Sciences,
technologies et politiques
L'IA pour rendre les opinions
publiques mieux transparentes à elles-mêmes
Jean-Paul Baquiast et Christophe Jacquemin - 17/02/2011
Lors
de l'audition au Sénat des Etats-Unis le 16
février 2011 des chefs des services de renseignement
(SR) américain sur le thème de la performance
de ces mêmes SR à prévoir l'évolution
politique récente au Maghreb et au Moyen Orient,
ces derniers ont reconnu leur ignorance, autrement
dit leur impuissance à prévoir.
Ceci
n'a pas été faute de rapports. Selon
le directeur du Renseignement national James Clapper,
la CIA a produit 450 rapports en 2010 présentant
et discutant des facteurs de risques dans la région.
Depuis décembre 2010, la U.S. intelligence
community aurait produit la somme faramineuse
de 15.000 rapports présentant les thèmes
de discussions repérés dans les médias
et sur les sites web officiels. L'argument présenté
pour excuser la cécité des services
est qu'aucun de ces rapports ne pouvait envisager
les facteurs prétendus déclenchants
des révoltes tunisienne et égyptienne,
à commencer par le suicide d'un jeune vendeur
de fruits tunisien.
«Mais
ne pouviez-vous regarder de plus près ce qui
se colportait sur Facebook, Twitter et You Tube?»
a demandé la présidente de la Commission.
Ces réseaux sociaux annonçaient des
changements en profondeur dans la société,
sans lesquels un élément déclencheur
comme le suicide du marchand de fruit n'aurait pu
avoir lieu ou n'aurait pas, s'il s'était pourtant
produit, entraîné les conséquences
politiques que l'on sait.
"Impossible"
ont répondu en choeur James Clapper et Leon
Panetta, lui-même directeur de la CIA. Ils ont
mentionné les 600 millions dutilisateurs
de Facebook, les 190 millions dutilisateurs
de Twitter, les 35.000 heures de vidéo que
YouTube télécharge chaque jour. Comment
identifier les données pertinentes intéressant
la Tunisie et le Moyen Orient dans ce déferlement
? Ceci d'autant plus, ont-ils affirmé en forme
d'excuse (ce que la Commission semble avoir eu du
mal à admettre), qu'il restait nécessaire
de mener la lutte contre Al Qaida et de préserver
les intérêts économiques américains.
Cécité
technologique
Il
est curieux dans cette affaire de constater que le
système de pouvoirs américain, réputé
pour sa compétence technologique et les moyens
dont il dispose, n'avait pas compris à temps
qu'il perdait pied, face précisément
à cette technologie qu'il avait contribué
à répandre dans le monde entier. Plutôt
qu'accumuler des milliers de rapports sur des thèmes
verbeux et des événements anodins, pourquoi
n'avait-il pas, depuis plusieurs années d'ailleurs,
demandé aux experts américains de l'intelligence
artificielle de mettre au point des systèmes
d'expertise automatique des contenus des Facebook
et autres Twitter ?
Cette
question ne devrait pas d'ailleurs être posée
à la seule Amérique. Elle nous concerne
tous. Elle concerne le degré d'expertise que
nous devrions en tant que citoyens apporter à
l'analyse politique de notre situation intérieure.
Les gouvernements, partis et syndicats dépensent
des sommes importantes en sondages d'opinion de formule
traditionnelle. Pourtant nul n'ignore que les sondés
fournissent généralement aux enquêteurs
les réponses que ceux-ci attendent.
Dans
le même temps se trouvent sur les réseaux
publics (blogs, sites internet, réactions en
ligne aux articles de presse, réseaux sociaux)
des millions de données pertinentes qui permettraient
d'analyser les courants de l'opinion publique, tant
dans ses variations instantanées que dans ses
évolutions profondes.
Ces
données seraient d'autant plus indispensables
à connaître qu'elles ne se limitent pas
à refléter l'état de l'opinion.
Elles contribuent à la former en temps réel
et à la transformer de ce fait en action politique.
Si des milliers de personnes écrivent au même
moment sur un support en ligne que selon elles la
ministre des Affaires Etrangères devrait abandonner
le Quai d'Orsay, il ne s'agit plus d'opinions isolées
mais de faits performatifs. L'action devient presque
aussi efficace, mais sous une autre forme, à
ce que ces personnes pourraient faire en organisant
un sit-in devant le ministère, jusqu'à
ce que la ministre décide de s'en aller.
Il
faut donc se persuader, avec le minimum de fibre technologique
induit par l'époque, que l'information, notamment
celle véhiculée par les échanges
d'opinion sur Internet, n'est pas seulement le miroir
des événements, mais la cause génératrice
de ces événements.
Cela
a toujours été le cas, qu'il s'agisse
des articles de la presse traditionnelle ou des échanges
de Café du commerce. Mais aujourd'hui le phénomène
a pris un caractère si massif qu'il exige des
outils nouveaux de grande puissance pour être
analysé. De tels outils sont parfaitement concevables.
Répétons seulement que leur utilisation
ne devrait pas être réservée aux
seuls services de renseignement, mais ouverte à
tous les acteurs politiques, y compris les citoyens
eux-mêmes.
Pour
cela la communauté des spécialistes
du logiciel libre réparti pourrait très
bien définir des outils d'Intelligence artificielle
utilisables facilement, permettant aux observateurs
politiques de terrain de mieux comprendre l'évolution
des opinions dont ils font partie. Pourquoi ne pas
créer un groupe de travail ? L'objectif ne
serait pas évident à atteindre, mais
pas hors de portée des esprits qui nous lisent.
A
supposer que ces outils puissent être mis au
point, on dira que les citoyens s'enfermeront dans
la contemplation narcissique des variations de leurs
états d'âme. Nous pensons que ce serait
peu probable. Le monde devient si empli d'imprévus,
si générateur de risques, que les citoyens
auront pour principale priorité de faire connaître
leurs propres besoins, réactions et désirs.
Ce
sera seulement dans un second temps qu'ils prendront
le temps de s'interroger afin de savoir si le corps
de connaissances résultant de la synthèse
qui en sera faite quotidiennement par le système
d'analyse des opinions en ligne envisagé ici
pourrait ou non s'inscrire dans des programmes politiques
ou économiques à long terme.
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