Article.
Générer de la matière et de l'antimatière
à partir du vide
Jean-Paul Baquiast - 12/12/2010

Paul Dirac
Décidément,
la question de savoir si et comment quelque chose pourrait apparaître
à partir de rien est à l'ordre du jour. Cette apparition
bien sûr ne procéderait pas de l'opération du
Saint Esprit, mais de processus physiques reproductibles.
Dans un article
précédent, nous avions signalé
les hypothèses d'un physicien et d'un biologiste
pour qui des états extrêmes de la matière,
dits de la "matière condensée",
pourraient faire émerger au sein de l'univers
des formes physiques capables de se répliquer
(et sans doute aussi de muter) sans faire appel, au
moins dans un premier temps, aux composés de
la chimie organique développés par la
vie biologique terrestre.
Les
recherches dont nous parlons ci-dessous, ayant donné lieu
à un article publié par les Physical Review Letters
[voir référence en bas de cette page] vont encore
plus loin. Elles sont présentées comme une véritable
révolution théorique (theoretical breakthrough).
Bien que menées principalement aux Etats-Unis, signalons
qu'elles impliquent aussi des physiciens français.
De
quoi s'agit-il ?
Les scientifiques
présentent ici un modèle théorique. Mais s'ils
n'ont pas réalisé de dispositif expérimental
concret qui permettrait de tester leurs idées, ce modèle,
comme on le verra, pourraît être mis à l'épreuve
dans des conditions accessibles. Nous sommes donc loin des théories
mathématiques non testables qui foisonnent dans la physique
et la cosmologie théorique, autour notamment de la théorie
des cordes.
Selon
les auteurs, en utilisant un rayon laser de très forte intensité
et un accélérateur linéaire de 3218 mètres
de long (2 miles), il serait possible de créer quelque chose
à partir de rien. Leurs équations montrent comment
un flux d'électrons hautement énergétiques
propulsé par un puissant laser pourrait faire apparaître
la matière et l'antimatière inclues dans ce que les
physiciens nomment "le vide", faute d'autre terme plus
adéquat. Ce vide est si peu vide que dissocié par
le rayon laser mentionné, il peut générer des
paires de particules et d'antiparticules, c'est-à-dire de
la matière à proprement parler.
Rappelons
que les électrons de haute énergie sont ceux émis
par une source elle-même très énergique, par
exemple une lampe à arc comparée à une lampe
de poche. Quant au laser, "Light Amplification by Stimulated
Emission of Radiation" il s'agit d'une source émettant
une lumière monochromatique, très directionnelle et
dont les faisceaux sont quasi parallèles. On peut la guider
sur de longues distances et la concentrer (grâce à
des lentilles ou tout autre dispositif analogue) pour obtenir de
très grandes puissances.
Igor
Sokolov, l'un des auteurs de l'article et responsable de la recherche,
annonce qu'il est dorénavant possible de calculer comment
plusieurs centaines de particules peuvent être produites à
partir d'un seul électron. On suppose que c'est ce qui se
passe dans l'univers autour des pulsars et des étoiles à
neutrons. Pour comprendre cela, écrit Sokoloff, il faut se
persuader que le vide, ou le rien, ou le néant, n'est pas
vide. Comme l'avait prédit le physicien théoricien
Paul Dirac, il résulte d'une combinaison très dense
de matière et d'antimatière, de particules et d'antiparticules.
Les
particules composant l'antimatière ont des charges opposées
à celles des particules jouant le même rôle dans
la matière. La matière comprend les protons, positifs,
et les électrons, négatifs. L'antimatière comprend
donc les antiprotons, négatifs, et les antiélectrons
(ou positrons), positifs. On trouve aussi des particules d'antimatières
de charge nulle (par exemple les antineutrons). Dans le modèle
standard des particules élémentaires, à chaque
particule correspond une antiparticule. Une particule élémentaire
de charge nulle peut être sa propre antiparticule : c'est
le cas du photon. Les particules de matière et d'antimatière
s'annihilent lorsqu'elles entrent en contact dans les conditions
ordinaires. Elles sont alors intégralement converties en
énergie radiative (deux photons) suivant le total des masses
en interaction (conformément à la formule E=mc2)
Dans
le vide de Paul Dirac, la densité des particules et antiparticules
est considérable. On ne peut les distinguer les unes des
autres car leurs effets observables, tenant notamment à leurs
annihilations, s'additionnent. Par contre, dans un fort champ électromagnétique,
leurs annihilations, correspondant à la création de
vide, peuvent être la source d'émission de nouvelles
particules observables, des photons gamma de très haute énergie,
pouvant produire des électrons et positrons supplémentaires.
