non chez les sciences dures mais dans les sciences humaines.
Il s'agit d'une conception abandonnée depuis
qui, poussée ad absurdum, conduirait au
solipsiste: selon elle, il n'existerait pas de Réel
en dehors de l'esprit de celui qui en parle. La mécanique
quantique ne va pas si loin. Tout en refusant le réalisme
des essences, elle postule cependant l'existence d'une
réalité sous-jacente aux observations,
indéterminée tant du moins qu'elle n'est
pas observée. L'observateur n'en fait apparaître
qu'un seul aspect, sous une forme d'ailleurs statistique,
laissant non déterminé le reste du monde
quantique.
De
ces deux concepts du bouddhisme découle celui
d'impermanence. En dépit de ce qu'enseignent
les observations sommaires, tout se transforme et évolue,
sans retour en arrière. La cosmologie comme la
physique fondamentale, celle des hautes énergies,
confirment mieux encore que les autres sciences cette
intuition du bouddhisme. Nous reviendrons ci-après
sur ce que le matérialisme scientifique pourrait
déduire de cette convergence entre une vision
bouddhiste de l'univers et les postulats des sciences
modernes. Rappelons seulement ici que certains penseurs
de la Grèce antique avaient eu les mêmes
intuitions, sans pour autant pouvoir les transformer
en une métaphysique de l'ampleur de celle inspirant
depuis plusieurs millénaires la pensée
asiatique dans son ensemble.
Dans
la suite de sa présentation, Trinh Xuan Thuan
indique que, tout en partageant très largement
les postulats du bouddhisme, il se sépare de
ce dernier sur un point important, celui des origines
de l'univers. Le bouddhisme selon lui ne postule rien
en ce domaine. Or en tant que cosmologiste, il croît
pouvoir affirmer qu'avec le Big Bang l'univers a eu
un commencement. De plus, il pense que le réglage
fin des paramètres (fine tuning) découlant
des lois et constantes fondamentales, sans lequel ni
la vie ni l'homme n'auraient pu exister, constitue la
preuve que l'univers serait « parfaitement
réglé pour permettre l'apparition d'un
observateur intelligent, capable d'apprécier
son organisation et son harmonie »
(p. 222).
Il
s'agit là du principe anthropique dans sa version
dite forte, selon laquelle l'univers tend vers une certaine
forme de conscience. La conscience serait ainsi le résultat
de lois physiques et biologiquesdéfinies dès
le début de façon extrêmement précise.(p.
233). Trinh Xuan Thuan rejette l'hypothèse des
univers multiples que rien aujourd'hui ne permet selon
lui de vérifier expérimentalement et qui
ne peut donc devenir un objet de science. Mais curieusement,
il n'hésite pas à postuler l'existence
d'un principe créateur à l'oeuvre dans
l'ensemble du cosmos, hypothèse pourtant elle
aussi invérifiable.
Ce
principe ne signifie pas nécessairement pour
lui l'existence d'un ou de plusieurs dieux tels que
les imaginent les religions.Il exclut cependant les
explications matérialistes, telles le darwinisme,
selon lesquelles seuls le hasard et la nécessité
pourrait expliquer l'ordre du monde, et notre présence
en tant qu'observateur. Tout autant que l'explication
par l'évolution darwinienne, Trinh Xuan Thuan
rejette la thèse de l' « homme
neuronal » développée par Jean-Pierre
Changeux et les neuroscientifiques matérialistes
de son école, Stanislas Dehaene et Lionel Naccache.
3). Il confirme ce faisant son rejet du déterminisme
et du réductionnisme par lesquels selon lui se
caractérise la science matérialiste. Il
affirme au contraire sa foi dans le libre arbitre et
les valeurs morales généralement associées
à la spiritualité.
Commentaires
On
voit bien là pourquoi Trinh Xuan Thuan est recruté
par les spiritualistes qui en font l'adversaire idéal
des scientifiques matérialistes niant les croyances
dualistes telles que répandues par les religions,
notamment les religions monothéistes. Nous ne
prétendons pas ici être en droit de condamner
de quelque façon les croyances métaphysiques
qui sont les siennes. Nous pensons par contre tout à
fait légitime de réagir contre le simplisme
du regard qu'il porte sur la science matérialiste.
D'une part celle-ci, comme le matérialisme en
général, n'est pas fermée à
la spiritualité. La vie de l'esprit et ses valeurs
ne sont pas niées, même si la science n'est
pas toujours capable d'en fournir des interprétations
scientifiques, par exemple de type évolutionniste.
D'autre
part, les questions non susceptibles, en l'état
actuel des connaissances, de recevoir une réponse
ne sont pas évacuées par la science, au
contraire. Elles donnent l'occasion d'approfondir les
recherches, quitte à remettre profondément
en cause les théories apparemment le plus solides.
Il en est ainsi des constantes et lois fondamentales
de l'univers. Pourquoi sont-elles ce qu'elles sont et
non différentes? Si, comme Trinh Xuan Thuan,
on considère qu'elles sont là pour préparer
l'avènement d'une intelligence cosmique supérieure,
on se refuse à toute remise en cause ou approfondissement
et de ces lois et des paradigmes les sous-tendant.
