Sciences,
technologies et politique. Quels printemps
pour les peuples européens?
par Jean-Paul Baquiast et Christophe Jacquemin - 12/02/2011
Nous avions fait l'hypothèse, dans notre éditorial
du 11/02/2011 « Le printemps
des peuples » que l'exemple des révolutions
tunisienne et égyptienne allait peut-être
inspirer certains peuples du monde jusqu'ici privés
de liberté politique et de droits civiques par
des gouvernements autoritaires. Ceci ne résoudrait
pas nécessairement leurs difficultés économiques
mais y contribuerait. La démocratie rendrait
plus difficile la confiscation et le gaspillage des
ressources nationales par les cercles du pouvoir. Les
citoyens rendus plus autonomes pourraient mieux participer
à la création de richesses collectives.
Plus généralement, ceux qui sont situées
au bas des échelles sociales auraient davantage
de moyens pour se faire entendre. On comprend que de
telles perspectives, pour des populations qui ne disposent
d'aucun de ces avantages, considérés comme
allant de soi dans les démocraties européennes,
génèrent un grand enthousiasme collectif.
Mais
nous nous demandions quel type de révolution
serait susceptible de générer de l'enthousiasme
collectif parmi les populations européennes,
puisque celles-ci, globalement, bénéficient
depuis quelques décennies des libertés
civiques dont sont privées les citoyens vivant
dans des dictatures. Or les Européens, à
écouter ceux qui parlent en leur nom, font valoir
nombre de sujets de mécontentements. Beaucoup
de ceux-ci ne sont pas tels qu'ils les pousseraient
à descendre dans les rues pour provoquer une
révolution à l'égyptienne. Ils
sont cependant assez nombreux et importants pour inspirer
ce que l'on pourrait nommer de façon sommaire
un véritable «rejet du Système».
On peut donc penser que si des forces révolutionnaires
hypothétiques proposaient, non des aménagements
de façade, mais de véritables mutations
dans le Système politique et économique
global, elles pourraient susciter un grand enthousiasme
populaire.
Encore
faudrait-il que ces propositions ne soient pas utopiques.
Les citoyens européens sont suffisamment avertis
des contraintes globales pesant sur l'humanité
pour ne pas soutenir de programmes proposant par exemple
le développement continu de la consommation,
la diminution radicale du temps de travail productif
ou une égalité absolue entre régions
et couches sociales. En simplifiant beaucoup, nous pourrions
dire que la revendication la plus susceptible de rassembler
les populations européennes concernerait le travail.
Il s'agirait d'abord du droit au travail pour tous,
autrement dit le refus du chômage en train de
devenir une véritable plaie, même en Europe.
Il s'agirait ensuite, à l'intérieur de
chacune des professions, qu'il s'agisse du secteur public
ou du secteur privé, de la conquête d'une
plus grande autonomie à l'égard des hiérarchies,
des réglementations et plus généralement
des contraintes imposées par un ordre économique
libéral ou néo-libéral devenu dominant
en Europe, dont les inconvénients apparaissent
bien supérieurs aux avantages.
Du temps où les oppositions de gauche s'inspiraient
d'un marxisme théorique, le remède proposé
aux dysfonctionnement des régimes capitalistes
consistait à remplacer les «patrons»
par l'Etat ou par des entreprises publiques assurant
une répartition dite tripartite du pouvoir entre
les cadres, les personnels et les usagers. Ceci n'a
pas donné que de mauvais résultat, puisqu'on
doit à une telle politique, en France, ce qui
distingue encore notre pays de ses voisins plus libéraux:
les services publics de l'énergie et des transports,
le secteur santé-social, un certain nombre de
grandes entreprises industrielles où l'Etat a
conservé une certaine participation,. Bien sûr,
tout ceci est actuellement détruit systématiquement
par le capitalisme financier soutenu par un gouvernement
acquis à sa cause. Mais l'on pourrait envisager
qu'une « révolution » adaptée
aux exigences du temps présent propose d'y revenir.
Ceci
cependant ne serait pas suffisant. La financiarisation
systématique de l'économie, donnant priorité
aux profits spéculatifs sur la production de
biens et services relevant de l'économie dite
réelle, a mis en place au niveau mondial un système
d'appropriation des résultats du travail au profit
de nouveaux pouvoirs bien plus exploiteurs que les anciens
chefs d'entreprises. Les crises économiques récentes
les ont mis en évidence. Il s'agit des industries
financières, banques, assurances, gestionnaires
de marchés spéculatifs. Il s'agit aussi
des gouvernements et des classes sociales supérieures
qui, dans le monde entier, sans exception, se sont associés
aux responsables de ces organismes pour mettre en commun
les moyens civils, réglementaires et le cas échéant
militaires permettant de s'imposer à des populations
sans défense.
