Sciences,
technologies et politique
Vers une « révolte des scientifiques »
Philippe Grasset 06/07/2011
Article repris, avec l'accord
de l'auteur, que nous remercions, à partir du
site Dedefensa http://www.dedefensa.org/article-vers_une_revolte_des_scientifiques__06_07_2011.html
Cet article soulève un problème très
important, intéressant la science dans la société.
Nous y reviendrons. Automates Intelligents
Finalement,
nous dit le titre de larticle du Guardian du 5
juillet (http://www.guardian.co.uk/science/2011/jul/05/scienceofclimatechange-climate-change
), des scientifiques deviennent furieux, ils deviennent
activistes, rebelles, dissidents, et la police commence
à avoir des casiers judiciaires sur eux à
la suite darrestations pour des actions sur la
voie publique. Ils appellent même à la
révolte. Lobjet de cette révolte ?
Lindifférence ou la faiblesse des directions
politiques face au réchauffement climatique,
et la faiblesse des réactions du public.
Il
ne sagit, pour linstant, que
dun petit groupe de scientifiques.
Le cas de James Hansen, un scientifique fameux de la
NASA et lun des premiers dénonciateurs
du danger de la crise climatique, est exposé
au début de larticle de Michael Brooks
référencé ci-dessus.
«James
Hansen never expected to become a radical activist at
the age of 65. He is a grandfather who loves nothing
more than exploring nature with his grandchildren. He
holds down a respectable job as the director of Nasa's
Goddard Institute for Space Studies. But he is 70 now,
and he has a police record.
Hansen gets himself arrested, testifies in court on
behalf of others who have broken the law and issues
public pronouncements that have made Nasa try to gag
him all because he can't bear the thought that
his grandchildren might hold him responsible for a burned-out
planet.
»Hansen is the climate scientist's climate scientist.
He has testified about the issue in front of Congress,
but has had enough of the standard government response
greenwash, he calls it. Last month,
Hansen issued an uncompromising plea for Americans to
involve themselves with civil unrest over climate change.
We want you to consider doing something hard
coming to Washington in the hottest and stickiest weeks
of the summer and engaging in civil disobedience that
will likely get you arrested, he says in a letter
on grist.org.»
Ce cas reste extrême, et le nombre de scientifiques
devenus contestataires et activistes comptabilise encore
une très petite minorité. Ce nest
pas que les scientifiques soient divisés sur
la question du réchauffement climatique. Près
de 98% des scientifiques impliqués, par lune
ou lautre des multiples disciplines travaillant
dans la question de la crise climatique et environnementale,
partagent la prospective et la conclusion dun
avenir catastrophique, et très rapidement catastrophique
si aucun ensemble de mesures radicales nest pas
décidé rapidement. Par ailleurs ils acceptent
largument de la responsabilité humaine
dans ce processus, donc la nécessité d'autant
plus pressante, avec l'argument moral en plus, dune
action humaine radicale. Cela contraste avec la perception
du public, surtout aux USA : 17% des personnes
interrogées croient quune majorité
conséquente des scientifiques est sceptique
vis-à-vis de la crise climatique, et 43% croient
que la communauté scientifique est fortement
divisée.
La situation dune riposte activiste est une affaire
très controversée dans les milieux scientifiques,
malgré lavis quasi unanime sur la gravité
de cette crise et la responsabilité humaine.
«Hansen's attitude echoes that of Sherwood Rowland,
who won a Nobel prize for his research into the effects
of chlorofluorocarbon (CFC) gases on the ozone layer.
What's the use of having developed a science well
enough to make predictions, Rowland said, if
all we're willing to do is stand around and wait for
them to come true?
Rowland's colleagues shunned him for his activism. Even
the iconic environmentalist James Lovelock called for
a bit of British caution in the face of
what he saw as Rowland's missionary zeal
for a ban on CFCs. In the end, it was only the terrifying
discovery of a hole in the ozone layer over Antarctica
that galvanised the politicians.
US academics Naomi Oreskes and Erik Conway have highlighted
the disappointing timidity of scientists. On acid rain,
climate change, tobacco marketing and the ozone crisis,
they would have liked to have told heroic stories
of how scientists set the record straight in their
book Merchants of Doubt, but scientists fighting back
have been conspicuously scarce. Clearly,
scientists knew that many contrarian claims were false,
they lament. Why didn't they do more to refute
them? [
]
»Hearteningly, there may be more of this to come.
