Article
De la pensée au langage. L'électrocorticographie.
Jean-Paul
Baquiast 27/06/2011

Les
scientifiques savent depuis longtemps qu'il existe,
au moins dans le cerveau de l'homme moderne culturé,
une continuité entre la pensée non verbalisée,
la pensée verbalisée mais restant cantonnée
au niveau du cerveau, le langage parlé ou l'écriture
permettant de communiquer cette pensée. Les études
faites sur des personnes atteintes d'accidents vasculaires,
relayées ensuite par les techniques de plus en
plus efficaces de l'imagerie cérébrale,
ont permis d'identifier très grossièrement
les aires responsables de la mise en oeuvre de ces différentes
phases contribuant à l'expression langagière
finale.
Observons
d'emblée que la partie amont du processus, impliquant
le cerveau associatif en relation avec les organes d'entrée
et les organes moteurs, reste encore pratiquement inobservable.
Nous voulons dire par là que la façon
dont le cerveau génère ce que l'on pourrait
appeler des pré-pensées, reste mystérieuse.
Ceci résulte en partie sans doute du grand nombre
des aires cérébrales et groupes de neurones,
répartis dans l'ensemble du cerveau, intervenant
pour construire les réactions du sujet en interaction
avec son environnement.
De
même les processus de sélection permettant
à tous moments que telle "pré-pensée"
l'emporte sur les autres et parvienne le cas échéant
au niveau dit conscient, demeurent trop nombreux et
mal connus pour pouvoir sauf exceptions être identifiés
par des outils externes d'observation au moment où
ils se produisent. Tout au plus peut-on constater l'émergence
de ces pré-pensées en constatant les actions
qui en résultent. Elles peuvent en effet déclencher
ou accompagner des comportements de grande ampleur.
Si, ce qu'à Dieu ne plaise, je vois un lion assis
sur mon lit en ouvrant la porte de ma chambre, mon premier
geste, avant même de penser explicitement « c'est
un lion, danger » sera de fermer la porte
et de prendre mes jambes à mon cou.
Ce
"réflexe" de fuite fait partie de l'ensemble
des répertoires comportementaux acquis par les
espèces vivantes au cours de l'évolution,
liant certains messages sensoriels à certaines
actions sous commande épigénétique
que l'espèce ou que le sujet aura mémorisées
comme utiles pour la survie. Le langage courant parle
d'ailleurs d'actions inconscientes, voulant dire par
là qu'elles sont effectuées avant même
d'avoir été le cas échéant
traduite par une pensée fut-elle inconsciente.
Il se produit un lien que nous pourrions dire direct
entre les aires sensorielles responsables de la construction
des objets perçus par les sens, les associations
pouvant être générées par
ces objets (sans même qu'ils aient été
nommés par le langage) et les aires des cortex
moteurs responsables de l'action musculaire (non verbalisé)
découlant de ces associations. Il nous semble,
peut-être à tort, que les neurosciences
n'ont pas encore mis en lumière les processus
sans doute très divers permettant à l'ensemble
du lien perception-action en retour de s'établir,
en amont de toute pensée verbalisable.
Mais
revenons à la verbalisation. Dans le cas de la
rencontre avec le lion évoquée ci-dessus,
les différentes aires cérébrales
conduisant à une action réfléchie,
traduisible en symboles et communicable, ont été,
nous l'avons indiqué en introduction, identifiées
ne fut-ce que grossièrement par les neuro-psychologues.
Il s'agit de l'aire de Wernicke qui produit des
contenus sémantiques, autrement dit des significations,
avant que celles-ci ne soient traduites verbalement.
A supposer que j'ai appris précédemment
ce qu'est un lion, le danger qu'il peut représenter
et la façon de me confronter à lui, l'aire
de Wernicke me permettra de traduire la perception que
j'en ai sous la forme d'un premier message dont le contenu
significatif implicite « je vois un
lion, danger » sera suffisamment fort pour
que la verbalisation s'ensuive.
