Les
technologies numériques comme prothèses
de notre cerveau ?
Chronique du
système anthropotechnique en marche
par Christohe Jacquemin
- 27/09/2011
Nous
nous connectons à Internet... nous surfons de
pages en pages par des liens qui nous promènent
ici et là, et pendant ce temps nous sommes aussi
bombardés de messages, d'alertes nous signifiant
qu'un mail vient de nous arriver et, via flux RSS, qu'un
blog ou site a été mis à jour.
Que se passe-t-il alors dans notre esprit ? En quoi
cet environnement électronique change-t-il notre
état mental, voire notre comportement social
? Ces outils modifient-ils notre cerveau ?
Bientôt, serons-nous encore capables de nous concentrer
plus de quelques minutes sur un texte. Faudra-t-il,
petit à petit, nous contenter de picorer ici
et là quelques bribes, qu'il s'agisse de textes,
vidéos, messages audio ? Quel monde nouveau l'Homo
sapiens est-il en train de se forger ?
Incroyablement plastique, notre cerveau s'adapte très
vite aux nouvelles technologies et à leurs nouvelles
tentations. Mais devant les nouveaux usages qui s'insinuent
en nous, risquons-nous de perdre notre capacité
à "apprendre correctement", à
mémoriser vraiment ? Allons-nous vers une démusculation
mentale ? Combien de fois avons-nous entendu de la part
d'ami(e)s - ou exprimé nous-mêmes - ce
"depuis qu'existe Internet, je ne retiens plus
les numéros de téléphone et les
adresses ; la fonction GPS m'a ôté la mémoire
des lieux , j'ai même du mal à me souvenir
des noms et des visages(1)...
Autre
question à ajouter à toutes ces questions
: doit-on considérer toutes ces interrogations
comme pertinentes quand on sait qu'au cours des âges
l'homme s'est constamment créé de nouvelles
façons de penser. Il est passé tout d'abord
de la culture orale à celle de l'écrit,
puis la lecture est devenue petit à petit silencieuse
après des siècles où elle se fit
à voix haute, ce saut dans l'accès à
la connaissance par l'avènement de l'imprimerie.
Jusqu'à très récemment, pour tout
apprentissage, la capacité à se concentrer
dans la lecture s'est placée au coeur de notre
mode d'éducation.
Lecture
fragmentée ?
Certains
diront que le Web habitue à une lecture fragmentée
au détriment dune lecture linéaire,
ce qui nuit à la compréhension et disperse
lattention : nombre d'entre-nous auraient aujourd'hui
du mal à lire les textes longs (ce texte en ferait-il
partie ?).
D'autres vanteront
que les nouvelles technologies constituent un avantage
: elles nous rendent plus réactifs, plus aptes
à prendre des décisions, à fonctionner
- comme les ordinateurs - en "multitâches".
Habitués à sauter de page en pages, avec
plusieurs fenêtres ouvertes sur nos écrans,
nous développerions la capacité de mener
en même temps plusieurs activités : communiquer
sur Facebook ou autre réseau social tout en se
cultivant sur un autre site et regardant en même
temps une vidéo sur You tube ou Daily motion,
quand ce n'est pas twitter.
Nos enfants seraient déjà les mutants
de demain...
Relevons cependant que diverses études détruisent
ce mythe du "multitâche". Selon nombre
de chercheurs en neurosciences(2),
on ne peut pas faire plusieurs choses en même
temps et toutes les faire bien. À moins quil
sagisse dun comportement très automatisé,
comme par exemple discuter avec son voisin ou sa voisine
tout en conduisant. Mais de là à parler
de multitâche... La plasticité du cerveau
a ici ses limites.
Internet,
un impact sur la façon dont on mémorise
l'information dans notre cerveau ?
Oui,
l'usage d'Internet a un impact sur la mémorisation
dans notre cerveau. C'est ce que montrent les récents
travaux de Betsy Sparrow, basée à l'institut
de psychologie de l'université de Colombia (USA).
Selon l'étude publiée dans Science
le 5 août dernier(3),
l'utilisation fréquente de moteurs de recherche
et de ressources en ligne a modifié la façon
dont nous mémorisons les informations. Les ordinateurs
et internet (sans oublier les smartphones) sont devenus
une sorte de moyen de stockage externe de notre mémoire,
sur lequel l'humain se repose. Plutôt que de se
rappeler certains faits, les internautes se souviennent
de la façon de les retrouver en ligne, ou dans
leur ordinateurr(4).
Une
expérience menée dans le cadre de l'étude
montre que lorsqu'un internaute croit qu'il pourra facilement
accéder de nouveau à une information déjà
tapée dans un document, il la mémorise
moins bien que s'il pense qu'elle sera ensuite effacée
de son ordinateur(5). En
revanche, il se souviendra facilement de l'endroit où
le document a été rangé(6).
"La mémoire humaine est en train de s'adapter
aux nouvelles technologie de communication",
explique Betsy Sparrow. "Grâce à
la possibilité d'accéder en permanence
à d'immenses sources d'informations en ligne,
l'homme délègue donc aux machines une
partie de sa mémoire".
L'étude a ainsi montré que, lors de l'usage
de l'ordinateur, notre mémoire sélectionne
certaines informations mieux que d'autres, en fonction
de notre capacité à les retrouver.
