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The Lights in the Tunnel
Martin Ford
Acculant Publishing 2009
présentation
et discussion par Jean-Paul Baquiast - 08/02/2011
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Martin
Ford est un ingénieur informaticien
de la Silicon Valley. Il a écrit
ce livre après vingt-cinq ans d'expérience
professionnelle dans le domaine de la
conception de logiciels et de machines.
Il s'agit de son premier ouvrage, qui
semble avoir reçu aux Etats-Unis
un accueil réticent, sauf de la
part de quelques supporters enthousiastes.
Nous
pensons pour notre part que ce travail
fera date. Il mérite en tous cas
l'attention de nos lecteurs et le long
article que nous lui consacrons.
Pour
en savoir plus
Le
site du livre
http://www.thelightsinthetunnel.com/
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Martin
Ford se présente en 4e de couverture comme
le fondateur d'une firme technologique de la Silicon
Valley, disposant de vingt-cinq ans d'expérience
dans le domaine des ordinateurs et des logiciels.
Mais en lisant son livre, on se persuadera qu'il
est bien plus que cela. Nous dirions volontiers
de lui qu'il s'agit d'un nouveau John Maynard
Keynes. Il mérite ce compliment par sa
capacité à proposer des visions
critiques de la pensée politique et économique
de son temps, à se projeter dans l'avenir
et formuler en conséquence des propositions
que les esprits conservateurs trouveront révolutionnaires.
La
«vision du monde» qu'il nous propose
est simple à résumer. Il montre
que dans le cadre des lois du marché qui
se sont imposées au monde entier depuis
quelques années, le «libre»
développement capitalistique des sciences
et des technologies produira des sociétés
invivables, dominées par une étroite
minorité d'individus et d'entreprises ayant
monopolisé les ressources de la nature
et de la technique. Les technologies auront en
effet partout remplacé le travail humain.
Ces sociétés seront invivables parce
que les 70 à 80 % d'humains ayant perdu
leur place dans les cycles de production et transformés
au mieux en assistés, ne pourront que se
révolter contre les accapareurs du pouvoir
technologique et économique. Ceci d'autant
plus que la raréfaction prévisible
des ressources naturelles et l'aggravation des
crises climatiques réduiront encore leurs
capacités de survie.
Le
caractère paradoxal de Martin Ford est
qu'il ne cède pas à la facilité
d'écrire comme tant d'autres un nouveau
manifeste contre la science et la technique, proposant
comme si la chose était possible d'en revenir
à des modes de production et de consommation
du passé. Il ne conteste en rien les apports
des progrès techniques, dont d'ailleurs
les populations du monde entier se disent globalement
satisfaites. Il ne conteste pas davantage la concurrence
en soi, ni la recherche du profit par des entrepreneurs
privés, sans lesquelles n'apparaîtrait
pas selon lui de motivations à investir
dans les nouvelles technologies. Il se borne à
formuler une critique ancienne, remontant aux
« luddites » anglais qui
cassaient les métiers à filer mais
que l'on oublie de plus en plus dans le déval
technologique contemporain. Il s'agit du caractère
à terme insoutenable du remplacement du
travail humain par des machines: celles-ci ne
tueront pas seulement le travail, mais elles tueront
la consommation. Les salariés devenus chômeurs
n'auront plus les moyens d'acquérir les
biens produits par ces machines, même si
les coûts en sont fortement diminués.
On
a pu faire la même observation à
propos de la délocalisation. Les salariés
licenciés du fait de la délocalisation
de leur entreprise n'auront pas les moyens d'acquérir
les biens produits par l'entreprise délocalisée,
même si ces biens leur sont proposés
moitié moins cher qu'auparavant. Mais face
à la délocalisation, des remèdes
sont parfois envisagés: inventer des activités
non délocalisables, compter sur l'augmentation
des coûts du transport pour voir revenir
les ateliers partis dans les pays à bas
salaires... Face au « progrès
technologique », rien de tel selon
Martin Ford n'est à espérer. Ce
progrès frappera, si l'on peut dire, partout,
à tous les niveaux hiérarchiques
et de plus en plus sévèrement, générant
des sous-emplois ou non-emplois pouvant, sur la
longue durée, atteindre jusqu'à
70% des effectifs des individus de toutes qualifications
en état de travailler.
