Sciences
politiques
Un nouveau monde
arabe ?
Jean-Paul Baquiast 25/02/2011

L'expression
de monde arabe est traditionnelle, bien qu'utilisée
dans des sens différents. Convenons ici qu'elle
désigne un ensemble de pays regroupant environ
450 millions de personnes (selon les périmètres
retenus). Ces pays s'étendent du Nord de l'Afrique
à la péninsule Arabique et au Proche-Orient.
On considère qu'ils partagent une culture arabe
dominante, comportant de nombreuses variantes locales.
Elle est caractérisée par la langue
arabe dominante, par l'islam religion dominante et
jusqu'à ces derniers temps, par un minimum
de cohésion politique sexprimant notamment
dans l'appartenance à la Ligue arabe et à
certaines positons communes notamment à l'ONU.
Le
fait que la religion musulmane soit répandue
dans de nombreux autres pays du Proche et du Moyen
orient, notamment la Turquie, lIran, le Pakistan,
lAfghanistan et les Etats du Caucase, ne permet
pas de les considérer comme appartenant au
monde arabe proprement dit. Cependant la proximité
géographique et la généralisation
des échanges d'informations à travers
les réseaux favoriseront des influences croisées
de toutes sortes, dont il sera difficile de suivre
en temps réel et moins encore de prédire
les effets.
Aujourdhui,
la chute dun certain nombre de régimes
autoritaires, susceptible de sétendre
à lensemble des pays, ouvre une ère
de grandes incertitudes. Il est facile de pronostiquer
la généralisation de troubles plus ou
moins graves résultant notamment de lexacerbation
des nombreuses divisions que nous évoquons
ci-dessous (voir « Les divisions du monde
arabe »). Mais, dans une approche un peu
plus optimiste, on pourrait considérer les
facteurs de type systémique poussant à
la mise en place dun monde arabe évoluant
pacifiquement, sans perdre ses spécificités,
pour devenir un acteur actif dans lévolution
du monde multipolaire. Pour lUnion européenne,
il y aurait un grand intérêt à
ce que cette évolution se fasse en synergie
avec la sienne.
Le
pan-arabisme
D'une façon générale, on peut
prévoir que se généralisera un
pan-arabisme politique et culturel qui tout naturellement,
devrait être le pendant au mouvement pan-européen
institutionnalisé depuis longtemps. Ce pan-arabisme,
s'il se développe, sera représenté
par les dizaines de millions de jeunes des classes
moyennes éduquées regroupés autour
d'Internet. Il devra, sans pouvoir les supprimer par
un coup de baguette magique, transcender les profondes
différences qui ont toujours marqué
le monde arabe, rappelées ci-dessous.
Ce
panarabisme comportera une dimension philosophico-religieuse
importante, du fait de la profonde pénétration
de l'islam traditionnel dans les couches populaires.
Mais rien n'oblige à considérer que
les nouvelles élites reprendraient à
leur compte des mots d'ordre radicaux, de type salafiste,
prétendant mener la guerre aux mécréants,
c'est-à-dire au reste du monde. Il n'est même
pas certain que la majorité des musulmans du
monde arabe voudront contribuer à la réalisation
du rêve moyen-âgeux de l'Oumma, communauté
mythique regroupant tous les musulmans du monde, correspondant
à une « Chrétienté »
elle-même mythique n'intéressant plus
que des intégristes romains.
Il
est indéniable cependant que ce panarabisme
ne sera pas d'emblée amical à l'égard
de l'Europe. Il sera de fait cependant influencé
par les valeurs de celle-ci. Il appartiendra aux Européens
de faire en sorte qu'il ne lui devienne pas hostile.
Ils devront convaincre les Arabes, par un dialogue
ouvert, du caractère positif que comportent
les valeurs européennes, notamment en termes
de droits des citoyens, droits des femmes et séparation
de la religion et de l'Etat.
Ce
faisant les Européens devront détacher
leur action de celle des Etats-Unis, auxquels ils
se sont depuis trop longtemps assimilés à
l'intérieur du concept ravageur d'Occident.
Les Etats-Unis, en dépit de l'accueil sympathique
fait par Obama aux révolutions arabes, ne vont
pas abandonner leur emprise politique et militaire
sur le Moyen-Orient. Celui-ci recèle des richesses
pétrolières et comporte des voies d'exportation
du pétrole que les Etats-unis sous l'influence
de leurs lobbies politico-industriels continuent à
considérer comme vitaux pour leur survie. Mais
l'Amérique n'a plus guère les moyens,
sauf à déclencher une guerre nucléaire,
de continuer à s'opposer à la revendication
de peuples qui voudraient, par exemple, nationaliser
à leur profit et non à celui des oligarchies
les gisements pétroliers.