Interviendra
ensuite l'aire dite de Broca responsable de la
traduction du contenu signifié en mots, autrement
dit permettant au message sémantique de prendre
une forme linguistique la mieux adaptée possible.
Je penserai explicitement: "voici un lion, danger".
L'aire de Broca, jouant le rôle d'un générateur
de langage, assemblera en fonction des besoins les consonnes
et les voyelles indispensables à la production
des mots, compte tenu de la langue pratiquée
par le locuteur.
Il
semble dans ce cas que l'aire de Broca se comporte en
véritable dictionnaires des symboles linguistiques,
voyelles, consonnes et autres onomatopées et
gestes dont le sujet aura appris l'usage dès
l'enfance. Mémorisera-t-elle aussi les milliers
de mots, tels que le mot "lion" associés
à la combinaison de ces symboles (l+i+on). Nous
ne pouvons répondre à cette question pour
ce qui nous concerne. On peut penser cependant que l'aire
de Broca, si elle ne fait pas elle même tout le
travail d'archivage et de recherche en mémoire,
servira au moins de plaque tournante aiguillant la recherche
de la zone ayant mémorisé tel ou tel des
concepts acquis par le sujet.
Quoi
qu'il en soit, la coopération entre Wernicke
et Broca, ainsi éventuellement qu'avec d'autres
parties du cerveau, aboutit à la génération
d'éléments de discours langagier: "Attention,
chers amis, il y a un lion enfermé dans ma chambre".
Certains auteurs estiment que cette mise en forme linguistique,
avant même que je ne la communique par la parole
à d'autres personnes, est indispensable pour
que mon cerveau s'engage dans des chaînes de pensées
cohérentes. Il s'agit de ce que l'on appelle
généralement la voix intérieure
ou "inner voice". Selon eux,
les pensées un tant soit peu complexes nécessitent
d'être traduites en langage intérieur (à
travers en principe l'aire de Broca) pour prendre forme.
D'autres jugent que cela n'est pas nécessaire.
Au contraire ce processus de pré-verbalisation
pourrait être nuisible. Le langage impose des
contraintes indispensables à la communication
sociale mais qui peuvent stériliser les pensées
faisant une large part à l'imagination et aux
associations sensorielles, ainsi qu'à la réactivité
en temps réel. Penser en langage intérieur,
avant de parler ou d'écrire en langage "extérieur",
autrement dit communicable aux autres, pourrait alors
caractériser une personne dont l'esprit manquerait
de vivacité.
L'auteur
de cet article, pour sa part, croit pouvoir observer
qu'avant de formuler une phrase destinée à
un interlocuteur, il ne fait généralement
pas appel à une première phrase formulée
en langage intérieur, pouvant lui servir de prototype.
Il découvre et adapte sa phrase au fur et à
mesure qu'il la formule verbalement. Il n'en est pas
de même d'ailleurs dans l'expression écrite,
qui demande sans doute plus de mise au point avant d'être
traduite sur le clavier de l'ordinateur.
Concernant
la génération du langage parlé,
nous pouvons rappeler une observation que font sans
doute beaucoup de sujet. En sortant d'un rêve,
ils peuvent se retrouver l'esprit occupé par
une phrase produite par leur cerveau pendant le sommeil.
Il s'agit même parfois d'une phrase exprimée
dans une langue étrangère, tel que pratiquée
par le sujet. Le vocabulaire et la syntaxe en sont généralement
corrects. Malheureusement, quelle qu'en soit la langue,
de telles phrases apparaissent vides de sens utilisable
(sauf peut-être par un psychologue). Il s'agit
rarement de la solution à un problème
important que se posait le sujet avant de s'endormir.
N'est pas Poincaré qui veut.
