Sciences,
technologies et politique
Nouveaux pouvoirs pour les maîtres de l'Empire
Vers un national-technologisme aux Etats-Unis
Jean-Paul Baquiast- 05/08/2011
Nous
voudrions ici dénoncer l'aveuglement de ceux
qui décrivent, pour s'en réjouir ou pour
s'en inquiéter, l'affaiblissement sinon la disparition
annoncée de l'Empire américain. Nous pensons
au contraire que ce met en place, à partir des
Etats-Unis, ce que l'on appellera peut-être plus
tard un national-technologisme, tout aussi dangereux
que les national-socialismes européens du siècle
dernier.
Des
commentateurs naïfs s'étonnent, parfois
s'inquiètent, de ce qu'ils ressentent comme une
chute prochaine de l'Empire américain. Celui-ci,
qui a globalement dominé le monde depuis la deuxième
guerre mondiale, serait selon certains symptômes
en train de s'effondrer. Non seulement des empires nouveaux
sans complexes sont en train de se mettre en place,
à l'exemple de la Chine, mais le Système
politico-économico-militaire qui assurait jusqu'ici
la domination américaine, aurait atteint ses
limites d'efficacité 1). On observerait à
cet égard des signes convergents: difficultés
qu'éprouve le Pentagone à maintenir ses
unités militaires en état opérationnel
et surtout à financer de nouveaux systèmes
d'armes mieux adaptés aux conflits modernes,
batailles apparemment suicidaires entre forces politiques
au Congrès et dans le pays, effondrement de l'image
présidentielle jusque là dernier recours
pour sauver la cohésion nationale.
Au
delà de cela, l'incapacité persistantes
des forces de l'économie réelle, c'est-à-dire
des grandes entreprises industrielles, à maintenir
des investissements et de l'emploi sur le territoire
américain, génère des ferments
de révolte dans les populations. Cette révolte
s'exprime en particulier à l'égard des
institutions politiques incapables de mettre à
la raison les spéculateurs de l'économie
virtuelle, autrement dit, pour simplifier, Wall Street.
Elle pourrait susciter à terme de véritables
guerres civiles internes et externes, sans doute d'un
type nouveau, mais tout aussi dangereuses pour la survie
des maîtres actuels du Système.
Or
nous voudrions ici dénoncer l'aveuglement de
ceux qui décrivent, pour s'en réjouir
ou pour s'en inquiéter, l'affaiblissement sinon
la disparition annoncée de l'Empire américain,
sous la forme du Système que nous venons de décrire.
Il s'agit d'un aveuglement face à l'évolution
technologique (que nous dirions anthropotechnologique)
dont ils ont pourtant sous les yeux de nombreuses preuves.
Ils ne savent pas les voir ou ils ne savent pas les
interpréter.
Le
système américain de domination, pour
simplifier, repose sur deux facteurs qui se conjuguent.
L'un est de nature anthropologique: un très fort
sentiment de patriotisme national, empreint d'un très
fort sentiment de supériorité. Plus les
épreuves s'accumuleront, plus ce sentiment devrait
se trouver renforcé. L'autre facteur est de nature
technologique: les Américains ont toujours dominé,
et continuent à le faire, les technologies de
l'information en réseau. Ils y consacrent toujours
plus de moyens, tant au plan de la recherche fondamentale
qu'en ce qui concerne les applications sociétales.
Ces deux facteurs conjugués donnent et donneront
aux maitres du Système tous les leviers nécessaires
pour protéger et étendre les pouvoirs
de ce dernier. Le reste du monde, trop divisé,
trop mal armé technologiquement, ne pourra pas
s'y opposer.
C'est
ainsi que de nouveaux outils de contrôle des populations,
non seulement au plan des comportements économiques
mais en ce qui concerne la sécurité et
la défense, se mettent en place à grande
vitesse, dans l'indifférence du grand public
fut-il américain. Si cette mise en place apparaît
en partie spontanée, sur le mode viral, elle
est cependant encouragée par les maitres du Système.
Ils comptent ainsi, face aux abandons de souveraineté
qu'ils doivent par ailleurs consentir, se donner de
nouveaux pouvoirs qui seront sans doute bien plus efficaces
que les précédents.
Quelques
exemples
En
voici trois exemples parmi de nombreux autres. Seule
la cécité technologique empêche
de les voir ou de les prendre au sérieux.
