Article
La vie serait une propriété émergente
de la physique (et non de la chimie)
Jean-Paul Baquiast 08/12/2010
La
totalité des biologistes considèrent
que la vie sur Terre est une émergence de la
chimie. Autrement dit, les premiers éléments
constitutifs d'un organisme auquel on prête
les caractéristiques définissant un
être vivant seraient apparus à la suite
de processus intéressant la combinaison et
la synthèse de corps chimiques, eau, carbone,
oxygène, etc. Ainsi la production des premières
molécules biologiques n'aurait pas été
possible sans la présence de composés
de type biochimiques tels que les enzymes. Certes
des processus physiques, tels que les modifications
de gradients de température et de pression,
ont été nécessaires pour accélérer
sinon déclencher les réactions vitales
évolutionnaires, mais celles-ci n'auraient
pas eu lieu sans l'existence préalable de telles
enzymes(1).
Or
un article récent associant un biologiste et
un physicien reconnus, Carl Woese et Nigel Goldenfeld
de l'Université de l'Illinois, propose un autre
paradigme susceptible de bouleverser bien des opinions
établies intéressant le concept même
de vie, et pas seulement son apparition. Il implique
la vie telle qu'elle a pu ou pourrait exister, sur
Terre mais aussi dans l'univers au sens large.
Dans des articles précédents, nous avons
mentionné le rôle de Carl Woese comme
«inventeur» d'un troisième domaine
de la vie, les archées, et d'un mécanisme
essentiel dans la production d'espèces nouvelles,
le transfert horizontal de gènes. Ce savant
a aussi proposé de conférer à
l'ARN se développant sur des substrats favorables
un rôle essentiel dans la production des premières
formes de vie. Il s'agit de l'hypothèse dite
du «monde de l'ARN» (RNA world)(2).
Quant à Nigel Goldenfeld, il est professeur
de physique et de biophysique, très investi
dans l'étude des phénomènes de
complexité(3).
Aujourd'hui,
dans l'article de arxiv.org référencé
ci-dessous, les deux auteurs font l'hypothèse
que l'apparition de la vie n'a pas été
liée, au moins primitivement, à des
phénomènes d'évolution de type
darwinien entre composants chimiques et biochimiques.
Ils proposent de la lier à une branche de la
physique dite de la "matière condensée".
Plus précisément, la vie serait un phénomène
émergent se produisant dans certains systèmes
physiques définis comme loin de l'équilibre,
selon l'expression popularisée par Ilya Prigogine.
On appelle condensées les phases de la matière
qui apparaissent dans les systèmes où
le nombre de constituants est grand et les interactions
entre eux sont fortes
(voir wikipedia). Cette matière ne se rencontre
à l'état naturel que dans des milieux
cosmologiques exotiques, tels que les étoiles
à neutrons. Mais elle peut être produite
en laboratoire.
On
avait constaté (wikipedia) dès les années
1960 qu'en ce cas, nombre de théories et de
concepts développés pour l'étude
des solides pouvaient s'appliquer à l'étude
des fluides, les propriétés du fluide
quantique constitué par les électrons
de conduction d'un métal étant très
similaires à celle d'un fluide constitué
d'atomes, ainsi que le montre la forte ressemblance
entre la supraconductivité conventionnelle
et la superfluidité de l'hélium-3. Nous
pouvons définir ici la supraconductivité
(ou supraconduction) comme un phénomène
caractérisé par l'absence de résistance
électrique et l'annulation du champ magnétique.
La superfluidité, pour sa part, peut être
décrite comme la propriété de
l'hélium liquide à très basse
température lui permettant de s'écouler
à travers des canaux capillaires ou des fentes
étroites sans adhérer aux parois. Ces
deux propriétés apparaissent subitement,
lorsque l'on modifie les conditions de température
et de pression, d'une façon mal expliquée,
de sorte que la plupart des physiciens estiment légitime
de parler d'émergence.
Mais
comment la vie pourrait-elle émerger de processus
loin de l'équilibre ?
Là encore un minimum de définition s'impose
ici. On nomme "loin de l'équilibre"
les systèmes physiques soumis à la thermodynamique
et donc au temps. Lorsque l'on modifie les conditions
de l'équilibre d'un corps, par exemple la température
ou la pression, on augmente au niveau microscopique
sa capacité à bifurquer vers des états
imprévisibles. La matière peut alors
se réorganiser en faisant par exemple apparaître
de nouvelles structures cristallines. Ceci est vrai
tant pour la matière macroscopique que pour
la matière microscopique ou infra-atomique(4).
Dans le cas de la vie, que pourrait-il se passer ?
Woese
et Goldenfeld prennent l'exemple de la supraconductivité
citée ci-dessus. Les phénomènes
de supraconductivité pourraient être
expliqués par l'appel à des processus
chimiques, les propriétés des atomes
étant modifiées par les changements
d'orbite de leurs électrons résultant
des modifications de température et de pression.
Mais pour les deux chercheurs, ces explications ne
suffisent pas. Ils rappellent que la supraconductivité
est liée aux caractéristiques quantiques
de la matière (on parle notamment de condensat
de Bose-Einstein). Il s'agit de théories qui
décrivent les relations entre des champs magnétiques
et des phénomènes plus profonds intéressant
la matière/énergie au plan fondamental.
