A propos du film "The
social network"
Christophe Jacquemin - 28/11/2010

A
propos du film de David Fincher "The social network"
qui raconte la naissance du réseau social Facebook,
signalons l'excellent
article "Generation Why" [Génération
pourquoi] paru récemment en anglais dans la
"New York Review of books" sous la plume
de la jeune écrivain britannique Zadie Smith.
Je
ne traduirai pas l'ensemble de l'article (qui est
très long), mais soulignerai ici certains passages
en relation avec les thèmes que nous avons
souvent développés sur notre site Automates
Intelligents.
Comme Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, mais
neuf ans après lui, Zadie Smith a été
étudiante à Harvard. Au long de son
article, elle explique ressentir une espèce
de malaise devant le monde qu'est en train de fabriquer
sa génération. Pour expliquer ce malaise,
elle s'appuie notamment sur le contenu de livre "You
are not a gadget" de Jaron
Lanier, programmeur hors pair et pionnier de la
réalité virtuelle.
Incisif et court, cet ouvrage sintéresse
à la façon dont les gens se réduisent
pour faire deux-mêmes une description
informatique qui leur semble la plus appropriée.
Les systèmes dinformation",
écrit Lannier, "ont besoin dinformation
pour fonctionner, mais linformation sous-représente
la réalité.
Ainsi, pour cet auteur [et pour Zadie Smith], il est
important de rappeler qu'il n'existe pas de parfait
équivalent informatique à ce quest
une personne. "Dans la vie, nous en sommes tout
à fait conscients, mais dès quon
est en ligne, on loublie facilement (...). Dans
Facebook, comme dans tous les autres réseaux
sociaux, la vie devient une base de données.
Et cest une dégradation fondée
sur une erreur philosophique : la croyance que les
ordinateurs daujourdhui puissent représenter
la pensée humaine ou les relations humaines".

Pour
Zadie Smith, chacune et chacun connaît et sent
instinctivement les conséquences de cette réalité.
"Chacun sait quavoir deux mille amis sur
Facebook, ce nest pas comme dans la vraie vie.
Chacun sait qu'il utilise le logiciel pour se comporter
vis-à-vis de ses "amis" dune
manière qui est particulière et superficielle.
Chacun sait ce qu'il fait "dans" le logiciel.
Mais sait-il, est-il prévenu de ce que le logiciel
lui fait ? Est-il possible que ce que les gens se
disent en ligne finisse par devenir leur vérité
?"
Et Zadie Smith d'ajouter : "Ce que Lanier, qui
est un expert en logiciel me révèle,
moi qui est idiote en la matière, est sans
doute évident pour tout expert en informatique
: le logiciel nest pas neutre. Différents
logiciels portent en eux différentes philosophies
et ces philosophies, dans la mesure elles sont ubiquitaires,
deviennent invisibles.
C'est
pour notre part ce que nous appelons un système
anthropotechnique, terme dont nous avons souvent parlé
dans nos colonnes : un superorganisme unissant des
humains à des techniques soumises à
des processus évolutionnaires rapides, lesquels
échappent globalement à la commande
voire à la perception de ces humains. Autrement
dit, nous sommes aujourd'hui instrumentalisés,
plus ou moins à notre insu, par l'utilisation
de certains outils ayant une vie propre que nous ne
pouvons finalement commander et qui nous modifient.
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Le
logiciel n'est pas neutre... Un exemple : Powerpoint
Pour mieux illustrer le propos "le logiciel
n'est pas neutre" cité de l'article
de Zadie Smith (qui reprend ici une citation
du programmeur Jaron Lanier, pionnier de la
réalité virtuelle), évoquons
le logiciel Power Point, aujourd'hui utilisé
par près de 500 millions de personnes.
Pourquoi choisir dans le développement
de notre article ce logiciel plutôt qu'un
autre ? Parce qu'apparu en 1987, nous avons
aujourd'hui tout le recul permettant de constater
les usages induits désormais auprès
des utilisateurs.
Rappelons
qu'aujourd'hui, qu'il s'agisse de vendre un
projet, de faire une conférence, de répondre
à un appel d'offres ou simplement "d'échanger"
entre collègues, partenaires, fournisseurs
ou clients, tout passe aujourd'hui par des diapositives
(slides) réalisées sous ce logiciel.
Mais s'agit-il vraiment d'échange ?
Pour des auteurs comme Franck Frommer, qui a
publié en octobre dernier l'ouvrage "La
pensée powerpoint - Enquête sur
ce logiciel qui rend stupide" (Editions
La Décourerte), ce logiciel a entraîné
un nivellement par le bas de la réflexion,
en simplifiant à outrance les idées,
en les formatant, en figeant la réflexion
et en transformant la moindre réunion
en spectacle.