Ceci finalement (ce n'est que mon avis) peut avoir un
effet assez pervers. Lorsqu'on consulte le net, et face
à un fait insolite (voire très futile),
le cerveau humain peut se dire qu'il aura plus de mal
à le retrouver que d'autres informations plus
générales et importantes, donc traitées
par de nombreux sites. Notre cerveau voudra alors stocker
l'information insolite, information souvent d'une importance
très relative.
L'étude
a aussi mis le doigt sur le fait que face à un
moteur de recherche, nous nous souvenons bien plus de
la requête émise dans la barre de recherche
que de sa réponse.
|
En
résumé :
La possibilité de retrouver la réponse
à une question sur un ordinateur impacte
notre aptitude à s'en souvenir :
- nous avons
davantage de chance de nous rappeler d'une information
si l'on pense ne pas être capable de la
retrouver ultérieurement,
- nous nous rappelons davantage où est
rangé le fichier contenant la réponse
à une question que l'information elle-même,
- nous nous rappelons plus facilement de la requête
émise dans la barre d'un moteur de recherche
pour trouver l'information que du contenu de la
réponse.
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(1)
Pour mémoire (sans jeu de mot), rappelons que
l'avènement de la calculette et sa démocratisation
il y a quelque 35 ans a certainement affecté
les compétences en calcul mental de nombre d'entre
nous. La calculette est conseillée dans l'enseignement
: "La maîtrise de l'usage des calculatrices
représente un objectif important pour la formation
de l'ensemble des élèves car elle constitue
un outil efficace dans le cadre de leurs études
et dans la vie professionnelle, économique et
sociale. C'est pourquoi leur utilisation est prévue
dans de nombreux programmes d'enseignement et leur emploi
doit être largement autorisé aux examens
et concours" (Bulletin officiel n°6 du 11 février
1999 - Circulaire
n°99-018 DU 1-2-1999).
(2)
Comme par exemple Étienne Koechlin et Sylvain
Charron, du Laboratoire de neurosciences cognitives
de l'Inserm, à l'École normale supérieure
à Paris. Ils ont montré que le cerveau
n'est en mesure de coordonner que deux tâches
simultanées : "Divided
representation of concurrent goals in the human frontal
lobes", paru dans Science, vol 328, 16 avril
2010).
Pour
Jean-Philippe Lachaux, neurobiologiste et directeur
de recherche à lInserm au centre de recherche
en neurosciences de Lyon,
il y a à craindre que "sur un cerveau en
plein développement, trop habitué à
des gratifications immédiates, un biais puisse
se faire en faveur du système privilégiant
le bénéfice à court terme, au détriment
dactivités plus exigeantes". Cest
ainsi que l'on peut devenir dépendant de son
smartphone, avec le besoin de le consulter en permanence,
de façon compulsive : "Lattention
des enfants doit plus que jamais être éduquée",
alerte-t-il, "pour apprendre au cerveau à
hiérarchiser ses priorités, et se concentrer
sur lactivité la plus pertinente : un texte
quon est en train de lire par exemple."
On lira avec avantage son ouvrage "Le cerveau attentif,
contrôle, maîtrise et lâcher-prise",
Editions Odile Jacob, mars 2011.
(3) "Google Effects on
Memory: Cognitive Consequences of Having Information
at Our Fingertips", par Betsy Sparrow,Jenny Liu
etDaniel M. Wegner, Science, volume 333, pages 776 à
776, 5 août 2011. Lire
l'article.
(4)
C'est ce qu'on appelle aussi "mémoire transactive"
: un individu va se rappeler qui consulter parmi ses
proches où rechercher une information, plutôt
que de faire l'effort de la retenir lui-même.
(5)
Lors de l'expérience, les personnes interrogées
devaient simplement entrer sur un ordinateur plusieurs
phrases énonçant des faits insolites par
exemple "L'il d'une autruche est plus gros
que son cerveau". Une moitié des participants
croyait que les informations seraient sauvegardées
sur l'ordinateur et l'autre que les informations allaient
être effacées après avoir été
entrées. Dans ce contexte, les sujets étaient
significativement plus nombreux à se souvenir
du fait insolite qu'ils avaient entré quand ils
ne pensaient pas pouvoir le retrouver plus tard sur
l'ordinateur. "Les participants n'ont pas fait
l'effort de se souvenir quand ils savaient qu'ils pourraient
rechercher l'information plus tard", expliquent
les auteurs de l'étude.
(6) Un des test devait déterminer
si le fait de pouvoir retrouver des informations qui
avaient été tapées dans un fichier
et sauvées sur l'ordinateur affectait la manière
dont les sujets se souvenaient de ces informations.
Par exemple, si l'on pose la question de savoir s'il
y a des pays avec une seule couleur sur leur drapeau
(info que l'on a tapée et rentrée dans
un fichier), pense-t-on aux drapeaux ou immédiatement
à aller chercher le fichier dans l'ordinateur
?". Les
participants devaient se souvenir ici à la fois
de la phrase qu'ils tapaient et dans lequel des 5 dossiers
sur l'ordinateur la phrase était enregistrée.
La conclusion de ce test est que les participants se
souviennent généralement mieux du dossier
où l'information est sauvegardée que de
l'information elle même.
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