Sciences,
technologies et politiques
Des emplois pour
les jeunes Tunisiens et Egyptiens
Jean-Paul Baquiast 26/02/2011
La
Tunisie compte environ 10 millions d'habitants et
l'Egypte 78 millions. Parmi eux se trouve une forte
proportion de jeunes dont beaucoup ont reçu
une bonne éducation universitaire. La plupart
sont sans emplois et, si l'on s'en tient aux critères
de l'économie néo-capitaliste (à
forte composante financière) sans perspectives
réalistes d'emplois. Il s'agit d'une situation
potentiellement explosive, qui devrait alerter non
seulement les représentants de ces pays, mais
ceux des pays du nord du bassin méditerranéen.
Nous
raisonnons ici sur le cas de la Tunisie et de l'Egypte,
mais la même question est potentiellement posée
à l'ensemble du monde arabe comme à
un certain nombre de pays africains. Dans tous ces
pays, sous des formes différentes, les anciennes
formes de pouvoirs patrimoniales ou oligarchiques
vont se trouver ébranlées. Des dizaines
de millions de jeunes vont accéder à
la parole, sinon à la revendication politique.
Au delà des droits civiques, ils demanderont
inévitablement du travail. Les réponses
à apporter concernant la Tunisie et l'Egypte
devraient donc être généralisables
à tous. Sans travail, ce sera l'anarchie et
les tentations accrues d'une émigration destructrice
des structures sociales.
La
première réaction des « experts »
abordant cette question consiste à faire valoir
que la libéralisation des économies
tunisienne et égyptienne résultant de
la suppression de la main-mise des anciennes oligarchies
va redonner confiance aux investisseurs internationaux.
Mais
il ne faut pas compter sur ceux-ci pour investir en
profondeur afin de créer des emplois productifs
durables. En l'absence de sources de ressources naturelles
facilement exploitables, ils ne s'intéresseront
qu'à des secteurs de service dont les pays
ne retireront aucune valeur ajoutée. Ils favoriseront
la mise en place de ce que l'on pourrait appeler une
« économie de centres d'appel »,
consistant à implanter des services de questions-réponses
télématiques destinés aux clients
et personnels des grandes entreprises internationales.
Ces centres n'offrent que des emplois précaires,
menacés à terme par la robotisation
progressive de ce type d'activités. Il en sera
de même dans d'autres domaines tels que la banque
et le tourisme.
Que
seraient alors les investissements générateurs
d'emplois durables qu'il conviendrait de favoriser?
Il faudra pour répondre à cette question
préciser trois points: quels sont les besoins
à satisfaire? Sur quelles solutions technologiques
s'appuyer? Dans quelle type d'organisation politico-économique
se placer? Précisons d'emblée que, dans
un certain nombre de cas, l'exemple d'Israël
devra être étudié voire suivi
1) Ce pays a disposé d'une aide internationale
considérable dont les pays arabes, au moins
au début, ne bénéficieront pas.
Mais il n'empêche que les Israéliens
ont réalisé un certain nombre de percées
non seulement technologiques mais conceptuelles que
les Tunisiens et les Egyptiens devraient s'efforcer
de récupérer.
Les
besoins
Il
s'agit d'abord des besoins primaires: moderniser et
étendre l'agriculture afin de donner aux pays
la suffisance alimentaire, lutter contre la désertification,
rénover l'habitat et les infrastructures. Dans
tous ces cas, il faut beaucoup de travail humain et
un certain nombre d'investissements technologiques.
Il ne s'agit pas d'aborder la question comme on l'aurait
fait du temps du Canal de Suez, à la pioche
et à la pelle. L'exemple d'Israël à
cet égard est très éclairant.
Ce pays a transformé l'ancien désert
autour de lui. D'autres pays du monde s'efforcent
aussi de revivifier leurs agricultures traditionnelles.
L'Europe et la France en particulier peuvent assurer
spontanément dans ces domaines bien maitrisés
un certain nombre de transferts technologiques. Dans
le vaste ensemble d'investissements ainsi envisagé,
les ressources locales, humaines et intellectuelles
sont potentiellement présentes. Il ne s'agit
pas de construire des centrales nucléaires
ou tous autres équipements lourds obligeant
à faire appel à des importations coûteuses.