"Dans sa nature même, PowerPoint
a un côté story-board, découpé
en séquences. C'est un logiciel très
linéaire où tout paraît
très simple, très schématique.
Les cadres limitent l'expression, d'autant que
le contenu doit être lisible du fond de
la salle. On met des verbes à l'infinitif,
comme des injonctions, et on fait des listes,
écrites de plus en plus petit pour hiérarchiser
les idées, et l'information est diluée
(...) Ce que je veux dire, c'est que la forme
sous laquelle on exprime des idées altère
nécessairement ces idées. PowerPoint
n'est pas un outil innocent. C'est un outil
de vente. Il sert à convaincre. Pour
des vendeurs, d'ailleurs, c'est un outil parfait,
il est fait pour eux, et je dis cela sans aucun
reproche", explique Franck Frommer.
(...) PowerPoint a servi à imposer
de véritables modèles de pensée
issus du monde de linformatique, de la
communication et des consultants. Des modèles
quon voit se diffuser à lensemble
des activités sociales, distillant une
novlangue particulièrement indigente
qui tend en effet à nous rendre tout
simplement... stupides. Pour
l'auteur, PowerPoint a élaboré
une "grammaire visuelle qui représente
et façonne des modèles d'organisation
pour les entreprises du monde entier".
Arme privilégiée des consultants
de tout poil, c'est par exemple le logiciel
idéal pour noyer le poisson quand sont
annoncés restructurations et licenciements,
comme en témoigne notamment dans le livre
un cadre en Ressources Humaines.
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Cette
digression étant faite, revenons aux propos
de Zadie Smith. Pour elle, la question à se
poser est celle de savoir quelle philosophie est inscrite
dans Facebook.
Elle insiste notamment sur lapplication "Open
Graph" présente dans le système
depuis 2008, permettant de voir en un instant tout
ce que nos amis sont en train de lire,
de regarder ou de manger, dans le but de pouvoir faire
comme eux. Pour elle, il y a dans la philosophie de
Facebook la crainte générationnelle
de ne pas être comme les autres, une crainte
de ne pas être aimé.
Quand
un être humain devient un ensemble de données
sur un site comme Facebook, il est réduit.
Tout rapetisse. La personnalité. Les amitiés.
La langue. La sensibilité. Dans un sens, cest
une expérience transcendante : on perd nos
corps, nos sentiments contradictoires, nos désirs,
nos peurs.
Avec
Facebook, poursuit Zadie Smith, Zuckerberg semble
vouloir créer une sorte de Noosphere, un Internet
avec un seul cerveau, un environnement uniforme dans
lequel il nimporte vraiment pas de savoir qui
vous êtes, du moment que vous faites des choix
(ce qui signifie, au final, des achats). Si le but
est dêtre aimé par de plus en plus
de gens, tout ce qui est inhabituel chez quelquun
doit être atténué. Facebook serait
une nation sous format.
Mais,
reconnaît Zadie Smith, jai peur de devenir
nostalgique. Je rêve dun web qui nourrisse
un genre dêtre humain qui nexiste
plus. Une personne privée, une personne qui
reste un mystère aux yeux du monde et
ce qui est plus important encore à ses
propres yeux. La personne mystère : cest
une idée de lhumain qui est certainement
en train de changer, qui a peut-être déjà
changé.
Ne
devrions-nous pas faire la guerre à Facebook
? se demande-t-elle. Tout y est réduit aux
proportions de son fondateur. Cest bleu, parce
quil savère que Zuckerberg est
daltonien. On peut poker parce que cela permet aux
garçons timides de parler aux filles dont ils
ont peur. On donne des informations personnelles parce
que Mark Zuckerberg pense que lamitié,
cest léchange dinformations
personnelles. Facebook est bien une production de
Mark Zuckerberg. Nous allons bientôt vivre en
ligne. Ca va être extraordinaire. Mais à
quoi va ressembler cette vie ? Regardez cinq minutes
votre mur Facebook : est-ce que ça ne vous
semble pas, tout à coup, un peu ridicule ?
Votre vie réduite à ce format ?
"Le
principal argument des addicts à Facebook est
celui-ci : ce réseau m'aide à rester
en contact avec des gens qui sont loin... Mais les
emails ou Skype le permettent aussi, et ils ont le
grand avantage de ne pas vous forcer à interagir
avec l'esprit de Mark Zuckerberg... "
En
conclusion, et pour Zadie Smith, "The Social
Network" nest pas le portrait cruel dune
personne réelle qui sappelle Mark Zuckerberg.
Cest en fait le portrait cruel de nous tous
: 500 millions de victimes consentantes, emprisonnées
dans les pensées insouciantes dun étudiant
de Harvard.
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