Article.
L'hypothétique
mutation à la source du succès évolutif
des hominidés
par Jean-Paul Baquiast- 17/06/2011

Lascaux
Appelons
hominidés, pour ne pas parler prématurément
d'humains, les différentes lignées de
primates bipèdes qui se sont développées
en Afrique à partir approximativement de 5 millions
d'années BP, avant de gagner l'ensemble de l'hémisphère
nord bien plus récemment, vers - 1,8 million
d'années.
La question que se posent beaucoup de paléoanthropologues
concerne les causes premières d'une telle évolution,
qui ne s'est produite qu'une fois et une seule à
cette échelle dans l'histoire de la vie, et qui
a profondément bouleversé l'holocène,
le transformant en ce qui vient d'être nommé
l'anthropocène. Pourquoi certains primates sont-ils
devenus les agents de cette évolution et non
d'autres peu différents aux origines et partageant
globalement le même habitat?
La réponse traditionnellement donnée à
cette question est connue. Ce fut l'usage des outils
qui a permis, vers environ 3 à
2,5 millions d'années, une séparation
de plus en plus marquée entre des hominidés
utilisateurs d'outils et leurs cousins n'ayant pas acquis
la pratique systématique de ces mêmes outils.
La
connexion animale
Récemment
la biologiste Pat Shipman, enseignant à la Pennsylvania
State University, a proposé de compléter
cette première explication par une autre, exposée
dans son livre « The Animal Connection.
A new perspective on what makes us human »
(W.W. Norton and Co, juin 2011) . Elle ne remet pas
en cause l'explication de l'hominisation par l'usage
de l'outil, mais elle propose d'ajouter un facteur explicatif
tout aussi puissant selon elle: la coopération
qui s'est établie des les origines entre les
hominiens et différentes espèces animales
les ayant aidé à s'imposer dans un monde
peuplé initialement de prédateurs redoutables.
L'exemple
emblématique qu'elle propose est le loup, devenu
chien en cohabitant avec l'homme. La co-évolution
de l'Homme avec le chien est la plus ancienne identifiée.
Elle remonterait à 32.000 ans. Mais d'autres
espèces, selon elle, comme le chat et le cheval,
ont joué un rôle analogue. Dès les
origines se serait établi entre les humains et
ces animaux de véritables symbioses coopératives,
ce qu'elle nomme une « animal connection »
que l'on pourrait presque entendre comme une « animal
addiction ».
Selon
Pat Shipman, il ne faut pas confondre la domestication
de ces espèces avec d'autres survenues bien plus
tard, lors de la révolution néolithique.
Les animaux d'élevage qui se sont multipliés
alors ont certes eux aussi co-évolué avec
les humains, à la suite de nombreuses sélections
et mises en condition. Mais le rôle de fournisseur
de matières protéiques auquel ils ont
été condamnés a beaucoup réduit
l'investissement affectif réalisé par
les humains dans leurs relations avec eux.
L'addiction
dure encore et s'est même considérablement
renforcée, si bien que beaucoup de biologistes
considèrent qu'il existe aujourd'hui entre certains
humains et leurs animaux familiers des domaines entiers
d'échanges sensoriels, affectifs et même
cognitifs, dont beaucoup échapperaient à
la conscience réfléchie humaine. Dès
les origines, manifestement, les hominiens ont passé
beaucoup de temps à l'acquisition de connaissance
sur les animaux, qu'il s'agisse des prédateurs
avec qui ils étaient en compétition ou
des proies. L' art pariétal beaucoup plus
récent il est vrai en témoigne amplement.
Comme
le signale Pat Shipman, seuls des animaux y sont représentés,
rarement sinon jamais des hommes ou des activités
humaines. Les peintures et sculptures permettaient sans
doute, indépendamment de leurs significations
mythiques, de transmettre une connaissance approfondie
du monde animal, indispensable pour la survie. La connaissance
du monde végétal était certainement
tout aussi utile. Pourquoi n'a-t-elle pas été
représentée symboliquement? Sans doute
parce qu'il était plus difficile d'entrer en
empathie avec les plantes.
Dans
notre essai « Le paradoxe du Sapiens »,
nous avons mis l'accent sur les symbioses s'étant
établies dès les origines de l'usage des
outils entre les humains et les technologies, symbioses
que ont pris aujourd'hui des dimensions extrêmes
avec la généralisation de ce que nous
appelons les systèmes anthropotechniques.
Mais
nous avons signalé, sans y insister, que des
observations analogues pouvaient être faites,
concernant l'importance des relations entre humains
et animaux dans l'évolution du monde bio-anthropologique.
Il est profondément regrettable aujourd'hui que
la concurrence darwinienne entre sociétés
anthropotechniques ait conduit progressivement à
l'éradication d'une diversité animale
ayant enrichi pendant des millénaires la vie
des humains.
Nous ne pouvons donc que conseiller l'étude des
considérations de Pat Shipman relative à
ce qu'elle nomme l' « animal connexion »,
afin de protéger et si possible augmenter la
richesse de relations avec les animaux sans lesquelles
nous ne serions pas ce que nous sommes.