Pour
eux, la vie est comparable à la supraconductivité,
sans évidemment qu'elle découle de causes
analogues. Elle devrait pouvoir être décrite
comme un phénomène émergent nécessitant
la compréhension des lois physiques fondamentales
qui commandent son comportement. Les algorithmes darwiniens
qui sont utilisés pour décrire les phénomènes
de l'évolution biologique sont pour eux bien
trop réducteurs. Ils font très vite
apparaître des contraintes, telles que celles
résultant de la «construction de niches»,
qui limitent et canalisent les possibilités
théoriques du paysage évolutionnaire.
Dès qu'une solution est trouvée par
l'évolution biologique, qu'ils nomment un «minimum
local», que l'on pourrait aussi qualifier d'optimum
local, elle est exploitée au détriment
de ce que pourrait être l'exploration d'autres
embranchements évolutifs conduisant à
des solutions profondément différentes.
Or
l'on pourrait imaginer que les lois physiques relevant
de l'aléatoire quantique puissent faire «émerger»
des formes prévitales (prébiotiques)
qui seraient d'abord de nature physique, puis ensuite
biologiques, ceci à partir de contraintes beaucoup
plus larges et donc moins limitatives. Dans ce cas,
dans les trillions de planètes peuplant la
voie lactée, aux conditions physiques variées,
pourquoi ne pas penser que des formes de vie très
différentes de celles que nous connaissons
aient pu ou pourraient apparaître. Pourquoi
ne pas essayer en laboratoire de mettre en oeuvre
des processus physiques partant des mêmes hypothèses
?
Dans
l'immédiat, certains physiciens font valoir
qu'à défaut de pouvoir mettre à
l'épreuve l'hypothèse en laboratoire,
il serait possible de le faire à moindre frais
à partir de modèles mathématiques
et informatique développant le concept de l'univers
computationnel, soutenu par des cosmologistes tels
que Seth Lloyd(5) pour
qui l'univers peut être interprété
comme un calculateur quantique.
Nous
pourrions ajouter (mais ceci n'a peut-être pas
de rapports avec cela) que des expériences
récentes portant sur des couches minces de
graphène présentant dans certaines conditions
des propriétés caractéristiques
de la matière condensée ont permis au
cosmologiste Petr Horava de formuler des hypothèses
révolutionnaires concernant les relations entre
l'espace-temps relativiste et la mécanique
quantique . Les atomes de graphène sont de
très petites particules et les mouvements des
électrons qui s'y meuvent peuvent être
décrits par les équations de la mécanique
quantique. Comme par ailleurs ils se déplacent
à des vitesses très inférieures
à celle de la lumière, il n'est pas
nécessaire de tenir compte des effets relativistes.
Le temps n'intervient donc pas. Si cependant l'on
refroidit le graphène aux alentours du zéro
absolu, les mouvements des électrons y accélèrent
considérablement, comme les distances parcourues,
si bien qu'il faut faire appel aux théories
de la relativité, et donc au facteur temps,
pour les décrire correctement. Le temps émerge(6).
L'émergence du temps n'est certes pas comparable
à celle de la vie. Mais ces recherches montrent
que la matière condensée n'a pas encore
livré tous ses mystères.
Quoi
qu'il en soit, force est de constater que la plupart
des biologistes qui se sont exprimés sur le
papier de Goldenfeld et Woese ont paru très
réservés. Ils attendent, disent-ils,
des preuves. C'est légitime de leur part mais
le mérite d'un nouveau paradigme scientifique
n'est-il pas de faire germer dans les esprits de nouveaux
ensembles d'hypothèses et de vérifications
expérimentales ?
Notes
(1) Une étude récente
a montré que le temps mis par une enzyme pour
faciliter la production d'un élément
nécessaire à la vie peut varier de 2
milliards d'années à quelques heures
en fonction de la température ambiante, aux
alentours de 1 à 2° degré dans l'eau
de mer ordinaire ou dépassant 100° dans
les « fumeurs » volcaniques
sous-marins. (Voir
Space Daily)
(2) Carl Woese. Voir notre article
http://www.automatesintelligents.com/echanges/2006/fev/newbio.html
ainsi que Wikipedia http://fr.wikipedia.org/wiki/Carl_Woese
(3) Nigel Goldenfeld
http://guava.physics.uiuc.edu/~nigel/
(4) Selon Ilya Prigogine (La fin
des certitudes): «Alors que, à l'équilibre
et près de l'équilibre, les lois de
la nature sont universelles, loin de l'équilibre
elles deviennent spécifiques, elles dépendent
de processus irréversibles (
) Loin de
l'équilibre, la matière acquiert de
nouvelles propriétés où les fluctuations,
les instabilités jouent un rôle essentiel
: la matière devient plus active".
(5) Voir notre article
: http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2006/avr/lloyd.html
(6) Voir notre article Nouvelles
considérations sur le temps : http://www.automatesintelligents.com/echanges/2010/oct/horava.html
Références
*
http://www.technologyreview.com/blog/arxiv/26059/?ref=rss
* http://arxiv.org/abs/1011.4125
NB.
Sur un sujet un peu voisin, voir notre article concernant
les bactéries utilisant l'arsenic comme brique
de base
http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2010/113/wolfesimon.htm
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