Pour
éviter les désastres ainsi diagnostiqués,
Martin Ford propose d'en revenir à la régulation
étatique, non pour freiner le développement
technologique et les pertes d'emploi en résultant,
mais pour ouvrir de nouvelles perspectives de
croissance sociale reposant sur un meilleur partage
des bénéfices de l'automatisation.
Sa démarche est intéressante, à
une époque où l'opinion publique
américaine se soulève de façon
d'ailleurs irrationnelle contre l'intervention
de l'Etat, le « big government ».
Mais les remèdes qu'il envisage sont-ils
réalistes ?
Notre
site Automates Intelligents ne pouvait rester
indifférent à ce débat, vu
l'importance que nous attachons à l'observation
des technologies et de leurs usages. Nous allons
donc examiner dans une première partie
la validité du diagnostic proposé
par Martin Ford puis dans une seconde partie celle
des solutions réparatrices qu'il recommande
d'adopter.
Premier
partie. Le diagnostic
Le
livre et la démarche qui le prolonge aujourd'hui,
notamment par des articles et un blog, reposent
sur une intuition ou plus exactement une conviction,
qui avait été aussi celle de Keynes:
un développement technologique exponentiel
est en cours. Il se poursuivra inexorablement
dans les années et décennies à
venir. Il détruira de plus en plus d'emplois,
non qualifiés comme qualifiés. Le
phénomène, du fait de la mondialisation,
touchera le monde entier. Il en résultera,
si rien n'est fait, non un progrès social
mais des crises en chaîne à l'issue
imprévisible. En France, il ne fait pas
de doute que les lecteurs de Martin Ford, s'il
s'en trouvent, le rangeront dans la catégorie
des prévisionnistes à la fois utopiques
et pessimistes. Autrement dit l'auteur sera déconsidéré
d'emblée. Pour les esprits forts à
la française, le prévisionniste
est quelqu'un qui, dès qu'il s'aventure
au-delà des mois à venir, risque
d'être démenti par un événement
qu'il n'aura pas envisagé. Soit. Mais ne
vaut-il pas mieux cependant disposer de prévisions
que d'observations au jour le jour ? Acceptons
donc de nous projeter dans le demi-siècle
ou le siècle à venir.
Martin
Ford sera considéré comme un prévisionniste
utopique dans la mesure où il reprend,
à quelques nuances près, le postulat
popularisé par Ray Kurzweil et le Singularity
Institute, celui du développement convergent
et surtout exponentiel des sciences et des techniques.
Est-ce une utopie? On peut, comme nous l'avions
fait nous-mêmes dans divers articles, objecter
que ce développement, au moment où
il s'accélérera au point de devenir
quasi exponentiel, se heurtera aux limites de
notre monde fini, notamment en termes de ressources
disponibles ou de tolérance du milieu naturel.
Où trouvera-t-on notamment les matières
premières (aujourd'hui on évoque
le cas du cuivre ou des « terres rares »),
nécessaires à la fabrication de
tant de machines? De plus des catastrophes pourront
survenir, guerres ou révolutions, provoquant
la disparition des laboratoires et des centres
de production. Mais sous ces réserves,
pourquoi ne pas postuler comme Martin Ford que
des découvertes aujourd'hui inattendues,
imprévisibles, viendront repousser les
limites du développement technologique,
au moins sur la durée du présent
siècle.
Reste
à déterminer si l'avenir ainsi prévu
sera heureux ou malheureux. Pour la plupart des
économistes et sociologues qui se rallient
à l'hypothèse du développement
exponentiel des sciences et des technologies,
l'humanité ne pourra qu'en bénéficier.
De nouvelles ressources devraient ainsi remplacer
celles aujourd'hui en voie d disparition. D'ici
à 2 100, la Terre devrait ainsi pouvoir
héberger 10 milliards de personnes disposant
de niveaux de vie convenables, sans que l'environnement
en soit complètement détruit. Or
pour Martin Ford, nous l'avons dit, un facteur
jusqu'ici peu évoqué interviendra
pour rendre impossible cette issue favorable.
Il s'agira du chômage généré
par l'automatisation.
Un
développement inexorable
Plutôt
que critiquer superficiellement la démarche
de Martin Ford, nos compatriotes auraient intérêt
à comprendre les arguments utilisés.
Il se trouve que l'auteur, contrairement à
la plupart sinon à la totalité des
économistes français, est parfaitement
informé de la croissance inexorable des
technologies de l'information, de l'intelligence
artificielle et de la robotique dite évolutionnaire.