Quoi
qu'il en soit, si le sujet veut communiquer le contenu
de sa pensée, que ce soit par le langage parlé
ou par le langage écrit, son cerveau reprend
les contenus sémantiques et les contenus de langage
élaborés dans les deux aires précitées,
afin de les transformer en ordres destinés aux
cortex moteurs. Il s'agit du cortex moteur facial commandant
les gestes de la parole ou des cortex moteurs musculo-squelettiques
commandant les gestes de l'écriture, manuelle
ou via un terminal d'ordinateur.
Lire
les pensées
L'ensemble
de ces processus était connu depuis déjà
un certain temps. Pourquoi la question retrouve-t-elle
aujourd'hui une grande actualité, comme le montre
un article récent de Duncan Graham Rove dans
le NewScientist? (voir Mind Readers http://www.newscientist.com/article/mg21028141.600-mind-readers-eavesdropping-on-your-inner-voice.html
) ? Parce que des techniques en amélioration
constante permettent aujourd'hui d'identifier dans le
cerveau, de plus en plus en amont, les ondes cérébrales
correspondant à la génération sinon
des pensées, du moins d'un certain nombre de
phonèmes ou de mots correspondant à la
construction de ces pensées.
Le
thème est porteur d'espoir, notamment pour les
personnes paralysées motrices ou atteintes de
destruction des aires du langage, pouvant aboutir au
" locked-in syndrome" dans lequel
un sujet peut penser mais ne peut communiquer sa pensée.
Mais ces travaux ont l'intérêt plus général
de renouveler les recherches sur la génération
du langage par le cerveau, dont nous venons de rappeler
quelques éléments. Elles peuvent à
juste titre susciter aussi des inquiétudes. A
supposer que les méthodes se perfectionnent,
n'ira-on pas mener des investigations dans les cerveaux
à l'insu ou contre la volonté des sujets
? Il faut s'en préoccuper.
Depuis
déjà quelques années, on savait,
chez des primates comme chez certains patients, capter
des intentions motrices pour diriger un curseur d'ordinateur.
Mais cette technique exige des implantations d'électrode
dans le cortex moteur. De plus les résultats
obtenus sont lents et très grossiers. Les électrodes
captent des ordres simples, vers la gauche ou la droite,
vers le haut ou le bas. Le sujet, d'après Duncan
Graham Rove, ne commande pas directement le curseur.
Il se borne à commander mentalement à
son corps tel ou tel mouvement simple que ce dernier
ne peut accomplir étant paralysé, déplacer
par exemple sa main à gauche ou à droite.
Aussi simple pourtant que soit le mouvement, il a fallu
identifier, chez le singe comme chez l'humain, les signaux
produits par le cerveau pour commander ce mouvement,
et leur associer des ordres compréhensibles par
l'ordinateur.
Ces
premières expériences datent du milieu
des années 1990. Nous en avons rendu compte ici.
Vers 2002, une technique permettant de saisir les impulsions
nerveuses plus en amont a été mise au
point. Il s'agit de capter les signaux nés à
la sortie des aires responsables du langage, avant qu'ils
n'atteignent les cortex moteurs. Si je pense "lion"
et si des capteurs transmettent les informations
correspondantes à un ordinateur, on verra directement
ce concept apparaître à l'écran
ou commander un synthétiseur de langage.
La
technique permettant cette performance est dite "ECoG"ou
"electrocorticographie". Mais à
nouveau elle requiert l'implantation d'électrodes
non pas il est vrai dans les aires très sensibles
de la génération du langage, mais seulement
sous la voûte crânienne. Elle impose cependant
d'ouvrir celle-ci et n'a donc jusqu'ici été
pratiquée que chez des patients épileptiques
volontaires. Quant aux animaux, il ne semble pas que
des recherches correspondantes aient encore été
menées, sans doute parce que, dans un premier
temps, il aurait fallu identifier un minimum d'éléments
sémantiques ou producteurs de sons spécifiques
de leurs échanges langagiers.