1.
Il existe dorénavant aux Etats-Unis une agence
dite Intelligence Advanced Research Projects Activity
(IARPA) http://www.iarpa.gov/
placée sous la tutelle du Director of National
Intelligence (les maîtres-espions et contre-espions).
Elle est chargée, comme sa grande soeur la DARPA,
(Defense Advanced Research Projects Agency, sous la
tutelle du Department of Defense), de financer tous
azimuts les projets de recherche pouvant intéresser
les domaines de souveraineté dont elle a la charge.
Dans le vaste secteur des technologies intéressées
se trouvent les innombrables objets mobiles en réseau
utilisés par les entreprises et les particuliers.
Un
article de Nic Fleming dans le NewScientist du 30 juillet
2011, p. 45, « Smartphone surveillance: The cop
in your pocket » http://www.newscientist.com/article/mg21128231.700-smartphone-surveillance-the-cop-in-your-pocket.html?
donne de nombreux exemples des développements
en cours. On est désormais loin des écoutes
téléphoniques à partir de numéros
piratés ayant rendu le groupe Murdoch célèbre,
ou de la surveillance massive par caméras urbaines
(CCTV) des décennies précédentes.
Désormais un grand nombre d'applications, chargeables
sur les GPS, les téléphones mobiles ou
diverses catégories de puces électroniques,
sont à la disposition des citoyens comme des
forces de l'ordre pour « rendre la vie sociale
plus sûre ».
Dans
un premier temps, outre un usage directe par les forces
de l'ordre, de tels objets pourront permettre à
celles-ci d'équiper des citoyens volontaires
pour aider la police dans ses tâches, sur le modèle
des groupes dits de Voisins-Vigilants qui commencent
à se répandre en France. Mais très
vite les pouvoirs civils et militaires auront la tentation,
soit d'enrôler à leur insu les utilisateurs
de mobiles en les transformant sans qu'ils s'en doutent
en agents de surveillance, soit de recruter des groupes
d'auto-défense de plus en plus nombreux, à
qui ils délégueront des fonctions de contrôle
régalien, en renonçant à en assurer
eux mêmes la responsabilité. Par ailleurs
de nouvelles générations de systèmes
interconnectés intelligents capables de décider
eux-mêmes ce qu'ils doivent contrôler sont
par ailleurs depuis longtemps en cours de développement,
comme nous l'indiquons dans le 3. ci-dessous. Ces systèmes
agiront dans le cadre de délégations de
pouvoir très larges, qui leur laisseront un grand
champ d'initiative et donc d'abus collatéraux.
Inutile
de préciser que les applications dites de détection
de la criminalité (« crime detection apps)
pourraient parfaitement être utilisées
pour détecter les activités jugées
« non conformes » par un pouvoir quelconque.
Elles le sont sans doute déjà parfois.
Ceci d'autant plus qu'elles font appel à des
logiciels de plus en plus évolués que
les simples citoyens ont du mal à comprendre
et maîtriser. Le Foresight Institute http://www.foresight.org/
qui en principe veille à la démocratisation
de la société technologique, notamment
dans le domaine des nanotechnologies, s'en préoccupe.
Il recommande de réaliser des dispositifs en
open-source donnant à chacun la compétence
nécessaire pour contrôler l'usage civique
de ces outils. Mais il y aura toujours une grande différence
entre ce qu'inventeront des chercheurs bénéficiant
de contrats de défense et sécurité
richement dotés et des amateurs, fussent-ils
animés d'un zèle citoyen hors pair.
2.
Un article du politologue de tendance conservatrice
moderniste Timothy Garton Ash (Cf Le Guardian du 3 aout
2011 http://www.guardian.co.uk/commentisfree/2011/aug/03/gridlock-the-us-may-be-reformed
) propose une sorte de coup d'Etat démocratique
pour sortir de l'affaiblissement du pouvoir fédéral
du aux luttes entre Républicains, Démocrates
et représentants du Tea Party, que le pauvre
Obama s'est révélé incapable d'arbitrer.
Pour cela, un dispositif technologique dont un prototype
est déjà en état opérationnel
pourrait faire l'affaire. Il s'agirait de remplacer
les procédures électives actuelles par
un système de vote électronique national
qui désignerait un ou deux hommes providentiels
susceptibles de sortir l'Amérique de son actuel
bourbier politique. Il n'y aurait là rien de
plus démocratique.