Il les perçoit, à juste titre selon
nous, comme capables de se répandre d'une
façon automatique ou spontanée,
sur le mode viral, dans toutes les activités
sociétales et ce dans toutes les sociétés,
sociétés développées
d'abord mais aussi très vite sociétés
en voie de développement ou sous-développées.
On
pourrait qualifier cette vision de fantasmatique,
exploitant une vieille peur encouragée
par la science-fiction, d'une prise de pouvoir
par les machines. Mais lorsque Martin Ford évoque
l'intelligence artificielle et les robots, il
se borne à décrire les systèmes
qu'il voit se mettre en place dans des organisations
civiles et militaires de plus en plus automatisées.
Il ne s'agit pas pour lui de robots conscients
désireux de dominer les humains. Il s'agit
par contre de méthodes de production et
de contrôle décidées par des
chefs d'entreprise ou des stratèges militaires
afin d'éliminer le plus possible les intervenants
humains, compte tenu de leurs limites physiques
ou psychologiques mais aussi compte tenu de la
part aujourd'hui jugée excessive qu'ils
prennent dans les coûts de production. N'importe
quel responsable de grande surface le dira, des
systèmes robotisés de gestion des
étalages et des ventes coûtent cher
à l'installation, mais ces coûts
sont vite amortis s'ils permettent de se passer
des vendeuses et caissières. De même
des drones, bien que d'un pris élevé
à l'unité, sont plus économiques
pour intervenir au Pakistan que des forces spéciales.
Martin
Ford fait appel dans sa vision de l'évolution
du monde moderne à des facteurs explicatifs
très proches de ceux que nous avons nous-mêmes
évoqués en proposant le concept
de systèmes anthropotechniques, systèmes
associant symbiotiquement des humains et des technologies
et se développant spontanément,
dans une concurrence darwinienne impitoyable,
pour la conquête des ressources et du pouvoir.
Mais comme, malheureusement pour lui (!) , il
ne n'a pas lu notre livre (Cf. JP..Baquiast, « Le
paradoxe du Sapiens ») il reste très
terre à terre, sur le mode du pragmatisme
américain, dans la formulation de ses analyses
et de ses préconisations. Nous verrons
à la fin de cet article si nous pouvons
faire mieux que lui dans les conclusions à
retenir.
70%
de sans-emplois dans les trente ans
L'originalité
de Martin Ford ne découle pas du fait qu'il
prévoit un développement exponentiel
et quasi obligé des systèmes technologiques.
Elle tient aux conséquences néfastes
qu'il attribue à ce développement.
Contrairement aux «Singularistes»,
pour qui nous l'avons dit la Singularité
devrait être bénéfique pour
l'humanité, il invoque le côté
noir que l'opinion même avertie se
refuse à voir, la destruction des emplois
à laquelle nous faisions allusion. Il estime
que si l'automatisation des tâches productives
de toutes natures se poursuit sur le mode actuel,
clairement exponentiel, les sociétés
du monde entier, dans quelques décennies,
verront environ 70% de leurs activités,
dans tous les secteurs économiques sans
exception, réalisées par des machines
quasi autonomes. On savait depuis longtemps que
l'automatisation génère du chômage.
Mais on avait jusqu'ici prétendu que les
personnels licenciés retrouvaient de l'emploi
ailleurs. Pour Martin Ford, il s'agit d'une illusion
absolue.
Autrement
dit, si rien n'était fait, c'est-à-dire
si le système capitaliste libéral
en vigueur aux Etats-Unis comme pratiquement dans
le reste du monde n'était pas remplacé
par un autre paradigme politique, on verrait 70%
sinon plus de la main d'oeuvre actuelle, toutes
qualifications réunies, remplacés
par des processus automatisés. Non seulement
les populations correspondantes seraient condamnées
au chômage, mais ne disposant plus des revenus
de leurs anciennes activités professionnelles,
elles cesseraient de pouvoir consommer, c'est-à-dire
d'acquérir les produits des activités
automatisées, produits industriels comme
biens et services sociaux et intellectuels. De
leur côté, les populations des pays
pauvres actuellement sans emploi ou sous-employées
ne pourraient bénéficier de la demande
de biens de consommation provenant des pays développés
puisque les revenus soutenant ces consommations
seraient taries. Elles pourraient encore moins
prétendre à être embauchées
par les entreprises automatisées délocalisées
ou nationales qui n'auraient aucun besoin d'elles.