A
l'opposé des besoins primaires se trouvent
des besoins relevant de l'économie de la connaissance
(le capitalisme cognitif, pour reprendre le terme
de Yann Moulié-Boutang). Là encore,
des possibilités considérables existent
n'exigeant pas d'apports capitalistiques extérieurs
importants. En dehors du secteur de l'enseignement,
dont les besoins vont continuer à s'accroitre,
se trouvent tous les domaines où des investissements
intellectuels faisant appel à des technologies
nouvelles relativement faciles à importer ou
à rapatrier créeront rapidement des
emplois rentables: santé, énergies renouvelables,
biotechnologies, etc. Les étudiants et universitaires
tunisiens et égyptiens ont largement montré
leurs compétences dans ces domaines. Malheureusement
ils l'ont fait jusqu'ici principalement au service
d'entreprises du Nord qui n'assuraient pas le retour
vers les pays d'origine.
Là
encore, l'exemple d'Israël, qui n'a pas tout
reçu de l'Amérique et ou des pays du
Nord, mais s'est appuyé pour l'essentiel sur
le travail et l'imagination de ses citoyens, serait
à étudier. L'Europe, logiquement, devrait
assurer, via notamment les programmes de recherches
de l'Union européenne, les transferts de compétences
permettant aux laboratoires, universités et
start-up arabes de développer des activités
productives locales, génératrices de
beaucoup d'emplois. Elle sera la première à
en bénéficier.
Dans
ces différentes perspectives, il faudra évidemment
faire valoir la contrainte de l'environnement et du
changement climatique. Il ne s'agit pas d'espérer
faire n'importe quoi, au mépris de la durabilité
et d'une nécessaire économie de la décroissance
qui s'imposera à tous, y compris aux pays riches.
Les ressources de l'eau, de l'océan, de la
biodiversité, demeureront très rares
et devront être ménagées. Les
nouvelles technologies ne pourront pas faire face
à tous les besoins. La « croissance »
ne pourra être acceptable que dans la mesure
où ne seront pas mis en péril ce que
les économistes appellent des « externalités »
incontournables.
Les
solutions technologiques
Le
terme de nouvelles technologies ne doit pas signifier
qu'il faudrait faire exclusivement appel à
des solutions sophistiquées, par exemple dans
les domaines des biosciences et nanosciences, solutions
que même les pays européens avancées
maîtrisent à peine. Il faudra par contre
utiliser très largement les technologies de
l'information et de la communication en réseau,
partout disponibles sous le régime des logiciels
libres.
Pour
le reste, l'essentiel des investissements intellectuels
à réaliser consistera à introduire
ou développer si elles n'existent pas encore
les nombreuses méthodes déjà
utilisées dans un grand nombre de pays pour
réhabiliter et moderniser les agricultures
traditionnelles, les modes d'habitat, les techniques
de préservation des sols et des eaux, la lutte
contre l'envahissement des déchets et des pollutions.
Les mouvements altermondialistes ont fait un grand
effort ces dernières années pour montrer
qu'en dehors des investissements capitalistiques lourds,
de nombreuses solutions au moins aussi efficaces existent.
Il faut seulement apprendre à les connaitre
et à les adapter aux milieux humains et géographiques
localement concernés.
Avec
l'Internet, l'information concernant ces solutions
peut facilement être mobilisée. Il faudra
seulement un peu d'imagination et de persévérance
pour les mettre en oeuvre. Il faudra aussi du courage
et ne pas rechigner devant le travail physique. Ce
serait une erreur de croire que tout le travail à
faire pourrait l'être à partir d'un bureau
climatisé, comme le font miroiter à
leurs employés les grandes entreprises internationales.
Le
type d'organisation politico-économique
A
supposer que les perspectives évoquées
rapidement ci-dessus retiennent l'attention, il faudra
préciser dès le début dans quel
cadre se placer. Faisons l'hypothèse que les
mouvements révolutionnaires tunisiens et égyptiens
aient été capables de rejeter définitivement
les restes de l'économie oligarchique de clan
qui prévalait jusqu'alors. Il faudra alors
innover, aussi bien en ce qui concerne la mobilisation
des épargnes que la mise en place de structures
de production et de consommation modernes.
Deux
pièges seront à éviter. Le premier
consisterait à en revenir à des solutions
de type marxiste inspirées des années
cinquante, avec une économie administrée,
un plan rigide, des entreprises certes nationales
mais aux mains de nouvelles ploutocraties 2). Ces
solutions tueraient l'esprit d'initiative et seraient
génératrices, derrière un discours
sympathiquement collectiviste, de bureaucraties tournées
vers leurs seuls intérêts.