Face
à la véritable malédiction qu'a
toujours représenté pour les peuples
arabes la présence de pétrole dans leur
sous-sol (voir ci-dessous « La malédiction
du pétrole ») on pourrait très
bien concevoir que l'Europe pousse à la nationalisation
du pétrole par de futurs gouvernements démocratiques
arabes. Cela ne signifierait pas nécessairement
que ses compagnies pétrolières soient
interdites d'opérer dans la zone. On retrouverait
seulement une solution plus ou moins à l'oeuvre
dans d'autres parties du monde, où les bénéfices
pétroliers peuvent en principe contribuer à
résoudre les difficultés économiques
de pays manquant par ailleurs de ressources naturelles.
Mais dans le cas d'ne nationalisation, les Etats arabes
concernés devraient se préparer à
affronter des mesures de rétorsion américaine
pouvant être extrêmement dangereuses.
Restera
posée la question d'Israël. Si d'une part
les gouvernements arabes voisins endossaient le rêve
inacceptable de rayer Israël de la carte, si
d'autre part ce dernier continuait à s'enfermer
dans des attitudes inutilement provocantes, sans jouer
la carte du dialogue démocratique, les relations
du futur monde arabe et de l'Europe deviendraient
très difficiles. Les historiens pourraient
s'étonner de voir en ce cas comment la présence
de quelques millions d'humains, les Israéliens,
avait pu dresser l'un contre l'autre deux blocs de
plusieurs centaines de millions d'autres humains,
c'est-à-dire ceux peuplant l'Europe et le monde
arabe.
La
encore nous pensons que l'Europe devrait sans tarder
découpler son action de celle des Etats-Unis.
Ce serait dorénavant à elle de réinitialiser
le « processus de paix », en
faisant clairement comprendre aux partenaires/adversaires
que s'ils continuaient à refuser toute coexistence
pacifique, ils pourraient encourir de sa part des
sanctions de toutes natures, y compris militaires.
Notes
1.
Les divisions du monde arabe
Jusquaux
évènements enclenchés depuis
quelques semaines par les révolutions en Tunisie
et en Egypte, le monde arabe se caractérisait
en termes politiques par ses divisions:
- divisions entre pays du Maghreb très proches
à différents titres de lEurope
et pays du Proche et du Moyen Orient très largement
conditionnés d'une part par la présence
du pétrole et d'autre part par la relation
avec Israël et linfluence américaine
sétant positionnée en soutien
de ce dernier pays.
- multiples divisions dites tribales, à lintérieur
de chacun des pays et au sein du monde arabe dans
son ensemble. A celles-ci se superpose dans certains
pays une division historique entre musulmans chiites
et musulmans sunnites, qui peut dans certains cas,
comme actuellement en Irak, conduire à de situations
de pré-guerre civiles.
- divisions entre minorités oligarchiques au
pouvoir et classes sociales traditionnelles vivant
à la limite de la pauvreté et subissant
toutes les contraintes des crises économiques
et climatiques.
- présence dans certains pays de minorités
actives non arabes et non musulmanes, luttant pour
leur survie.
- divisions entre pays disposant et ne disposant pas
de la richesse du pétrole. Ces derniers bénéficient
dun appui vigilant des Etats-Unis et de lEurope.
Les autres affrontent des difficultés économiques
considérables, dues au manque de ressources
naturelles et à une démographie en expansion.
- divisions entre pays ayant limité lemprise
politique de lIslam et pays se considérant
comme des théocraties et soutenant officiellement
et en sous-main lislamisme radical, sinon les
mouvements terroristes. Cest le cas en particulier
de lArabie saoudite sunnite et de lIran
chiite.
- divisions entre pays disposant dun minimum
de vie publique et de démocratie et pays à
gouvernements autoritaires voire dictatoriaux.
Pour
les Etats-Unis et pour les pays européens,
ces divisions étaient un atout dont ils jouaient
pour éviter de se confronter directement à
un monde arabe qui uni aurait été selon
les cas soit un partenaire soit un adversaire incontournable.
Elles fournissaient un prétexte pour ne pas
voir les inégalités sociales grandissantes,
limpasse économique de tous les pays
ne disposant pas de la ressource pétrolière,
le lent développement dune conscience
commune dappartenance contradictoirement représentée
à la fois par un islam en plein expansion et
par une culture démocratique véhiculée
par le développement des réseaux sociaux
sur Internet.
La
lutte contre le terrorisme officiellement menée
par les régimes autoritaires était pour
ces derniers un argument majeur permettant de se faire
pardonner par lOccident leurs abus divers. En
fait, comme on la vu depuis, lislamisme
radical et les formes terroristes militantes quil
pouvait prendre avaient tout à gagner du manque
de démocratie dont souffraient notamment les
jeunes des classes moyennes.