Concernant
les humains, Bradley Greger(1),
assistant professeur à l'Université d'Utah,
a réussi à identifier les signaux électriques
correspondant à la production de certains contenus
sémantiques liés à la production
de mots du langage courant (oui, non, bonjour...).
Il a placé pour cela des électrodes au
dessus à la fois de l'aire de Wernicke et du
cortex moteur facial. Il a donc pu remonter de ce fait
en amont du cortex moteur, vers le cerveau langagier
proprement dit. Mais la démarche oblige à
construire le dictionnaire correspondant aux concepts
utilisés par chaque sujet, ce qui deviendrait
vite une tâche impossible
De
nouveaux développements se proposent d'explorer,
en aval de l'aire de Wernicke mais toujours en amont
du cortex moteur facial, l'activité de l'aire
de Broca. En ce cas, il faudra identifier et construire
le dictionnaire des signaux correspondants aux quelques
40 phonèmes utilisés par le langage courant(2).
Traduire les messages correspondants en informations
utilisables par un ordinateur capable de synthèse
vocale, résoudrait une partie de la difficulté.
Des
recherches en EcoG ont été à cette
fin conduites par le Dr. Eric Leuthard de l'Ecole universitaire
de médecine de St Louis. Il a détecté
chez 4 sujets les signaux correspondants à la
production d'un certain nombre de phonèmes dans
les aires du langage (aires de Wernicke et de Broca).
Ces signaux étaient identiques à ceux
détectés dans le cortex moteur, que les
sujets se bornent à prononcer ces phonèmes
dans le cadre d'un langage intérieur précurseur
de l'expression verbale ou qu'ils les prononcent à
haute voix. Par contre, si les sujets se bornaient à
imaginer ces phonèmes sans l'intention de les
introduire dans le langage parlé, les signaux
n'étaient pas les mêmes(3).
Ces
observations redonnent du poids à l'importance
attribuée au langage intérieur dans la
fonction de production du langage. Les pensées
par lequel le cerveau traduit son interaction avec son
environnement s'expriment d'abord par ce langage intérieur,
avant de faire appel au langage parlé. Pouvoir
capter les signaux correspondants et les faire s'exprimer
à travers une commande d'ordinateur permettra
donc, sinon de lire à proprement parler des pensées
complexes, du moins de suppléer à certaines
déficiences des cortex moteurs, ceux qui produisent
la parole mais aussi sans doute ceux qui produisent
d'autres formes de langages symboliques, notamment des
mimiques ou gestes(4).
Les
recherches susceptibles d'être greffées
sur ces premiers résultats sont très nombreuses.
Il faudra d'abord essayer de capter les signaux émis
par le cerveau en développant des techniques
moins invasives que ne le sont les greffes intra-crâniennes.
On pourra aussi rechercher si les signaux produits en
conséquence d'informations sensorielles identiques
(apercevoir un lion sur son lit) diffèrent ou
non selon les cultures et les capacités linguistiques
des sujets. Enfin, comme nous l'avons indiqué,
il sera utile d'étudier, au delà d'expériences
sur les singes, la façon dont les cerveaux de
diverses espèces animales dotées de langages
symboliques produisent et traitent les signaux précurseurs
de l'expression langagière. Peut-être sera-t-il
alors possible, là aussi, de « lire »
le contenu de leurs esprits ou de communiquer avec eux
par une forme de télépathie.
Ajoutons
que dans la construction d'une conscience artificielle,
les éléments obtenus par l'électrocorticographie,
bien que non directement transposables, pourront fournir
d'utiles indications. Voir dans ce numéro http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2011/119/conscienceartificielle.pdf
Pour
en savoir plus
(1). Bradley Gregerhttp://www.bioen.utah.edu/directory/profile.php?userID=292
(2). Cerebral cortex, vol 19,
p. 2156
(3). Journal of Neural Engineering,
vol 7, p 056007
(4) Voir The computer that can read
minds has been created http://www.gev.com/2011/04/the-computer-that-can-read-minds-has-been-created/