Les
pays dits développés, comme les pays émergents
ou ceux qui sont encore sous-développés,
n'échappent pas à cette nouvelle tyrannie.
Les Européens, si aujourd'hui ils voulaient renverser
les dictateurs qui les oppriment, ne devraient pas se
limiter à renverser les gouvernements détenteurs
du pouvoir politique. Ils devraient renverser parallèlement
les détenteurs du pouvoir économique et
social, en tout premier lieu les banques et les institutions
financières qui soutiennent la spéculation.
L'ennui est que celles-ci forment un réseau sans
faille au plan international. Vouloir réformer
l'un de ses représentants entraine la réaction
violente de l'ensemble des autres. De plus, les banques
et assurances répondent à un besoin indéniable,
celui de gérer et faire circuler les épargnes.
Elles se sont appuyées sur ces services pour
développer leurs activités spéculatives
et prédatrices. Il faudrait donc, dans la perspective
d'une « révolution » s'en
prenant au pouvoir financier, conserver, sous une forme
moins prédatrice, par exemple mutualisée,
les activités utiles de la banque, de l'assurance
et de la monnaie.
Est-ce
à dire qu'une révolution politique visant
à détruire les pouvoirs qui oppriment
les citoyens européens, notamment en les privant
de leur droit au travail et à la responsabilité
dans leur activité professionnelle, serait impossible.
Beaucoup de gens le pensent. Le monde est trop complexe,
l'Europe est imbriquée dans des luttes entre
blocs géopolitiques bien trop puissants. Il faut
se résigner à subir le chômage,
la dépersonnalisation de ce qui reste d'activités
productrices. Il faut accepter le luxe et le gaspillage
dont profite une petite minorité de dominants
se soutenant les uns les autres au plan international.
Pour notre part, nous ne le pensons pas. Mais pour s'en
convaincre, il est nécessaire de réfléchir
à la façon dont se feront les révolutions
à notre époque, qui est celle de l'Internet
et des réseaux interactifs, dits du web 2.0.
Des
cyber-activistes cognitifs
Le
monde va changer très vite sous l'influence de
l'évolution exponentielle des technologies de
l'information, de l'intelligence artificielle et de
la robotique autonome (voir notre présentation
du livre de Martin Ford, «The Lights in the Tunnel»,
bien informé de ces questions). Ceci entraînera
des conséquences profondes sur les processus
productifs et l'emploi, sur le contrôle imposé
aux populations mais aussi sur les modes d'action des
oppositions politiques et syndicales. Aucun pouvoir,
aussi tyrannique qu'il soit, ne pourra prétendre
les neutraliser. Dans les systèmes anthropotechniques
chaotiques en conflit qui sont ceux du monde global,
ces oppositions, que ce soit pour détruire ou
pour construire, s'exprimeront nécessairement
dans et par les réseaux. Mais quelle forme prendront-elles?
Les
révolutions tunisienne et égyptienne en
ont déjà donné une petite idée.
On doit se persuader qu'une population, même lorsqu'elle
est très opprimée, ne se révolte
pas spontanément. Il faut qu'apparaissent (qu'émergent)
des agitateurs. Ce furent les «encyclopédistes»
du Tiers Etat avant la révolution française
de 1789, les intellectuels anarchisants des révolutions
anti-czaristes avant 1917 ou les militants de la bourgeoisie
française « allant au peuple pour
l'éduquer » durant l'entre deux-guerre.
Aujourd'hui on commence à désigner de
tels agitateurs par le terme d' « activistes
cognitifs » ou, dans la mesure où
ils utiliseront massivement les ressources du web, de
cyber-activistes cognitifs.
Il
s'agit dans les pays pauvres de représentants
des classes moyennes fortement diplômes qui ne
trouvent pas leur place sur le marché du travail
et qui théorisent les changements sociaux souhaitables.
Mais au lieu de s'exprimer comme jadis par les voies
traditionnelles du militantisme et de la presse, ils
utilisent les réseaux interactifs. Ils s'en servent
non seulement pour préciser leurs propositions
mais pour les diffuser au sein des couches sociales
qui ne se révolteraient pas spontanément.