Le système s'appelle Americans Elect et il est
promu par le millionnaire philanthrope (?) Peter Ackerman.
Ses inventeurs affirment que les citoyens-électeurs
seraient assez conscients des intérêts
de la nation et de l'Empire pour choisir les personnalités
les plus aptes à l'exercice du pouvoir suprême.
En douter serait sans doute faire injure au sens élevé
de la responsabilité qui caractérise le
citoyen américain.
Significativement
cependant, Timothy Garton Ash indique, pour s'en féliciter,
que Americans Elect pourrait par exemple désigner
deux personnes dont les références démocratiques
sont selon lui incontestables: le maire de New-York
Michael Bloomberg (dont nul n'ignore les côtés
sulfureux) et le général David Petraeus,
actuel responsable de la CIA.
Les Européens ayant un minimum de culture historique
ne douteront pas que, sous couvert de modernité
technologique, un tel système serait suffisamment
manipulable pour porter au pouvoir des apprentis dictateurs.
La préparation d'un véritable coup d'Etat,
sur le modèle illustré par Napoléon
le second, Mussolini et Hitler, pourrait ainsi se dissimuler
sous l'apparente neutralité de la technologie.
Le projet Americans Elect n'ira sans doute pas très
loin dans l'immédiat, mais qu'il puisse être
envisagé sans inquiétude par des esprits
sérieux, dans des journaux eux-mêmes sérieux,
en dit long sur la corruption des esprits résultant
des nouveaux mariages entre les technologies de pointe
et une course au pouvoir remontant à la plus
haute antiquité.
3.
Pour terminer, nous citerons ici les extraits d'une
correspondance reçue de notre ami Alain Cardon,
dont nos lecteurs connaissent les compétences
poussées en matière de conception de systèmes
autonomes intelligents en réseau, dits aussi
co-activés (voir notre article présentant
le dernier ouvrage d'Alain Cardon et discutant du concept
de processus Co-activés http://www.automatesintelligents.com/echanges/2011/jan/cardon.html
).
Dans
la correspondance citée, Alain Cardon nous écrit:
« Il existe des études
en cours, que connaissent les spécialistes, résolvant
l'autonomie des systèmes utilisant des composants
électroniques et des processeurs pour contrôler
des mécanismes quelconques. C'est assez profond
car il faut redéfinir les notions d'autonomie,
de proactivité et de coactivité pour qu'elles
soient scientifiquement exploitables, c'est-à-dire
mesurables. Cela permettra de faire se relier tout ce
qui dispose d'un processeur, pour générer
automatiquement des systèmes de systèmes
de niveau méta, sans aucune intervention humaine.
Ils géreront en priorité les activités
humaines ».
De
tels processus vont dans le sens de la réalisation
de systèmes d'armes autonomes avec intentions
propres et de l'intégration des systèmes
de surveillance multi-domaines. C'est pour cette raison
que les études les concernant ne souffrent aucunement
de la baisse des crédits fédéraux
imposée par ailleurs en ce moment aux Etats-Unis.
Ainsi se précise chaque jour davantage l'évolution
de la société que nous nommons pour notre
part anthropotechnique, privilégiant les aspects
les plus « primitifs » ou animaux des sociétés
technologiques et mettant à leur service des
technologies de plus en plus évoluées.
Répétons-le,
ces quelques indications montrent que la crise du Système
américain de pouvoir dénoncé à
l'envie par des analystes superficiels n'affectera aucunement
les vraies racines de ce pouvoir. Aux mains de décideurs
prêts à tout pour conserver leur domination,
les technologies dont ceux-ci se donnent une maîtrise
étendue feront des miracles. Avec un peu de pessimisme,
nous pourrions dire qu'est en train d'émerger
une forme de national-technologisme qui marquera peut-être
l'histoire de demain bien plus fortement que ne l'avait
fait le national-socialisme européen du siècle
dernier.
Note
1)
Nous employons ici le terme de Système, pour
désigner l'ensemble des liens entre corporations
(corporate power), administrations et organes de presse
(média) assurant la domination à l'échelle
du monde des divers intérêts américains
et des alliés qu'ils ont recrutés. Il
s'agit d'une facilité de langage, mais des études
politico-anthropologiques plus précises permettent
d'analyser le phénomène en détail.