2.
La malédiction du pétrole
On
pourrait considérer que la présence
de zones dexploitation et de réserves
pétrolières considérables, ainsi
que le contrôle des voies maritimes dexportation
du pétrole, pourraient être pour le monde
arabe une ressources géostratégique
durable. En fait, il s'est agi jusqu'à présent
dune véritable malédiction. Plus
encore que dans dautres pays, le Nigéria,
le Brésil ou la Russie, le pétrole a
empêché lessor dune économie
fondée sur lexploitation des ressources
traditionnelles et le développement de nouvelles
technologies. Il a justifié limplantation
durable du capitalisme international et lemprise
militaire et diplomatique laccompagnant. Il
a financé dans les pays du Golfe le développement
dinvestissements de pacotille justifiant limportation
dune main duvre misérable
et la mise en place de maffias profondément
corruptrices.
Le
chroniqueur américain Thomas Friedman a récemment
dénoncé dans un article très
remarqué la complaisance de l'Amérique
(comme de l'Europe et de l'Asie) à l'égard
des régimes de l'Opep. Le discours de l'Occident
était: « tant que vous maintenez
la pompe à essence ouverte, vous pouvez faire
tout ce que vous voulez par ailleurs »
(voir http://www.nytimes.com/2011/02/23/opinion/23friedman.html?_r=1
). Thomas Friedman fait à juste titre de ce
néo-colonialisme de l'Amérique (de l'Occident)
le principal responsable du décrochage du monde
arabe. Rappelons que l'invasion de l'Irak dont tant
de catastrophes ont découlé a été
décidée sous la pression des lobbies
pétroliers américains. Dans une certaine
mesure, on peut considérer que le phénomène
Ben Ladden a été inventé par
eux pour servir de prétexte au renforcement
de leur main-mise sur la zone.
Si
le pétrole était géré
pour le bien commun des pays arabes et non pour lintérêt
des seuls gouvernements de lOpep, il pourrait
représenter un facteur utile denrichissement
global - encore que son pouvoir corrupteur risquerait
de sétendre à tous les pays, comme
le montre lexemple de lAlgérie
actuelle dont seule une oligarchie profite des revenus
pétroliers. Mais pour que cette mutualisation
se réalise, il faudrait que se mettre en place
uns véritable fédération des
Etats arabes. La perspective parait lointaine, mais
on peut la croire inévitable, sous la pression
des Etats pauvres qui refuseront de voir une infime
minorité de riches bénéficier
seuls des ressources pétrolières.
3.
Le rôle de lInternet
Tous
les observateurs ont souligné limportance
des réseaux interactifs sur le modèle
de lInternet. Ceux-ci, mieux encore que la télévision
qui restera toujours soumise, y compris en Europe,
aux pouvoirs oligarchiques, permettront lexpression
individuelle et collective de nouveaux militants ouverts
aux problèmes du monde et à la nécessité
du dialogue entre les peuples. On dira que nous exprimons
là une vue optimiste à propos de ces
technologies, qui peuvent aussi être des facteurs
de contrôle et de mise en tutelle. Lexemple
des Etats-Unis et de lEurope montre que lOccident,
en ce domaine, a beaucoup de révolutions encore
à accomplir pour quInternet, le téléphone
et les outils communiquants distribués deviennent
les supports dune véritable libération
des peuples. Mais on peut espérer que le mouvement
se fera néanmoins et que léducation
et la démocratie en profiteront largement,
y compris dans le monde arabe.
On
pourrait craindre que dans des pays majoritairement
de religion musulmane, vu le caractère conquérant
que revendique actuellement lislam, des intolérances
de type « salafiste » se propagent
par Internet bien plus vite que des comportement plus
ouverts et tolérants. Les femmes en seraient
le premières victimes, qui se verraient reléguées
à la situation traditionnelle de dépendance
qui est la leur au Moyen-Orient et dans de nombreux
pays non-arabes de lAfrique et de lAsie.
Le risque dune islamisation qui prendra la forme
de la réalisation de lOumma existe. Si
cette communauté se réalisait et prenait
une forme politique agressive, elle serait très
mal ressentie par les Etats européens se reconnaissant
dans la laïcité. Mais pourquoi, à
l'exemple de tous ceux qui par delà les frontières
politiques et les cultures, se rencontrent par Internet,
ne pas parier sur le meilleur plutôt que sur
le pire.
Dans
cet esprit, on pourra au delà de la réalisation
d'un nouveau monde arabe ouvert au dialogue démocratique,
parier sur la contagion de cet exemple au sein de
blocs politiques encore très fermés,
la Chine en tout premier lieu.
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