Article
A propos de «L'homme, l'animal et la machine»
de Georges Chapouthier et Frédéric Kaplan,
CNRS Editions 2011
Jean-Paul
Baquiast 20/02/2011

Christophe
Jacquemin présentera prochainement sur ce site
une recension de ce livre très remarquable.
Je voudrais cependant sans attendre faire valoir deux
points.
Une
révolution
Le
premier est que ce petit livre, sous une apparence
discrète, concrétise une véritable
révolution, celle dont aurait selon nous le
plus grand besoin la vie intellectuelle française.
Il s'agirait en fait d'une double révolution,
concernant à la fois la recherche scientifique
et la philosophie des sciences. L'ouvrage réunit
en effet deux auteurs qui, dans la tradition universitaire
de notre pays, restée encore très vivace,
n'avaient aucune chance de se rencontrer. Il s'agit
d'un biologiste et philosophe de la vie animale, Georges
Chapouthier, et d'un spécialiste de l'intelligence
artificielle et de la robotique évolutionnaire,
Frédéric Kaplan. Tous les deux il est
vrai avaient un point commun, outre la volonté
de s'ouvrir à leurs travaux respectifs. Ils
ont toujours voulu réfléchir à
la façon dont, grâce aux références
de leurs disciplines, ils pouvaient et pourront dans
l'avenir définir l'humain, en dépassant
les préjugés humanistes et religieux.
Il
n'y a là rien que d'élémentaire,
mon cher Watson, dira-t-on. Qui ne fait cela
aujourd'hui ? Notre petite expérience de l'édition
scientifique et philosophique nous pousserait à
répondre qu'au contraire, personne ne le fait,
ou alors de façon si confidentielle que ce
n'est guère audible. Il ne s'agit pas, on l'a
compris, de réfléchir à l'humain
en relation avec ce que l'on sait (ou que l'on ne
sait pas) de l'animal. Ceci, les philosophes le font
depuis des millénaires. Il ne s'agit pas non
plus de réfléchir à l'humain
en relation avec ses machines et plus récemment
avec ses robots. Beaucoup de personnes s'en occupent
aujourd'hui, soit en termes journalistiques soit avec
compétence. Il s'agit de réfléchir
aux trois branches du triangle en préservant,
comme diraient les physiciens quantiques, leur inséparabilité.
De plus, il s'agit d'y réfléchir dans
tous les domaines, ceux où l'animal excelle,
ceux où la machine excelle et ceux dont la
philosophie et la religion prétendent donner
à l'homme le monopole, l'esprit, l'intelligence,
la morale et même ce que les auteurs ne veulent
pas s'interdire d'aborder, l'âme.
Georges
Chapouthier et Frédéric Kaplan. ne vont
pas jusqu'à dire que, dans l'état actuel
des connaissances sur l'animal, l'humain et les systèmes
artificiels, toutes les différences observées
ou prétendues entre ces trois grandes classes
d'organisations devraient être mises de côté,
afin de proposer une définition commune de
ce que signifie le fait d'être vivant, d'être
intelligent et d'être conscient. Ils restent
plus prudents.
Cela
ne les protégera sans doute pas cependant de
procès, au moins intellectuel. Dans un temps
futur, l'intolérance progressant, ils seront
peut-être traduits devant des tribunaux civils
ou religieux pour diffamation à l'égard
de l'humanité ou de la divinité. Certes
leurs avocats pourraient plaider: « Mais
non, monsieur le président, vous voyez bien
que nos clients, au delà des convergences,
prennent bien soin de noter les différences,
dont certaines seraient selon eux irréductibles ».
Mais il n'est pas certain que la Cour pardonnerait
le fait de passer à la même moulinette
analytique des entités si « ontologiquement »
dissemblables, l'animal, l'homme et la machine.
Pour
nous qui sommes plus ouverts à la nécessité
de traverser les frontières, c'est au contraire
cette moulinette analytique commune qui fait toute
la valeur et la portée du travail de nos auteurs.
Ce sera pensons-nous dans la ligne de cette approche
méthodologique que les recherches ultérieures
devront se placer.