A
terme, les 30% de la population restant, constitués
des forces techno-capitalistes qui auront monopolisé
la mise en oeuvre des technologies émergentes
au sein des systèmes anthropotechniques
en pleine croissance exponentielle se retrouveront
isolées dans la forteresse de leur puissance.
Martin Ford n'emploie pas ces termes, mais on
pourrait évoquer le spectre d'une humanité
ayant divergé en deux branches: des post-humains
surpuissants face à des humains ou sous-humains
en proie à toutes les crises économiques,
sociales et environnementales imaginables. Il
attire l'attention par contre sur le caractère
insupportable de cette opposition entre les nouveaux
riches et les nouveaux pauvres, entraînant
une destruction sociale accélérée
dont les riches et les puissants pourraient selon
lui devenir à leur tour les victimes.
Pour
expliciter sa thèse, Martin Ford met l'accent
sur plusieurs points dont il signale à
juste titre qu'ils sont généralement
méconnus ou incompris par les économistes
et les hommes politiques
1.
Aucune activité professionnelle n'échappera
à l'automatisation, c'est-à-dire
à des licenciements massifs. Les personnels
qualifiés (l'auteur cite les médecins
radiologues) n'y échapperont pas plus que
les autres. Il en sera de même de pans entiers
de l'économie jugés encore aujourd'hui
gros employeurs de main-d'oeuvre: agriculture,
construction, santé, services aux personnes...
Certes, l'automatisation créera de nouveaux
emplois, ne fut-ce que pour superviser la conception,
la fabrication et la maintenance des équipements.
Mais ceux-ci seront bien moins nombreux en proportion
que les emplois supprimés. Ils seront également,
contrairement à ce que l'on croit généralement,
moins qualifiés et donc moins motivants.
2.
Les avantages multiples de l'automatisation pour
les employeurs feront que les pays émergents
comme la Chine seront les premiers à remplacer
la main d'oeuvre locale par les automates dont
ils sont décidés à ne pas
laisser le monopole aux pays avancés. Par
conséquent les responsables des secteurs
automatisés au sein des pays émergents
n'auront aucun intérêt à recruter
et former les millions de demandeurs d'emplois
potentiels propres à ces pays. Avec un
peu de retard sur les pays développés,
les pays émergents verront se généraliser
les licenciements et les pertes de qualification.
Dans ces conditions, la Chine par exemple ne pourra
absolument pas espérer pouvoir résorber
le matelas de 500 à 600 millions de sous-emplois
dont elle souffre actuellement. Il en sera de
même par exemple de l'Egypte qui fait aujourd'hui
l'actualité.
3.
La délocalisation pratiquée par
les industriels des pays développés
vers les pays émergents, afin de profiter
des bas salaires de ces pays, ne durera pas. Les
activités délocalisée (par
exemple les centres d'appels ou la sous-traitance
des logiciels) seront les premières à
pouvoir être complètement automatisées
et par conséquent rapatriées dans
les pays développées (notamment
pour éviter les coûts de transport)
ceci évidemment sans re-création
d'emploi dans les pays développés.
4.
Dans les pays développés, la croissance
sans création d'emploi (jobless recovery)
due à l'automatisation, puis la mise au
chômage massif de millions de travailleurs
de toutes compétences, feront que les dizaines
voire centaines de millions de chômeurs
en résultant ne pourront plus consommer
les biens produits par l'économie, même
si les prix de ceux-ci diminuent. Ce sont en effet
comme nous l'avons vu les salaires qui permettent
les achats. Les seuls consommateurs restant, disposant
du pouvoir d'achat nécessaire, seront représentés
par une petite minorité d'hyper-riches
qui ne pourront à eux seuls entretenir
la croissance de masse qui seraient nécessaire.
De plus, l'anticipation de futurs licenciements
diminuera l'incitation de la grande majorité
de la population à se former et à
encourager un progrès technique dont les
individus compétents ne seront plus les
acteurs et les bénéficiaires mais
les victimes. La déqualification atteindra
tous les milieux sociaux, entraînant celles
des études supérieurs. A quoi bon
étudier si aucun emploi rémunérateur
n'est à espérer. Tout ceci ne veut
pas dire, répétons le, qu'il faudrait
selon Martin Ford, que les entreprises, les personnels
ou des activistes hostiles aux progrès
techniques s'attachent à bloquer ces derniers.