Paul Nurse, the new president of the Royal Society,
has said he would be happy to see scientists getting
fully engaged with politics and involved with activism.»
Ces
réactions encore parcellaires de scientifiques
dans la question fondamentale de la crise climatique
marquent une rupture, depuis 2009-2010, dans lhistorique
de cette crise. La période 2009-2010 sera retenue
sans doute comme le tournant extraordinaire dirresponsabilité,
de la démission du pouvoir politique face à
cette crise, avec le délitement et la confusion
des efforts faits à un niveau institutionnel
international pour lutter contre la crise.
Depuis,
les réactions se sont divisées en deux
tendances, la première alimentant le courant
climato sceptique sur la réalité
de la crise, qui est une progéniture absolument
sophistiquée du débat initial sur la responsabilité
humaine; de ce débat purement rhétorique
(responsabilité humaine) qui nimpliquait
nullement la négation de la crise, on est passé
à des attitudes de plus en plus hermétique
et entropiques, voire pathologiques, niant simplement
cette crise ou annonçant que la crise apportera
des conditions climatiques plus agréables,
niant ainsi le fondement même de la gravité
de la crise, qui est la déstabilisation du climat
et la déstructuration radicale de lenvironnement
sous toutes ses formes (climat compris).
Un
autre courant, qui se voudrait un peu plus responsable
mais qui est surtout un mouvement de déflexion,
ou dit encore un mouvement du je botte en touche
en se référant au mythe du Progrès,
cest lattitude consistant à annoncer
que les nouvelles technologies résoudront
le problème.
Cest sur ce fond dévolution de la
question quon voit donc certains scientifiques
considérer comme indispensables le radicalisme,
laction incivique, voire la révolte tout
court, selon les conditions disponibles à lépoque
du système de la communication. Comme on le constate,
cela mène certains à lemprisonnement.
Cest la première fois depuis les débats
autour de larme atomique et nucléaire,
dans les années 1950, quun débat
de cette ampleur, avec l'éventuelle révolte
de scientifiques contre les pouvoirs politiques, pourrait
être envisagé au sein de la communauté
scientifique.
Entre
temps, la communauté scientifique a été
largement, sinon massivement annexée à
la fois par le complexe militaro-industriel et une structure
économique générale où les
grandes entreprises (corporate power) interviennent
massivement, directement ou indirectement, pour investir
la communauté scientifique par largent.
La mobilisation des scientifiques est dautant
plus difficile; mais si elle se fait finalement, elle
sera par réaction dautant plus radicale.
Dautre part, le débat a de plus en plus
le mérite de la clarté, à mesure
que les conditions climatiques et environnementales
saggravent, et elles saggravent vraiment
très vite. De plus en plus, la bataille se simplifie
en même temps quelle devient fondamentale
en concernant d'un côté directement le
Système, comme producteur de la catastrophe universelle
de la crise environnementale et climatique, et, de lautre
côté, cette communauté scientifique.
Le
paradoxe, par ailleurs très habituel, est que
ladite communauté scientifique est directement
responsable (éventuellement responsable
mais pas coupable ?) de la surpuissance du
Système, donc de ce processus de destruction
de lunivers, puisque cest elle qui a développé
le système du technologisme qui en est loutil
principal. Cest un cas particulièrement
poignant et paradoxal du cas général de
la crise du Système et des impulsions de révolte
contre le Système que cette crise suscite.
Ces conditions très ambigües dune
éventuelle révolte des scientifiques,
après avoir été un frein tant quexistait
une certaine illusion daction des pouvoirs politiques,
sont sans aucun doute des conditions objectives daggravation
des tensions dans le sens quon décrit ici,
d'une part notamment à cause des sentiments de
culpabilité quelles nourrissent, dautre
part à cause de laggravation permanente
de la crise environnementale et climatique générale,
enfin à cause de limpuissance et de linertie
grandissantes du pouvoir politique en général.
Il
est par conséquent très possible que ce
type daction, de rébellion civique de la
part de scientifiques, en viennent à se multiplier,
ajoutant un volet de plus dans le processus de désordre
et de déstructuration du Système lui-même.
Dans tous les cas, ce cas, la révolte des
scientifiques, doit être considéré
comme un élément intéressant du
vaste domaine de la révolte générale
contre le Système, qui est désormais un
aspect important de lévolution de la crise
et de la situation générale.