On
pourrait au contraire montrer, sinon démontrer
, que ces lois résultent d'une évolution
de l'univers enclenchée dès l'apparition
des premières matérialisations de particules/energie
à partir du « vide cosmique »
primordial. Autrement dit, il s'agirait de lois émergentes
que l'on constate sans nécessairement devoir
les rattacher à une rationalité a priori
quelconque. Il en est de même concernant l'évolution
biologique terrestre. Tout laisse penser aujourd'hui,
par exemple, que même si l'évolution darwinienne
a jusqu'à présent favorisé le développement
de cerveaux capables d'auto-réflexion, elle ne
conduisait pas nécessairement à la multiplication
des homo sapiens telle que nous les connaissons. Le
lecteur attendrait donc du scientifique Trinh Xuan Thuan
une réaction bien moins naïve que la foi
de charbonnier affichée dans ces domaines.
Nous
avons discuté amplement de ces questions dans
« Pour un principe matérialiste
fort ». Inutile d'y revenir ici. Par
contre, il nous paraît tout à fait pertinent
de nous interroger sur la relative convergence, soulignée
non seulement par Trinh Xuan Thuan mais par de nombreux
scientifiques, entre les intuitions du bouddhisme, relatives
notamment à la non-séparabilité
des phénomènes, et aux interprétations
de la logique quantique, relatives à cette même
non-séparabilité et plus généralement
à des concepts tels que les probabilités
quantiques, l'interférence quantique (expérience
de Young dite des deux fentes), la superposition d'état,
la non-localité et l'intrication quantique...Dans
un article publié par ailleurs sur ce site « Comment
les cerveaux se représentent-ils le monde ?
4) nous faisons allusion à un mouvement de
recherche très actuel, nommé la « quantum
interaction » qui explore les domaines
où le cerveau utiliserait, de préférence
à la logique classique ou à la logique
mathématique, des processus propres à
la logique quantique.
Il
semblerait que ceux-ci aient précédé,
dans les cerveaux humains mais sans doute aussi dans
les cerveaux animaux, les formes de raisonnement plus
évoluées liées à l'apparition
du calcul et du langage. Il s'agirait en fait de précurseurs
à la pensée aristotélicienne venue
plus tard. Ils conserveraient aujourd'hui encore un
caractère indispensable. Il apparaît ainsi
que les cerveaux utilisent ces processus cognitifs de
préférence aux outils de la logique formelle
quand il s'agit de comprendre des phénomènes
complexes, mal connus ou nouveaux. Chacun d'entre nous
peut procéder à cette observation ses
propres façons empiriques de se représenter
le monde, notamment dans le domaine de la création
artistique laissant une place importante à l'imaginaire.
Nous faisons ainsi constamment, tels M. Jourdain, de
la logique quantique sans le savoir.
Il
ne serait donc pas surprenant que la pensée asiatique,
et plus particulièrement le bouddhisme, ait conservé
de préférences à des outils analytiques
plus récents, plus rigoureux mais réducteurs,
des modes de représentation du monde s'inspirant
de cette logique primitive à large spectre d'utilisation.
Les scientifiques rationalistes ont donc tout intérêt
à s'en inspirer en amont ou en aval des modélisations
à base de mathématique et de programmes
informatiques digitaux. Sous cet angle, le bouddhisme
ne serait pas incompatible avec la pensée scientifique,
à condition de ne pas en faire une porte ouverte
vers un mysticisme n'ayant plus rien de scientifique,
si du moins il est appliqué à la science.
C'est de cette façon que procèdent encore
beaucoup de chercheurs chinois et japonais, qui pratiquent
alternativement, selon les besoins, les deux formes
de pensée.
Peut-on
aller plus loin dans la réflexion sur l'origine
des processus cognitifs s'inspirant de la logique bouddhiste,
que l'on retrouve dans la logique quantique? . Dans
le même article précédemment cité,
nous évoquons un point encore très controversé
mais qui fera peut-être prochainement l'objet
de confirmations expérimentales. Il s'agirait
de l'influence que pourraient avoir des entités
quantiques, communément nommées bits
quantiques dans le fonctionnement des neurones. Le cerveau
en ce cas pourrait se comporter comme un véritable
ordinateur quantique, doté de capacités
de calcul infiniment plus vastes que celles des machines
de Turing.
Ces
perspectives pourraient peut-être intéresser
Trinh Xuan Thuan, quitte à lui faire abandonner
sa croyance en un univers programmé par une puissance
supérieure pour l'apparition de la conscience.
Il s'agirait seulement d'un univers organisé
comme un ordinateur quantique. Les états de conscience
et les formes d'intelligence en résultant y auraient
une origine naturelle, puisqu'ils découleraient
de l'évolution spontanée des calculs quantiques
se déroulant à grande ou petite échelle
dans un tel univers.
Notes
1) Voir par exemple sur ce site
http://www.automatesintelligents.com/manif/2008/debatbaquiaststaune.html
http://www.automatesintelligents.com/echanges/2007/juin/staune.html
2) Voir « Les transformations
silencieuses » de François Jullien
http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2011/jan/jullien.html
3) Voir notamment « Du
vrai, du beau et du bien » de Jean-Pierre
Changeux http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2008/dec/changeux.html
4)
Voir http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2011/121/mcr.htm
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