Ceci serait ni souhaitable ni possible. Il faudrait
par contre que les Puissances Publiques, en premier
lieu l'Etat américain, décident
d'un certain nombre de mesures permettant de tirer,
au niveau du monde globalisé, les avantages
de la révolution technologique en cours.
|
On ne manquera pas de contester le catastrophisme
de cette vision. Mais il faudrait avant
de critiquer, réfléchir
un peu. Prenons le cas de la production
agricole dans les pays pauvres, Madagascar
par exemple. On sait qu'aujourd'hui ce
pays dispose d'importantes réserves
de terres cultivables très mal
valorisées par des agriculteurs
locaux sans formation ni capital. Ils
préfèrent généralement
cultiver sur brûlis dans ce qui
reste de forêts primaires, accélérant
la dégradation du capital foncier.
De grandes entreprises chinoises ou sud-africaines
ont commencé à racheter
la terre (baux de 99 ans). Elles la mettent
en culture avec des technologies très
avancées, du type de celles employées
dans les grandes exploitations agricoles
européennes, où un seul
cultivateur d'aujourd'hui produit autant
que 50 paysans du début du XXe
siècle. Ces entreprises n'ont aucun
besoin des précédents propriétaires.
Elles les entretiennent à ne rien
faire dans des villages de regroupement
propices à générer
tous les maux imaginables. Les céréales
et autres produits qu'elles obtiennent
sont vendues par elles sur les marchés
internationaux, répondant à
la demande croissante de matières
premières agricoles, notamment
alimentaires. Le fait que les populations
locales n'aient plus du fait du chômage
induit la capacité de les acheter
ne leur importe pas.
Si
un planificateur omniscient avait décidé
de tout cela, aurait-il fait différemment,
tout au moins dans le cadre du capitalisme
libéral ? Cela n'est pas certain.
Il paraît en effet évident
que:
1. les peuples du monde ont besoin de
céréales ;
2. Les agriculteurs autochtones traditionnels
demeurant sur leurs terres ne parviennent
même pas à satisfaire leurs
besoins propres et ne peuvent pas par
conséquent prétendre neutraliser
des ressources potentielles dont l'humanité
aura le plus grand besoin ;
3. Les grandes entreprises agro-industrielles
n'ont aucune raison de refuser l'automatisation
au profit de la sauvegarde d'une agriculture
locale incapable d'obtenir les rendements
dont elles ont besoin pour amortir leurs
équipements ;
4. La vente des céréales
ainsi produites se fera sur les marchés
internationaux et ne dépendra donc
pas du fait que les agriculteurs malgaches
ayant perdu toutes leurs ressources ne
pourront se porter acquéreurs.
Il restera à l'Etat malgache, s'il
en a les moyens, de veiller à ce
que les anciens agriculteurs locaux devenus
personnes déplacés ne se
transforment pas en révolutionnaires
insupportables.
Il
paraît probable cependant que si
notre planificateur omniscient avait accepté
de sortir du cadre du capitalisme libéral,
des solutions intégrant le progrès
technique et la reconversion des agriculteurs
traditionnels lui auraient paru possibles.
Il aurait pu envisager qu'une Banque mondiale
publique (inexistante aujourd'hui, comme
on le sait), prête de l'argent à
l'Etat malgache et aux agriculteurs autochtones
traditionnels pour profiter des avantages
de la haute technologie sans en avoir
les inconvénients. Ainsi l'Etat
ou des coopératives populaires
auraient pu d'une part acquérir
toutes les technologies nécessaires
à une modernisation radicale de
la production agricole et, d'autre part,
reconvertir les 70% de ces agriculteurs
qui ne seraient plus nécessaires
à cette agriculture modernisée
en vue de développer les nombreuses
entreprises, elles-mêmes technologiques,
nécessaires à la réhabilitation
de la Grande Ile (lutte contre la sécheresse,
l'érosion, la perte de biodiversité,
la protection des littoraux, l'absence
d'infrastructure, etc.).
Mais
on voit qu'une telle révolution
pacifique ne serait pas possible sans
l'abandon du crédo en la libre-entreprise
et le retour au concept d'Etat protecteur.
Nous allons constater que c'est précisément
ce que propose Martin Ford dans la suite
de son livre, sans trop cependant oser
s'affirmer défenseur du «big
government», attitude mal vue
dans l'Amérique conservatrice d'aujourd'hui.