Des
processus coactivés
Pour
illustrer ce dernier propos, nous serions tentés
de nous placer par la pensée dans la situation
d'un savant extraterrestre examinant l'histoire de
la vie sur Terre depuis les quelques dizaines de millions
d'années à partir desquels l'évolution
a échappé aux rythmes lents qui la caractérisait
jusque là, catastrophes naturelles mises à
part. Une toute petite modification (nous simplifions)
au sein d'un système biologique parmi des millions
d'autres s'est produite en Afrique, du temps d '
Orrorin tugennensis et de Sahelanthropus
tchadensis (Toumaï, reconstitué ci-dessus).
Pour une raison encore inconnue, peut-être une
mutation génétique, ces deux quadrupèdes
seraient devenus bipèdes. Cette posture, pour
diverses raisons rapidement évoquées
par Georges Chapouthier, aurait donné naissance
à des cerveaux qui dès cette époque
étaient sans doute déjà les objets
les plus complexes de l'univers connu.
Sont
alors dès ce moment apparus ce que nous appelons
ici des
processus coactivés, c'est-à-dire
des processus qui, bien que se déroulant selon
des logiques indépendantes, s'appuient et se
renforcent réciproquement. Chez les australopithèques,
vers -3 ou -2 millions d'années, deux sortes
de processus coactivés se sont conjugués,
les uns liés à l'évolution biologique
de type animal (nous simplifions toujours) et les
autres liés à la mise en oeuvre des
capacités computationnelles permises par les
cerveaux augmentés de ces entités. Une
nouvelle explosion évolutive en a découlé,
se traduisant notamment par l'ajout - aux ressources
corporelles et mentales des australopithèques
et de leurs descendants- des capacités évolutionnaires
et transformationnelles des objets du monde matériel
systématiquement utilisés par eux comme
outils puis comme machines.
Une
nouvelle série de processus coactivés
en a découlé, qui en moins d'un million
d'années a transformé le monde biologique
et physique. Il s'est agi de ce que nous avons nommé
dans l'essai «Le paradoxe du Sapiens»
(Editions Jean-Paul Bayol, 2010) les "systèmes
bio-anthropotechniques". Nous faisons l'hypothèse
que sous ce terme encore peu usuel se coactivent des
processus biologique, des processus anthropologiques
et des processus technologiques, dans une symbiose
de moins en moins «séparable» (pour
reprendre le mot emprunté à la physique
évoqué plus haut),
Aujourd'hui,
pour des raisons d'ailleurs difficiles à expliquer,
sinon à décrire, les processus liés
à la mécanisation, à l'automation,
à l'intelligence artificielle générale
(GIA) se développent beaucoup plus vite que
les autres. Ils imposent aux autres leurs rythmes
et leurs logiques, sans cependant les faire complètement
disparaître. Nul ne peut évidemment dire
ce qui résultera de la coévolution cahotique
de ces milliers et millions de processus. Quoi qu'il
en soit, pourrait conclure notre savant extraterrestre,
dans les quelques décennies à venir,
la vie sur Terre et l'organisation de l'anthropocène
seront complètement modifiées. Nous
avons suggéré pour notre part d'employer
le terme d'anthropotechnocène pour décrire
le nouvel état de la planète qui est
en train d'advenir.
On
voit que pour raisonner de cette façon, le
savant extraterrestre, s'inspirant dans une certaine
mesure de la pensée chinoise traditionnelle,
ne devrait plus s'attacher à décrire
des « objets » ayant une réalité
propre: des animaux, des humains, des machines. Il
devra identifier des processus et, tâche bien
plus difficile encore, leurs réseaux de liaisons
et de coactivations.
Si
ce savant était très compétent
(ayant lu, entre autres, le livre de Georges Chapouthier
et Frédéric Kaplan), également
doté de bons outils d'observation, il pourrait
peut-être alors dresser une carte analogue à
celle de l'Human
Cognome Project, qui cherche à modéliser
une (infime) partie des interactions synaptiques cérébrales.
Ce serait la carte de l'Etat de la planète
à un moment donné, découlant
des interactions et coactivations entre processus
biologiques, anthropologiques et technologiques. Une
petite projection dans le temps montrerait sans doute
que, sauf accident, les processus co-activés
les plus co-activants, si l'on peut dire, seront ceux
intégrant les technologies de l'IA et de la
robotique autonome en réseau.
Celles-ci
seront sans doute partout, sous des formes aujourd'hui
inimaginables, maillant étroitement la planète,
jusqu'à peut-être l'étouffer.
Retour
au sommaire
|