A
la recherche de la capacité à innover
Nous
ne voudrions pas ici cependant nous limiter à
ces considérations un peu banales, qui nous conduiraient
à passer à côté du vrai problème,
évoqué dans notre essai « Le
paradoxe du Sapiens » mais aussi dans
le dernier ouvrage de David Deutsch « The
Beginning of Infinity ». (voir notamment
http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2011/118/chroniqueinfini1.htm).
Ce problème peut être résumé
comme suit: quel fut le facteur évolutif décisif
qui a permis, voici quelques millions d'années,
à certaines espèces de primates, d'« instrumentaliser »
de façon systématique leur environnement
à leur profit? Cette instrumentalisation, on
vient de le voir, a porté aussi bien sur les
objets physiques (les futurs outils) de cet environnement
que sur les objets vivants, plantes et animaux. Il a
porté ensuite sur des mécanismes naturels
tels que le feu.
Pour
préciser la question, il faut reprendre les termes
de David Deutsch: pourquoi ces primates particuliers,
les futurs hominiens, sont-ils devenus des « universal
explainers », autrement dit pourquoi
ont-ils soupçonné que derrière
chaque objet ou processus du monde se trouvaient des
lois de fonctionnement qu'ils pouvaient chercher à
comprendre et utiliser à leur profit dans des
circonstances différentes de celles dans lesquelles
ces supposés lois s'appliquaient?
Il
fallait pour cela qu'ils échappent à l'enfermement
dans l'imitation qui est le lot des innombrables autres
espèces vivantes. Celles-ci reproduisent en effet
avec peu de variations les comportements innés
adaptatifs leur ayant permis au fil des générations
de tirer le meilleur parti d'un environnement donné.
Elles utilisent (instrumentalisent) évidemment
leur environnement mais sans avoir cherché à
se l'expliquer d'une façon rationnelle, testable,
transmissible et perfectible. Que cet environnement
change et l'expérience génétique
est perdue, sauf à ce que d'hypothétiques
variations génomiques au hasard permettent à
l'espèce de rebondir.
Découvrir
le secret fondametal qui est à la base de l'hominisation
n'intéresse pas seulement les paléoanthropologies,
mais tous les anthropologues d'aujourd'hui et nous-mêmes.
Pourquoi la plupart des humains se limitent-ils à
reproduire ce que leur a transmis la société,
plutôt que refuser les expériences acquises
et leurs limitations afin d'imaginer des rationalités
ayant un plus grand pouvoir explicatif?
David
Deutsch, comme bien d'autres chercheurs, formule un
plaidoyer vibrant destiné à développer
la capacité à inventer. Mais n'invente
pas qui veut. La grande majorité des humains
mis en face d'un problème, fut-il vital, tournent
en rond sans être illuminés par l'ébauche
d'une solution possible. De rares autres au contraire
trouvent l'idée qu'il fallait, idée si
simple parfois que, selon Einstein (ou Feymann), on
se demande ensuite pourquoi personne ne l'avait eu avant
eux.
David
Deutsch a bien vu le problème, mais il lui donne
une solution qui ne fait que reporter la difficulté
en amont. Il explique que les hominiens n'ont évidemment
pas appris spontanément à inventer de
façon rationnelle, guidé par un quelconque
philosophe présocratique de l'innnovation. Les
jeunes l'ont fait simplement en cherchant à comprendre
pourquoi les parents et les chefs disposent de l'expérience
faisant leur supériorité par rapport à
eux, et de quelles façons ils pourraient à
leur tour se doter de cette supériorité.
Ils
ont donc cherché non pas seulement à imiter
ces parents et chefs dans les domaines étroits
de leur excellence acquise, mais à instrumentaliser
pour leur plus grand bénéfice les sources
des capacités cognitives de ces parents permettant
d'expliquer et transformer le monde- le tout instinctivement
évidemment, tout au moins aux débuts du
processus.
Or
demandons nous, comme nous l'avons fait précédemment,
pourquoi ce regard critique et cette volonté
de se doter des capacités explicatives des parents
et des chefs sont-ils apparus chez ces primates particuliers
et non pas dans les innombrables espèces biologiques
où les jeunes se forment en imitant l'expérience
des parents. De la même façon, pourquoi
notre primate préhominien a-t-il regardé
la pierre qu'utilisait un autre primate pour casser
une noix et qu'il jetait ensuite comme un outil potentiellement
universel en vue de bien d'autres usages non encore
spécifiés.
Dans
notre essai, nous avons évoqué une des
réponses donnée par certains généticiens
à la question que nous venons de résumer.
Pour eux ce fut l'apparition d'une mutation entraînant
la réorganisation de certaines bases neurales
de la cognition qui a permis d'accroître sur une
grande échelle les capacités à
l'abstraction et à la projection dans le futur
des primates bénéficiaires d'une telle
mutation.
Mais il faut bien reconnaître qu'une telle explication
reste insuffisante. Tant que n'auront pas été
mises en évidence les capacités génétiques
ou épigénétiques à inventer
qui permettent aux humains (les systèmes anthropotechniques)
de se comporter en universal explainers et en
universal transformers, le saut qualitatif vers
le développement infini des sciences et des savoirs
que souhaite David Deutsch et bien d'autres avec lui
ne se produira pas à une échelle suffisante
pour la transformation profonde du cosmos dont rêvent
les esprits aventureux.
NB:
on pourra lire une petite discussion concernant cet
article sur mon blog
de Médiapart. JPB