Le
second piège consisterait à écouter
le discours ultralibéral des sirènes
du capitalisme financier ou de la coopération
technique provenant de grands Etats prétendument
désintéressés qui voudrait libéraliser
complètement les économies afin d'en
faire des terrains de manoeuvre pour leurs propres
profits spéculatifs.
Nous
pensons d'abord aux fonds d'investissement gravitant
dans l'orbite économique des banques américaines
ou européennes, mais aussi et tout autant aux
détenteurs de l'épargne chinoise ou
de l'épargne pétrolière aux mains
des familles régnantes du Golfe Persique (dont
nous avons indiqué dans un précédent
article que la nationalisation devrait être
une priorité des nouveaux gouvernements démocratiques
arabes). Il serait naïf d'espérer que
les détenteurs de ces épargnes puissent
s'intéresser à des investissements peu
rentables à court terme et profitant en priorité
aux économies locales.
En
pratique, laTunisie, l'Egypte et tous les autres pays
arabes qui suivraient l'exemple de ces précurseurs
devraient réussir le pari qui devrait être
aussi celui des membres de l'Union européenne:
mettre en place un cadre régalien protecteur
et encourager à l'abri de ce dernier le plus
grand nombre d'initiatives coopératives,
mutualistes ou assurées par un tissu de PME
innovantes. Les grandes entreprises devraient être
limitées aux secteurs requérant d'importants
investissements, de préférence publics,
transports, infrastructures, énergie.
Pour
le reste, l'encouragement à la création
d'une économie coopérative et mutualiste,
elle-même en réseau, permettra de récupérer
l'expérience des pays qui ailleurs dans le
monde s'efforcent de développer de telles solutions.
Il offrira surtout aux jeunes gens désireux
de s'investir dans des solutions nouvelles au service
de leur pays des perspectives bien plus enrichissantes
que celles de la participation à un marché
mondial globalisé dont ils deviendraient vite
des instruments passifs.
Conclusion
On
reprochera à ce texte, comme des lecteurs l'ont
déjà fait à propos de précédents
articles publiés sur notre site, un optimisme
naïf. Mais nous pensons que quitte à écrire
il vaut mieux insister sur le bon côté
des perspectives possibles que sur un enchainement,
également prévisible, de crises multiples.
Notes
1)
Nous espérons que nos lecteurs sont suffisamment
adultes pour ne pas brandir une kalachnikof virtuelle
à la seule mention d'Israël.
2) Le risque est encore grand en Egypte. Selon certaines
informations, les intérêts liés
à l'armée détiendraient les 2/3
du secteur productif.
Post
scriptum au 02/03
Union
pour la Méditerranée
Inutile
de préciser que l'effort de relance du projet
d'Union pour la Méditerranée, auquel
se livre Nicolas Sarkozy et, de façon plus
surprenante, Alain Juppé que l'on croyait plus
lucide, ne répond pas à la question
évoquée dans cet article. D'une part
il propose essentiellement des projets d'infrastructures
à très long terme, impliquant des multinationales
qui seront perçues comme prédatrices.
D'autre part il est rejeté par des pays européens
influents. Quant aux partenaires du Sud pressentis,
ils ont d'autres soucis actuellement que s'engager
dans une démarche qui sera perçue comme
une intrusion. Enfin, le projet d'Union néglige
les pays arabes du Golfe Persique dont les régimes
vont bientôt chanceler et dont les peuples seront
aussi intéressés que ceux de l'Afrique
du Nord à un renouveau économique.
D'autres voix évoquent pour préciser
l'aide que l'Europe pourrait apporter aux peuples
arabes un projet de Plan Marshall. Ce terme est fâcheux
car il rappelle que le vrai Plan Marshall avait été
conçu par ses promoteurs pour faciliter la
reconquête de l'Europe en ruine par le capitalisme
américain. Par ailleurs on ne voit pas quels
budgets l'Europe mobiliserait dans un tel Plan et
pour quoi faire.
Comme
nous l'indiquons dans l'article, l'idéal serait
d'encourager par ensemencement des initiatives locales
de type coopératif ou mutualiste. Ce n'est
guère l'esprit du capitalisme, fut-il européen.
L'Europe doit faire quelque chose d'urgence, mais
il faudrait en discuter au plus vite avec les pays
intéressés. Pour cela manquent encore
les structures de dialogue indispensables.
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