Les pouvoirs, aussi tyranniques qu'ils soient, peuvent
difficilement couper les réseaux et neutraliser
les serveurs, de plus en plus nombreux, même dans
les pays pauvres.
Ceci
dit, le terme de cyber-activisites cognitifs pourrait
aussi désigner, dans les pays développés,
les innombrables sources qui contestent sur Internet
les pouvoirs établis et proposent des solutions
alternatives. Tout le bouillonnement en résultant
ne s'est pas encore concrétisé par des
programmes politiques susceptibles de mobiliser les
électeurs ou susciter d'éventuelles manifestations
suivies, mais le mouvement est en marche.
Dans
les pays développés cependant, tels les
pays européens, les cyber-activistes cognitifs
devront pour toucher les foules dépasser le niveau
de l'opposition primaire. Nous avons vu que les problèmes
à résoudre sont extrêmement compliqués.
Aucune solution ne peut s'imposer dans susciter d'innombrables
débats. L'ignorance, l'intolérance, spontanées
ou entretenues, des citoyens, sont considérables.
Pour que les opinions se motivent en profondeur, soit
en vue d'une expression par la voie de la démocratie
représentative, soit à défaut dans
la rue ou sous d'autres formes non prévues par
les institutions, un travail de formation, de construction
et de dialogue en profondeur s'impose. Pour cela, il
ne suffira pas de prise de paroles sur les blogs et
moins encore d'affirmations abruptes lancées
sur twitter. Même des articles s'efforçant
à la pédagogie comme le présent
texte ne suffiront pas.
Nous
pensons que les cyber-activistes cognitifs visant à
faire évoluer en profondeur les sociétés
européennes, dans le sens d'une véritable
révolution citoyenne, devront s'impliquer de
deux façons supposant un engagement total. Ce
travail devra être fait en priorité au
sein des partis et des organisations syndicales, pour
les pousser à évoluer. Mais il se fera
aussi et surtout dans les nombreuses associations concrètes
ou virtuelles regroupant les militants.
La
première et la plus importante des actions consistera
à expérimenter des modes de production
ou de distribution utilisant les nouvelles technologies
pour changer en profondeur les activités économiques.
Il s'agira d'enlever du pouvoir aux formes concentrées
d'exploitation soumises aux intérêts financiers
mondialisés pour le redonner à des producteurs
locaux mutualisés. Cela concernera l'agriculture,
les diverses formes de production industrielles ou artisanales
relocalisables, la banque et l'assurance mutualistes.
Mais il s'agira aussi de repenser les activités
de service, y compris celles relevant de la sphère
publique. Ceux qui auront les moyens ou le courage de
se lancer dans de telles expériences devront
utiliser systématiquement les ressources de l'internet
pour faire connaitre et discuter leurs objectifs et
leurs résultats. S'ils ne le font pas, ils ne
pèseront pas face aux multinationales et aux
politiques publiques qui sont à leur service.
Le
second mode d'action, plus ludique et facile en apparence,
consistera à utiliser les ressources de l'intelligence
artificielle et de la gestion des connaissances en ligne
pour intéresser les citoyens de la base à
la façon dont des réformes, voire des
révolutions, pourraient améliorer leur
condition de travailleur et de consommateur de produits
culturels. On sait qu'aujourd'hui, les personnes même
les plus défavorisées consacrent beaucoup
de leur temps à des émissions de télévision
qui sont des machines à décerveler et
à soumettre. Il faudrait que des cyber-activistes
cognitifs de plus en plus nombreux proposent des produits
(par exemple sur le mode des jeux vidéos) capables
de rendre concrets les enjeux et les modes d'organisation
d'une société européenne devenue
en profondeur digne des valeurs qu'elle prétend
incarner.
De
telles propositions, faites rapidement comme c'est le
cas du présent article, resteront sans doute
incompréhensibles à beaucoup. Mais nous
sommes persuadés que certains cyber-activistes
cognitifs européens, ceux que nous pourrions
qualifier de citoyens, ont déjà réfléchi
à la façon de les concrétiser.
Bien mieux, ils le font déjà mais ils
n'ont pas fait assez d'efforts pour se faire connaitre
à l'échelle européenne, compte
tenu des différences de langage et de culture
propres à ce continent qui en sont par ailleurs
la richesse.