C'est un lieu commun de dire que,
sans innovation, aucune espèce
biologique ne peut survivre. Si les
ressources sont abondantes et si le
milieu n'exerce pas une forte pression
de sélection, les espèces
peuvent se maintenir sans changements
pendant de longues périodes.
L'innovation leur est inutile. Des
mutations innovantes peuvent se produire,
mais les nouveaux individus en résultant
ne sont pas favorisés par rapport
à ceux de l'espèce en
place et ils disparaissent. Il en
résulte une incapacité
à se diversifier et se complexifier,
qui peut se révéler
mortelle dès que diminuent
les ressources ou qu'apparaissent
de nouveaux concurrents.
Chez
les organismes biologiques soumis
à la compétition darwinienne,
l'innovation se produit par les voies
complexes de la mutation aléatoire
affectant telles ou telles parties
du génome reproductif. Les
changements en résultant ne
sont pas nécessairement favorables
à de meilleurs conditions de
survie. La plupart au contraire peuvent
être mortels. Dans de très
rares cas cependant apparaissent des
formes d'organismes mieux adaptés
que les parents aux nouvelles conditions
du milieu. Ces nouveaux organismes,
s'ils peuvent former de nouvelles
lignées, présentent
alors par définition des caractères
différents de ceux des prédécesseurs.
On pourra dire qu'il s'agit d'innovations,
en ce sens qu'ils s'agit de caractères
nouveaux n'existant pas auparavant.
Mais ces innovations n'ont pas d'intérêt
en elles-mêmes, elles n'ont
d'intérêt que si elles
favorisent la survie et le succès
compétitif de l'espèce
bénéficiaire.
Si
l'on considère les organismes
sociaux comme des organismes biologiques
en lutte pour la survie, on voit que
de la même façon l'innovation
leur est indispensable pour s'adapter
à des milieux changeants et
à l'apparition de compétiteurs.
Chaque organisme social se transforme
et mute, donnant naissance à
de nouvelles formes. Dans les sociétés
dites froides, où ne règnent
pas de fortes pressions compétitives,
les innovations sont très lentes
et souvent peu visibles. La tendance
à conserver les anciennes formes
l'emporte sur celle visant à
les rajeunir et les adapter. Dans
les sociétés dites « chaudes »,
où les organismes et les groupes
sont soumis à des changements
de milieux importants, les processus
traditionnels perdent vite leur intérêt.
Ceux qui en restent prisonniers disparaissent
à plus ou moins court terme.
Il s'établit donc un environnement
favorable à l'apparition de
formes ou de processus innovants.
Ainsi
que dans le monde biologique, les
mutations innovantes apparaissent
d'abord sous une forme aléatoire:
tel individu perçoit brutalement,
sans même l'avoir voulu, l'intérêt
d'un nouveau procédé.
Si son idée est reçue
par l'entreprise et se révèle
favorable, elle sera honorée
du terme d'invention. Mais comme les
organismes sociaux sont composés
de primates évolués
dont le cerveau présente une
certaine capacité à
s'abstraire des tâches courantes
pour réfléchir à
leur amélioration, la nécessité
d'encourager systématiquement
les mutations adaptatives est vite
apparue vitale. Ceci au détriment
de ceux qui pour diverses raisons
ne souhaitent pas changer leurs modes
de vie et de production.
On
a donc vu se généraliser
dans les entreprises, dans les branches
ou au niveau du milieu social tout
entier des spécialistes dont
le métier consiste à
encourager les innovations. Mais l'innovation
réussie ne se commande pas
à l'avance. Il faut donc admettre
le recours au plus grand nombre possible
de processus innovants, en espérant
que de cet ensemble naîtra le
plus grand nombre possible de changements
bénéficiant à
la survie de l'organisme.
La
mission de ces spécialistes
consiste donc d'abord à constituer
de véritables encyclopédies
des techniques d'innovation et de
leurs modes d'emploi, auxquelles chacun
pourra se référer pour
s'en inspirer et si possible faire
mieux. Au delà de ces encyclopédies,
l'organisme ou le milieu social le
plus apte à innover mettra
en place, délibérément
mais aussi parfois sans toujours s'en
rendre compte, ce que Eunika Mercier
Laurent appelle un écosystème
de l'innovation. Il s'agira de créer
un climat permanent d'évaluation
et de critique des processus existants,
afin de faire apparaître les
modifications ou innovations permettant
de rendre plus efficace l'organisme
entier.
On
parlera d'écosystème
ou mieux, selon le terme de l'auteur,
de système d'é-co-innovation,
pour marquer qu'il s'agira alors de
généraliser par la mutualisation
et l'échange, une tension adaptative
impliquant tous les acteurs de l'organisme
ou de la branche. Nous pourrions même,
dans certains cas, de façon
un peu caricaturale, employer le terme
de e-é-co-innovation pour marquer
le fait que les outils et technologies
de l'information sont dorénavant
indispensables à la mise en
place de cet écosystème.
Le
terme d'écosystème signifiera
que l'innovation, idéalement,
devrait s'imposer à tous les
acteurs de ce système sans
qu'ils aient à en faire une
démarche particulière.
De la même façon, dans
la forêt tropicale, les différentes
espèces mutent spontanément
à un rythme accéléré
compte tenu de la richesse et des
variations du milieu.
Une
présentation exhaustive
Eunika
Mercier Laurent, dont cela a toujours
été le métier,
notamment au sein de l'Association
française pour l'intelligence
artificielle, donne dans le livre
référencé ici,
une présentation exhaustive
mais parfaitement ordonnée
des différents types et modes
d'innovation existant. Elle fait précéder
cet inventaire de ce que l'on pourrait
appeler une géopolitique de
l'innovation, montrant comment les
différents forces économiques
mondiales aujourd'hui en compétition
font appel à l'innovation pour
se différencier de leurs concurrentes.
Elle a enrichi son texte de nombreux
exemples et illustrations, rendant
la lecture très attrayante.
Nous
ne ferons pas ici l'analyse du livre,
compte tenu de son caractère
professionnel qui n'appelle pas de
commentaires particuliers de notre
part. Le lecteur de notre article
intéressé par le sujet
devra impérativement se reporter
au livre pour en saisir tout la portée.
Bornons-nous seulement à souligner
le caractère extrémement
approfondi de l'étude, pratiquement
toutes les facettes de l'innovation
s'y trouvant abordées. Il s'agit
d'un travail véritablerment
considérable. Les scientifiques
mais aussi les artistes et finalement
les philosophes pourront également
méditer le livre, puisque pour
eux aussi innover pour survivre est
devenu en général indispensable.
Rappelons
cependant pour conclure qu'un tel
climat d'innovation systématique
multipliant les remises en cause,
autocritiques et changements de régime
n'est pas favorable aux caractères
faibles. Il s'agit d'une lutte pour
l'adaptation et l'anticipation
nécessitant un tempérament
robuste. Lorsque les directions se
saisissent du thème pour faire
peser sur les personnels, au prétexte
de maximiser les bénéfices
(des actionnaires) un climat permanent
de suspicion, la saturation est vite
atteinte, avec les dégâts
humains que l'on connait malheureusement
de plus en plus.