Une
expérience conduite dans un accélérateur de
particule à la fin des années 1990 avait permis de
générer des photons gamma et quelques paires électron-positron
occasionnelles, à partir du vide. En s'appuyant sur ces résultats,
les nouvelles équations proposées par les chercheurs
montrent comment un fort champ laser pourrait provoquer la création
d'un plus grand nombre de particules que celles injectées
dans l'accélérateur.
Si,
selon Sokolov, un électron peut se transformer en 3 particules
dans un très court laps de temps, cela prouve qu'il n'est
pas un électron tel que défini par la théorie
actuelle. Selon cette dernière, il serait condamné
à rester un électron quoi qu'il arrive. Ce qui ne
serait plus le cas en application des équations proposées,
puisque un électron à forte charge électrique
se révèlerait composé de trois particules additionnées
d'un certain nombre de photons.
Des
retombées philosophiques considérables
Les
chercheurs ont proposé de développer un instrument
permettant de mettre ces équations en applications à
très petite échelle. Il s'agirait d'un laser de type
HERCULES (University of Michigan Center for Ultrafast Optical Science)
considéré en 2008 comme le plus puissant du monde.
Il devrait être associé à un accélérateur
de particules tel que celui dont dispose le Standford Linear Accelerator
Center (ou SLAC National Accelerator Laboratory).
Comme
son nom l'indique, unaccélérateur linéaire
accélère les particules dans un très long couloir
et non dans un cercle, comme le fait le LHC européen. Le
projet d'un tel très grand accélérateur linéaire
a été présenté par les physiciens des
particules. Mais, pour le réaliser, il faudrait réunir
un consortium d'Etats qui n'a pas pu encore être constitué
(le soutien aux banques étant sûrement considéré
d'une toute autre urgence).
Quoi
qu'il en soit, bien qu'elle soit de bien moindre coût, l'installation
proposée par les auteurs de l'article n'est pas actuellement
prévue. Elle pourrait cependant avoir des applications industrielles
nombreuses, notamment dans le domaine de fusion atomique par confinement.
Mais si les résultats des expériences confirmaient
les hypothèses théoriques, ses retombées en
physique théorique et même dans la perception philosophique
de l'univers seraient d'une toute autre importance.
Une réponse pourrait enfin être apportée à
la question des origines de l'univers: comment le Tout a-t-il pu
provenir de Rien ?
Nous
allons présenter prochainement dans ces colonnes le dernier
ouvrage du physicien Etienne Klein qui aborde cette question: («Discours
sur l'origine de l'univers», Flammarion. 2010). Il y montre
comment les croyances traditionnelles concernant le Big Bang sont
actuellement profondément remises en cause et actualisées.
Resterait cependant à démontrer expérimentalement
comment du vide, ou plutôt du plein initial, pourrait provenir
la matière ordinaire, celle dont nous sommes tous composés,
celle dont d'éventuels entités vivantes extraterrestres
pourraient sans doute aussi être composées.
Dans ce cadre,il serait également possible d'imaginer comment
pourraient apparaître et se développer, éventuellement
dans notre propre galaxie, des mondes faits entièrement d'antimatière.
C'est
pour répondre à de telles questions qu'il apparaît
urgent de mettre en place le dispositif suggéré par
les auteurs de l'article, même si seraient alors exigées
des dépenses de quelques millions de dollars.
Pour
en savoir plus sur les auteurs:
* Igor Sokolov, Space Physics Research Laboratory, University of
Michigan, Ann Arbor, Michigan 48109, USA
* Natalia Naumova, Laboratoire dOptique Appliquée,
UMR 7639 ENSTA, Ecole Polytechnique, CNRS, 91761 Palaiseau, France
* John Nees, Center for Ultrafast Optical Science and FOCUS Center,
University of Michigan, Ann Arbor, Michigan 48109, USA
* Gérard Mourou, Institut de la Lumière Extrême,
UMS 3205 ENSTA, Ecole Polytechnique, CNRS, 91761 Palaiseau, France
Références
Phys. Rev. Lett. 105, 195005 (2010) Pair Creation
in QED-Strong Pulsed Laser Fields Interacting with
Electron Beams
http://prl.aps.org/abstract/PRL/v105/i19/e195005
Voir aussi http://ns.umich.edu/htdocs/releases/story.php?id=8167
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