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Deuxième
partie. Solutions possibles
Pour
contrebalancer les effets sociaux désastreux
de l'évolution technologique imparable
qu'il décrit, Martin Ford affirme que les
Etats doivent impérativement intervenir.
Il ne s'agirait pas de freiner le progrès
technique, objectif impossible, mais d'imposer
des mesures administratives rétablissant
les équilibres entre des filières
techno-capitalistes en plein développement
et des populations qui seront de plus en plus
incapables d'accéder aux produits de ces
filières, par manque de pouvoir d'achat.
Comme
Keynes, Martin Ford propose ainsi un retour à
l'Etat qui est totalement en opposition avec le
courant politique dominant actuellement aux Etats-Unis.
Il n'a donc pas reçu selon nos informations
un accueil très favorable outre-atlantique.
Par contre son travail devrait fournir de précieux
éléments de réflexion et
de proposition aux partis de gauche européens
comme d'ailleurs aux gouvernements plus ou moins
autoritaires de la Chine et de l'Inde. Encore
faudrait-il qu'il soit connu et discuté,
ce qui ne semble pas être le cas tout au
moins en France.
Des
Etats protecteurs
Martin
Ford entretient une conception de l'Etat qui est
héritée de celle qu'en avaient les
Pères Fondateurs de la République
américaine: une puissance tutélaire,
n'intervenant pas dans la vie économique
mais susceptible cependant de venir au secours
des citoyens lorsque les abus toujours possibles
des acteurs économiques mettent en péril
l'ordre social et la paix des esprits. C'est en
s'inspirant de cette conception que Barack Obama
avait récemment sermonné la firme
British Petroleum responsable de la pollution
géante dans le golfe du Mexique. Cette
puissance tutélaire, pour une grande majorité
des Américains d'aujourd'hui, devrait toujours
pouvoir être appelée au secours en
cas de crise grave. Elle serait alors d'une certaine
façon l'intercesseur de la puissance divine
à laquelle la plupart des Américains
continuent à croire.
On
peut noter que les mouvements de gauche en Europe
ont depuis les années trente du XXe siècle
entretenu une conception de l'Etat très
voisine, Etat protecteur ou Etat providence. Les
citoyens doivent pouvoir en appeler à l'Etat
des malheurs de toutes sortes dont ils souffrent,
que ceux-ci soient d'origine naturelle ou qu'ils
découlent de l'exploitation capitaliste.
On est loin d'une vision plus cynique et sans
doute plus réaliste, popularisée
au 19e siècle par Karl Marx, selon laquelle
l'Etat n'est que le bras armé du patronat.
Or,
s'inspirant de cette vision paternaliste de l'Etat,
Martin Ford consacre le dernier quart de son livre
à énumérer les solutions
qui permettraient à la puissance publique,
sans remettre en cause le libéralisme et
bien entendu, sans freiner le développement
exponentiel des technologies ni les licenciements
directs en résultant, d'en compenser les
effets négatifs. Ces solutions paraîtront
naïves aux cyniques qui feront valoir les
multiples fraudes, détournements et difficultés
d'application en résultant. Néanmoins
elles ont le mérite de remettre à
l'ordre du jour des techniques fiscales ou sociales
unanimement rejetées aujourd'hui par les
partis de droite.
En
simplifiant beaucoup, nous dirons que le principal
outil proposé par Martin Ford pour compenser
les effets dévastateurs de la généralisation
du chômage dit technologique consisterait
à taxer les entreprises et les personnes
physiques bénéficiaires de l'augmentation
de productivité du capital résultant
du remplacement de la main d'oeuvre humaine par
une force de travail technologique. Les Etats
ou les collectivités locales devraient
donc, dans le programme d'action politique qu'il
propose, mettre en place des impôts directs,
du type de l'impôt sur les sociétés
d'une part, de l'impôt sur le revenu ou
sur la fortune des personnes physiques d'autre
part. Ces impôts frapperont les entreprises
et les classes sociales bénéficiaires
de l'automatisation. Comme ces bénéfices
sont supposés devoir être importants,
les prélèvements fiscaux assis sur
eux devraient l'être aussi. De la sorte,
les collectivités publiques pourraient
ne pas faire appel à d'autres sources fiscales
pour faire face à leurs responsabilités
régaliennes. Ainsi, les taxes portant les
salaires seraient supprimées, afin d'encourager
les entreprises à garder le plus longtemps
possible les personnels en cours de remplacement
par des machines.
Avec
les revenus ainsi collectés, les Etats
devront, selon Martin Ford, susciter la création
d'activités susceptibles de procurer des
revenus de substitution et surtout des motivations
psychologiques aux personnes dorénavant
sans emploi professionnel. Il n'est pas favorable
cependant à la distribution de revenus
minimum universels qui n'incitent pas les bénéficiaires
à s'engager dans des efforts suffisants
de formation ou reformation. Il envisage par contre
un grand nombre d'activités, bénévoles
ou faiblement rémunérées,
qui permettraient notamment de prendre en compte
les « externalités »
auxquelles ne s'intéressent pas en principe
les entrepreneurs capitalistes, la protection
de l'environnement ou le soin aux personnes défavorisées
par exemple.
Pourquoi
pas des entreprises publiques ?
Que
penser de ces propositions ? Si elles étaient
prises en compte par les Pouvoirs publics et donc
par des majorités politiques, que ce soit
dans les pays développés ou dans
les pays émergents, elles auraient l'avantage,
nous l'avons dit, de réhabiliter la justice
sociale basique consistant à faire supporter
par les riches l'essentiel des coûts de
fonctionnement des Etats. Pas plus que les pauvres
les riches ne peuvent se passer de la puissance
publique, ne fut-ce que pour maintenir un minimum
d'ordre social global que les milices et polices
privées robotisées ne suffiront
pas à garantir.
Mais
au regard de la tradition fortement ancrée
en Europe de l'entreprise publique et des services
collectifs, Martin Ford paraîtra excessivement
timoré. Plus exactement le respect révérentiel
qu'il porte à l'initiative privée,
fut-elle comme aujourd'hui dévoyée
dans les bulles spéculatives du capitalisme
financier, lui fait repousser tout ce qui pour
lui s'apparenterait à du socialisme, sinon
à du communisme. Pour lui, le concept d'entreprise
publique renvoie à l'entreprise chinoise
présentée comme corrompue et prédatrice.
Or
si l'on y réfléchit, à supposer
que l'automatisation des grandes activités
de production et de recherche soit nécessaire,
diminuant de façon drastique le nombre
des personnels humains qui y resteront employés,
pourquoi ne pas confier ces responsabilités
à des entreprises publiques, travaillant
dans le cadre d'une économie obéissant
à un minimum de rationalisation d'ensemble
planifiée sur le moyen et le long terme
? Parce que, répond Martin Ford, ce seront
des bureaucrates ou des politiques qui dirigeront
ces entreprises et proposeront ces planifications.
Comme tels, pour ne pas se mettre en danger, ils
refuseront les innovations à risque susceptibles
de faire progresser les technologies et les sciences.
Nous
dirons pour notre part que l'objection est enfantine.
Les actionnaires privés des grandes entreprises
sont aujourd'hui particulièrement hostiles
aux prises de risques. Par contre, dans les grandes
entreprises publiques dont l'Europe conserve quelques
exemplaires, les ingénieurs et les personnels
dirigeants n'ont jamais refusé l'innovation.
Certes, EDF, Areva, la SNCF ou EADS pour
ne pas citer les hôpitaux - fonctionnent
de plus en plus comme des entreprises de profit.
Mais ces organismes ont quand même gardé
un sens du service public que l'on ne retrouve
pas dans leurs homologues de pays à la
culture capitaliste libérale profondément
implantée. Si les Etats européens
les encourageaient, de telles entreprises de service
public seraient parfaitement à même
d'assurer à la fois une automatisation
de plus en plus poussée des tâches
le justifiant et la reconversion de leurs agents
vers des activités de service public non
encore assumées faute de ressources, et
qu'elles prendraient en charge grâce aux
bénéfices résultant de l'automatisation.
Plus
en profondeur, nous ne pouvons suivre Martin Ford
quand il annonce que faute des perspectives d'emplois
fortement rémunérés actuellement
offertes par les entreprises technologiquement
innovantes, les personnels qui seront dans l'avenir
licenciés par ces entreprises cesseront
de s'intéresser aux développements
des sciences et des technologies. La très
grande majorité des chercheurs, dans tous
les pays du monde, le font dans des laboratoires
qui ne leur offrent que des CDD et des salaires
dérisoires. C'est pourtant grâce
à eux que la science avance.
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